QUATRIEME CHAPITRE

LA RATIONALITE SCIENTIFIQUE
 
 

Science sans essence

On pourrait croire que cette vision essentialiste des choses ne fait plus d'adeptes au XXème siècle, et moins encore dans le domaine de la philosophie des sciences. Pierre Duhem fut parfois considéré comme une exception isolée. I1 n'en reste pas moins vrai qu'il renoue avec la tradition aristotélicienne et scolastique et que ses arguments doivent être discutés.

Duhem n'a pas suivi les courants de pensée majoritaires de son temps. I1 n'adhère pas complètement aux théories de Maxwell et s'oppose à une certaine vision de la chimie thermodynamique. C'est dire s'il s'oppose à la science officielle. Ses idées politiques et religieuses ont contribué à sa mise à l'écart. I1 était en effet catholique pratiquant et royaliste.

De même qu'Aristote s'est opposé aux Eléates et aux Mégariques, Duhem s'est opposé aux atomistes et aux mécanistes. Les questions que Duhem pose à la science sont celles que poserait n'importe quel aristotélicien. I1 conçoit l'univers comme hiérarchisé, relevant de la quantité mais aussi de la qualité. I1 a redécouvert la tradition scolastique scientifique du Moyen Age et considère que l'aristotélisme, pour imprégné qu'il soit de théologie, n'en reste pas moins paien.

Duhem ne pense pas que les théories physiques aient une valeur explicative ; il estime qu'elles ne sont pas autre chose qu'un instrument ne permettant pas d'atteindre le réel. En effet la science atteint bien un aspect de l'univers, celui de la quantité, mais ne saurait rendre compte de son aspect qualitatif. Dans une certaine mesure, il est instrumentaliste puisqu'il pense qu'une théorie physique ne débouche ni sur une métaphysique ni sur une ontologie. La science ne décrit pas vraiment le réel mais est le résultat d'une construction symbolique mathématique.
 
 

Le rationalisme critique

Selon Popper, l'instrumentalisme est d'origine religieuse. Dire que les théories physiques ne sont que des hypothèses mathématiques, revient à laisser une place à la révélation divine pour comprendre le monde. Duhem illustre parfaitement cette attitude, mélange de positivité et de religiosité.

De fait l'instrumentalisme ne nie pas les essences ou les définitions universelles. I1 affirme simplement qu'elles ne sont pas l'objet de la science et qu'il s'agit de questions métaphysiques dont le savant n'a pas besoin de s'occuper.

Popper, au contraire, affirme que la science décrit bien le réel, qu'elle indique véritablement les propriétés des choses et enfin qu'elle énonce des lois universelles. On peut alors se demander comment cette science, fondée sur des lois universelles, parvient à atteindre l'individuel concret. C'est à cette question qu'Aristote a tenté de répondre en posant l'essence comme moyen terme entre l'universel et l'individuel.
 
 

Le rejet de l'empirisme

Nous avons vu que Popper était résolument anti-empiriste. Ce n'est donc pas à partir de l'expérience que l'on élabore une loi. I1 préconise au contraire une méthode hypothético-déductive . on envisage d'abord une hypothèse ce qui permet dans un deuxième temps d'effectuer des expériences pour corroborer ou infirmer la théorie. Mais la théorie prétend à l'universalité (quoiqu'elle ne prétende plus à la vérité), ce qui la rend facilement réfutable. Quel lien y a-t-il donc entre cet universel et une observation empirique particulière ?

Rechercher l'ouverture aussi souvent que possible conduit à abandonner la solution de l'essence ou de la quiddité, à refuser l'existence d'une qualité universelle. Ce refus conduit à la négation de la condition nécessaire et suffisante (nous avons vu en effet au chapitre précédent que l'essence était la condition nécessaire et suffisante de la substance). Cette négation implique à son tour le renoncement au déterminisme, dans la mesure où ce dernier est logiquement inséparable de la notion, non pas de cause, mais de condition nécessaire et suffisante. Dans L'univers irrésolu, Popper discute longuement l'hypothèse déterministe qu'il finit par rejeter. Ses arguments sont passablement différent, mais il nous suffit ici de retenir que sa conception est cohérente.
 
 

La science de l'individuel

En un certain sens, Popper admet qu'il existe des attributs essentiels l'observation d'un cas particulier est essentielle à une loi universelle. Autrement dit, l'expérience est une condition nécessaire à la validité de la loi. La réciproque n'est pas vraie, une ou plusieurs expériences ne sont pas suffisantes pour assurer la validité d'une loi. On peut même considérer qu'une observation n'implique pas la présence d'une loi. En d'autres termes, Popper reconnaît la légitimité de la condition nécessaire mais tend à refuser l'existence d'une condition nécessaire et suffisante.

Si tel est bien le cas, cela semble impliquer l'unicité absolue de toute chose ou de tout événement. En effet, du point de vue de la logique, une chose équivalente à une autre en est la condition nécessaire et suffisante. Nier cette dernière revient à nier qu'une chose puisse être équivalente à une autre.

Mais alors, si on comprend bien que Popper rejette absolument l'induction, on comprend mal quelle est la portée d'une science qui traite universellement de situations uniques. En effet, si Popper admet qu'il existe des similarités il refuse l'idée qu'une situation puisse se reproduire exactement. En même temps, il reconnaît que la science, si elle est universelle, ne traite pas de l'universel mais du particulier. I1 est donc, là encore, en opposition avec Aristote. Mais quel est donc le lien qui permet de passer de l'universel au particulier ?
 
 

La pluralité des mondes

Popper propose une solution qui peut paraître simpliste si on ne prend pas garde qu'il a soigneusement nié les essences. Dans L'univers irrésolu, il écrit : nous avons besoin, tout au moins, de l'ouverture causale de ce que. je vais appeler le Monde 1 vers un Monde 2, et de l'ouverture causale du Monde 2 vers un Monde 3, et vice versa (166).

Le Monde 1 correspond globalement au monde de la physique, à ce que le bon sens appelle le réel.

Le Monde 2 désigne l'ensemble des opérations de l'esprit.

Le Monde 3 regroupe les productions de l'esprit humain (167).

Ce serait une grave erreur que de voir dans cette pluralité des mondes un retour voilé vers une forme de platonisme. En effet, il y a une grande différence entre le monde des Idées, des essences et celui des productions de l'esprit humain. Le premier est indépendant de l'homme (chez Platon les Idées sont non seulement indépendantes de l'homme mais aussi séparées, à la différence des essences). Le second est posé par Popper comme existant, comme réel et autonome. A tel point qu'il y a des interactions entre le Monde 3 et le Monde 1(168).

166 : Karl Popper, L'univers irrésolu, Hermann, 1984, p. 93.

167 : ibid. p. 94.

168 : ibid. p. 98.
 
 

Les lois des lois

Le monde des productions de l'esprit humain obéit à des lois propres qui sont objectives. Le célèbre théorème de Gödel est un exemple de loi objective régissant l'arithmétique (169). Autrement dit, les lois crées par l'homme (comme les mathématiques) obéissent à leur tour à des lois objectives. Certes, l'homme peut décider de changer les lois qu'il a crées, mais les lois des lois, quant à elles, ne sont pas modifiables.

Nous demandions plus haut comment la théorie de Popper permettait de passer de l'universel au particulier. La réponse nous est fourni par l'existence de ce Monde 3, qui est en interaction avec le Monde 1, celui de la physique. Refusant les Idées et les essences, Popper propose une solution originale pour expliquer comment, par le truchement de l'homme, l'universel peut être instancié dans le particulier. Cette solution évite néanmoins le subjectivisme que Popper a fréquemment attaqué. En effet, si c'est bien par le truchement humain que la loi devient particulière, il n'en demeure pas moins vrai qu'elle a aussi une réalité objective.

La démarche de Popper, très originale, conduit donc à l'élaboration d'une philosophie générale qui ne repose ni sur des définitions universelles, ni sur des essences et qui pourtant évite l'écueil du scepticisme. De plus, c'est grâce à un tel refus que Popper peut envisager non seulement une science ouverte, mais aussi une société, puis un univers, ouvert.
 
 

169 : ibid. p. 105.