L'ETHNOMETHODOLOGIE COMME CRITIQUE DU DISCOURS SCIENTIFIQUE

Ce n'estpas seulement comme sociologie là, que gît, pour moi, le seul intérêt majeur de l'ethnométhodologie.
C'est essentiellement, par son caractère de rupture épistémologique que j'ai été amené à m'intéresser à l'ethnométhodologie de Garfinkel.

Rupture épistémologique, l'expression pourrait paraître trop forte, il n'en est rien. Si l'on considère que d'abord, avec Garfinkel naît la science contemporaine qui couvre comme sphère les sciences sociales, les sciences historiques, les sciences humaines.

Avec Garfinkel, nous avons l'avènement de l'ère du soupçon.

En effet, en premier lieu, Garfinkel remet en cause le champ même de l'observation traditionnelle.

Nous le savons, depuis Aristote, toute science est d'abord une classification, une taxinomie de ses objets d'études.

Avec Garfinkel, il me semble que la notion même de classification serait remise en cause. En particulier, la critique qui serait adressée au marxisme qui consisterait à dire que le membre d'un corps social ne se définit pas en fonction de son rôle et de sa place dans l'échelle de production.

Au contraire pour Garfinkel, comme pour Sartre auparavant, le sujet humain peut chaque matin remettre en cause son appartenance à une classe sociale.

De plus, pour Garfinkel, il n'existerait pas de grandes lois sociales, auxquelles le sujet se trouverait soumis malgré lui, sans s'en rendre compte, à ses dépens, contre son gré.

En effet, Garfinkel a insisté sur le fait que l'ancienne sociologie, comme la sociologie classique contemporaine considérait trop souvent le sujet humain comme un idiot culturel. Et cette notion d'idiot culturel est d'autant plus importante qu'elle laisse entendre que la construction permanente des interactions au sein du groupe ne peut se faire que dans la mesure où le sujet social en est pleinement conscient et découvre le groupe dans ses desseins comme dans ses projets de façon qui lui est transparente.

Quelque part chez Garfinkel, le sujet humain est pleinement conscient, complice, participant, agent du lien social.

Outre, cette remise en cause du champ d'observation de la sociologie traditionnelle, Garfinkel opère une révolution en remettant en cause la place de l'observateur.

En effet, et c'est là, que l'expression : "l'ère du soupçon" prend tout son poids.

L'ethnométhodologie insinue que les mobiles et les motifs principaux qui font agir le sociologue lui-même dans sa terminologie, dans ses pratiques, c'est essentiellement d’avoirpour objectif premier d'être reconnu par ses pairs dans une communautéscientifique, comme sociologue avec tout le sérieux dû à son rang.

Et donc, quelque part, il est peut-être prêt à faire, comme ce faux savant anglais JONES qui a inventé huit cent et quelques faux procés verbaux d'observations consignants des expériences sur des vrais jumeaux pour pouvoir développer des thèses racistes s'appuyant sur des fausses données génétiques ou biologiques.

La pratique même d’un langage spécialisé, obscur aux profanes serait la condition sans laquelle cette maîtrise interdirait que l'on soit reconnu dans cet espèce de cercle d'initiés que devient tout de suite le groupe d'études sociologiques.

Il s'ensuit qu'en sciences humaines, deux soupçons peuvent être portés à l'encontre de l'observateur.

Le premier soupçon seraitque l’observateurinterprète le résultat de ses travaux par avance, selon un modèle, un stéréotype qui serait admis par ses pairs de la communauté scientifique, d'une part, et d'autre part, que ce savant-là userait de façon implicite d'une stratégie décrite sous le nom de cercle herméneutique qui consisterait à découvrir par ces conclusions ce qui était auparavant inclus dans les prémisses et dans le modèle fondamental, ancien, caché qui présidait au commencement même de l’observation, aux approches de la recherche.

Sous cette double accusation, l'ethnométhodologie me paraît effectivement une révolution épistémologique, puisque ce n'est pas simplement la place de l'observateur qui est mise en cause mais également ses méthodes, ses pratiques, sa terminologie.

Et quelque part, le sociologue savant dans son statut n'a pas meilleur rôle que tous ceux qui sont en sciences humaines des chercheurs faisant autorité.

*Toute proposition en science humaine est inductive donc susceptible d'être remise en cause.

*Le savant-et pas seulement le sociologue- tient à garder la bonne opinion et l'estime de la

communauté scientifique en construisant à partir d'exemples particuliers pris dans son domaine d'études une classification et donc une taxinomie des faits en procédant toujours par induction abusive que la sphère des sciences humaines ne lui permettra pas de vérifier en ayant recours à l'expérience.

*Quittant le strict domaine de l'observation et de la classification, le savant va poursuivre ses travaux en forgeant des catégories qui établiront sa réputation voire sa renommée.

L'ethnométhodologie devient la critique radicale de cette attitude scientifique qui frôle l'imposture.

Elle propose donc de dévoiler les artifices et les procédures que risque trop souvent d'utiliser le scientifique pour :

- cerner l'objet dont il parle,

- en devenir le spécialiste aux yeux de tous,

- tenter de sauver l'arbitraire de ses interprétations des faits par la justesse et la richesse de ses observations,

- poursuivre dans l'erreur en forgeant des outils théoriques qui n'ont d'intérêt que dans le parti pris de sa recherche.

Ainsi le spécialiste des religions inventera "l'homo théologicus"

De la même façon Bruno Bettelheim s'est rendu célèbre aux Etats-Unis comme psychanalyste pour avoir déclaré que les enfants autistes constituaient un cas particulier qui ne pouvait entrer dans la catégorie des psychoses. Ainsi innovant par rapport à tous ses prédécesseurs, il affirmait qu'il fallait traiter de l'autisme dans le champ de l'épistémologie freudienne : L'autisme était donc une névrose !(15)

Aujourd'hui les généticiens affirment avoir isolé dans le génome humain des indicateurs caractéristiques de l'autisme, mettant ainsi fin à de nombreuses années de spéculations plus brillantes les unes que les autres, de Françoise Dolto à Maud Mannoni.