TROISIEME CHAPITRE

CRITIQUE ETHNOMETHODOLOGIQUE DE LA PHILOSOPHIE ANALYTIQUE
 
 

La toile de fond

André Siegfrid avait coutume de commencer son cours d'histoire par un tonitruant Messieurs, l'Angleterre est une île ! Un demi siècle plus tard, Kolakowski commence sa volumineuse histoire du marxisme par une phrase mise en exergue : Marx était un philosophe allemand (35) Manière comme une autre de rappeler des évidences, de se situer par rapport à un sujet. Quand on parle de Garfinkel, force est de commencer par une évidence du même type

Garfinkel est un sociologue américain. Les implications de cette situation sont multiples.

Garfinkel prend place dans un débat très américain qui met aux prises les tenants d'une analyse du langage, ceux d'une analyse du comportement et ceux d'une analyse des structures. Même si Garfinkel n'en parle pas explicitement., il se sert de cet arrière plan, supposé connu par ces lecteurs, comme d'un non-dit, pour s'en démarquer. Un peu comme au théâtre, le décor, même si on n'y fait guère attention, permet de faire ressortir le jeu des acteurs. L'ethnométhodologie, même si elle ne le mentionne pas explicitement, se propose d'être une critique de l'approche analytique, véritable fer de lance de la pensée universitaire américaine.

En France nous avons la phénoménologie, Nietzsche et Hegel. Ces trois mots sont à peu près vide de sens dans les départements de philosophie américain. Ils sont beaucoup plus connus dans les départements d'histoire, en particulier en histoire des idées ou en littérature. Les philosophes préfèrent se référer à des auteurs comme Frege, Russell, Wittgenstein, Austin etc. En présentant son point de vue, Garfinkel n'a pas reçu d'objections formulées dans l'optique du matérialisme historique mais dans celle de l'idéologie dominante, c'est-à-dire la philosophie analytique.

Une telle situation n'est évidemment pas faite pour faciliter la compréhension de Garfinkel. A titre d'exemple, dans le monde anglo-saxon, Michael Dummett est aussi connu que Derrida en France. Seule différence : le second est abondamment traduit en anglais depuis longtemps tandis que le premier demeure largement inconnu. En France, tout ce qui, de près ou de loin, ressemble à une pensée etiquettée anglo-saxonne est mal vu : la philosophie analytique est considérée comme, sinon inaccessible, du moins limitée à des techniciens confirmés de la logique. Mais surtout, on lui reproche de ne pas s'occuper des vrais problèmes de la philosophie.

35 ; Leszek Kolakowski, Histoire du marxisme, p. 11, traduit de l'allemand par Olivier Masson, Fayard, Paris, 1987.
 
 

La préséance du langage

Qu'est-ce que la philosophie analytique ? Ce qui distingue la philosophie analytique., répond Michael Dummett, en ses divers aspects d'autres courants philosophiques, c'est en premier lieu la conviction qu'une analyse philosophique du langage peut conduire à une explication philosophique de la pensée, et en second lieu la conviction que c'est là la seule façon de parvenir à une explication globale (36) En clair, l'analyse du langage est la seule voie qui permette non seulement une clarification de la pensée mais qui aboutisse à une représentation cohérente du monde.

Cette vision introduit une rupture avec la philosophie classique qui considère que le langage n'est qu'une traduction de la pensée. Aristote, en particulier, estime que la pensée est extra-linguistique. Le langage n'est alors qu'un reflet de la pensée. I1 n'est pas question de l'étudier en tant que tel, il faut l'étudier pour accéder à la pensée. Au contraire, dans la philosophie analytique, il y a une préséance du langage sur la pensée (37).

Garfinkel radicalise encore le propos. I1 ne voit pas la nécessité de réserver au seul langage la préséance sur la pensée. I1 affirme donc que tous les actes quotidiens sont fondateurs du sens.

36 ; Michael Dummett, Les Origines de la philosophie analytique, traduit de l'allemand par Marie-Anne Lescourret, Gallimard, 1991, p. 13.

37 ; certains travaux récents prennent le contrepied de cette position et affirment que le langage ne peut être expliqué qu'à l'aide de concepts susceptibles d'être considérés indépendamment de leur expression linguistique. C'est notamment le cas de Gareth Evans dans The varieties of References.
 
 

Rhin et Danube

Contrairement à ce que croient la plupart des philosophes anglo-saxons, la philosophie analytique n'est pas anglo-saxone. Michael Dummett, en cherchant ses ancêtres, découvre qu'ils sont de langue allemande pour la plupart. En d'autres termes, la philosophie anglaise ou américaine est d'origine allemande ou autrichienne, au même titre que la philosophie française d'après guerre. Paradoxe ? Pas tout à fait. Si on veut bien accepter que Frege est le grand père de la philosophie analytique tout s'éclaire. Frege et Husserl, affirme Michael Dummett, sont à l'origine de deux courants philosophiques fondamentalement différents... ils ne sont pas profondément opposés mais plutôt ils ont deux pensées d'orientation tout à fait analogue malgré nombre d'intérêts divergents. On pourrait les comparer avec le Rhin etle Danube qui naissent à proximité l'un de l'autre, font un bout de chemin parallèle, coulent ensuite dans des directions totalement différentes et finissent par déboucher dans des océans différents (38).

38 : Dummett, op. cit. p. 44
 
 

L'analyse du sens

Quel est donc l'obstacle qui les a éloignés ? Leur analyse du sens. En d'autres termes, Husserl, en étendant la notion de sens à tous les actes mentaux, rend impossible le tournant linguistique. Au contraire, Frege, Wittgenstein et leur filiation admettent que le sens dépend de son expression linguistique.

Qu'est-ce que le sens ? Cette connaissance du sens articulé sur un mot ou une expression complexe, consiste à déterminer les conditions auxquelles une proposition, intervenant dans cette expression, est vraie (39). A la question qu'est-ce qui donne son sens à une proposition ?, on pourrait répondre : Le fait que les locuteurs la comprennent en ce sens. Pour la question connexe : En quoi consiste cette compréhension de la proposition par les locuteurs ?, la réponse est : Cela consiste en ce qu'ils regardent la valeur de vérité de la proposition comme correctement déterminée ; ou bien : Cela consiste en ce qu'ils considèrent que la proposition exacte doit être remplie pour que la proposition soit vraie (40). En clair, chez Frege, la compréhension, le sens, repose sur le concept de vérité. Globalement, sa descendance fera dépendre le sens de la vérité ou vice versa.

En refusant d'enfermer le sens dans le concept de vérité, Garfinkel se montre donc totalement hérétique. I1 ne nie pas l'importance de la démarche logique pour éclaircir des conditions de vérités, mais il refuse le totalitarisme de la démarche. Et ce pour deux raisons. Raisonner, prouver, démontrer, sont d'abord des actions sociales avant d'être le fruit d'esprits désincarnées. Ensuite, les conditions de vérités ou de sens sont le résultat d'un consensus. Dans certains villages, la vérité découle d'un discours logique, dans d'autres, elle passe par d'autres règles.

39 : Michael Dummett, op. cit. p. 22.

40 : Michael Dummett, op. cit. p. 24
 
 

Le rejet du psychologisme

Pour s'épanouir, le courant analytique devra faire une conquête supplémentaire : expulser les pensées hors de la conscience (41). Chez Frege, par exemple, les pensées sont objectives tandis que les représentations ne le sont pas. Cette position entraîne le rejet du psychologisme : si 1a pensée n'appartient pas au contenu de la conscience, elle ne peut pas être décomposée, par analyse, en éléments du contenu de la conscience (42). En conséquence, les concepts et les propositions doivent être anlysés pour eux-mêmes et non pas en fonction d'une intention psychologique.

Une fois l'étape initiale franchie par Bolzano, suivi de Frege, Meinong et Husserl, et par laquelle les pensées sont expulsées du monde intérieur des phénomènes de la conscience, la deuxième étape, la conception suivant laquelle les pensées ne sont pas seulement traduites mais sont également produites par le langage est pratiquement inévitable...

Brentano peut légitimement être considéré comme un des ancêtres du courant analytique actuel. En même temps, certaines de ses thèses ont inspiré Husserl et, à travers lui, la phénoménologie. En d'autres termes, l'opposition habituelle entre philosophie anglo-saxonne et philosophie continentale n'est peut-être pas si absolue qu'on veut bien le dire.

L'analyse que propose Bolzano des actes psychiques est assez révélatrice. Dans sa thèse positive la plus célèbre, écrit Dummett, Brentano soutient que les actes de conscience sont caractérisés par leur intentionnalité, ce qui signifie qu'ils sont orientés vers des objets extérieurs : on a peur "de" quelque chose, l'on se réjouit "de" quelque chose, et l'on ne peut tout simplement avoir peur ou se réjouir. C'est là, selon Brentano, ce qui distingue un acte psychique d'un acte physique. Un acte physique peut certes avoir un objet - comme par exemple lorsque je donne un coup de pied à un ballon -, mais qu'il ait cet objet est un fait qui lui est extérieur en tant qu'acte physique, car il aurait été exactement le. même jusqu'au moment du contact s'il n'y avait pas eu de ballon. L'objet n'a de lien interne qu'avec l'intention sous-jacente à l'acte. : si je n'avais voulu faire que le mouvement du coup de pied sans effet sur l'objet, j'aurais eu une autre intention (43).

Dans cette optique, l'analyse de Garfinkel est proprement révolutionnaire. I1 estime au contraire que le sens n'est pas réductible à son expression linguistique mais qu'il est au contraire créé à partir d'un support quelconque, qu'il soit linguistique ou non. I1 n'est donc pas possible d'analyser les concepts ou les propositions par eux-mêmes car ils ne constituent pas un monde séparé des conditions sociologiques qui leur ont donnné naissance. I1 est évidemment légitime de vérifier l'opérabilité d'un concept sans se préoccuper de son origine, de même qu'on peut faire un calcul mental chez le boulanger sans avoir tenir compte de l'éventuelle subjectivité des mathématiques. Notre travail obéit d'ailleurs à ce principe.

En défendant cette attitude, Garfinkel est beaucoup plus proche de Husserl que de la tradition anglo-saxone. I1 ne s'en cache d'ailleurs pas et n'hésite à reconnaître la proximité qui est la sienne avec la phénoménologie française.

41 : DUmmett, op. cit. p. 37.

42 : ibid, p. 39.

43 : ibid. pp. 46-47s