DEUXIEME CHAPITREL'INDEXICALITE
Etre membre
L'ethnométhodologie, de par l'axiome concernant l'indexicalité, remet en cause le langage. C'est non seulement la science habituelle qui est ainsi attaquée, mais c'est la possibilité même d'un discours vrai. Un chapitre précédent montrait comment l'évidence, fondement de tous nos raisonnements, ne repose pas sur autre chose que sur une croyance, sur un acte de foi. C'est dire l'importance du groupe social puisque qu'un acte de foi, dans son expression même, est un acte d'allégeance à un groupe, une façon de se faire reconnaître comme membre.
Une deuxième manière d'être membre passe par l'utilisation correcte d'un langage. Avant d'examiner tel ou tel langage particulier, nous considérerons le langage comme un ensemble de procédure. Il va de soi que, d'un point de vue ethnométhodologique, le langage n'est ni vrai ni faux, ni adéquat ni impraticable. En tant que procédure, il est essentiellement un ensemble de règles qui peuvent être modifiées à tout instant par n'importe quel membre.
C'est en effet le principe de la compétence unique qui autorise
1. L'utilisation des règles par le membre comme seul spécialiste susceptible de les appliquer correctement,
2. La modification à tout moment de ces règles sans avoir besoin d'une autre justification que le fait de le faire.
La question de savoir si l'on peut ou s'il faut faire confiance au langage semble, de prime abord, conduire à un diallèle. En effet, les termes de la question, et de l'éventuelle réponse, ne sont pensables que par le langage. Pour sortir de cette circularité, il faut donc adopter une confiance provisoire, à la manière dont Descartes adoptait une morale provisoire. On peut ensuite examiner à quelles conditions le langage est susceptible de mériter une confiance définitive.
Certes, l'expression confiance provisoire est paradoxale, le propre de la confiance étant précisément de ne pas être provisoire. Mais il ne s'agit ici que d'une foi accordée au langage le temps d'un éclaircissement. Le problème est en effet d'analyser les rapports que nous entretenons avec le langage afin de déterminer si notre confiance à son égard est nécessaire plus que possible.
L'armature du langage
Si Aristote a éprouvé le besoin de consacrer une partie de son Organon à des questions de langage, aux réfutations sophistiques, c'est que la confiance initiale, non questionnée, était ébranlée 26.
En montrant la variation, la relativité du sens et du langage lui
même, les sophistes (27) avaient réduit l'exercice de la pensée à un jeu dépourvu de règles fixes. I1 fallait donc, selon l'optique scientifique, universaliste, platonicienne d'Aristote, fixer des règles au langage pour pouvoir continuer à penser.
27 : Aristote : cf. De l'interprétation et les Analytiques I et II.
En particulier Protagoras et Gorgias. Bien sûr la vision caricaturale que Platon donne de ces deux penseurs n'est pas celle à laquelle nous faisons allusion ici. Bien au contraire l'ethnométhodologie reconnaît sa dette à leur endroit. Il est raisonnable d'admettre qu'ils avaient découvert le lointain ancêtre de l'indexicalité.
Mais, chez Aristote, la fixation du langage n'est pas seulement logique, elle est métaphysique dans la mesure où les catégories de l'Etre sont données par le langage(28). Une simple demande du respect de la logique aurait été parfaitement acceptable d'un point de vue ethnométhodologique. Si on oublie provisoirement leurs possibles applications, toutes les procédures se valent. Et celles proposées par Aristote avaient somme toute l'avantage d'être facilement assimilables. Mais à travers une procédure, le Stagirite met à l'oeuvre une métaphysique.
Les modes d'appréhension de l'Etre, s'ils ne sont pas strictement grammaticaux, relèvent néanmoins du langage. C'est pourquoi il était indispensable à la démarche aristotélicienne, tentant de penser l'Etre, de redonner une pleine confiance au langage. L'effort d'Aristote a donc consisté à révéler les lois du raisonnement et à exiger que le langage, d'une part respecte la structure de la logique et, d'autre part, respecte les genres les plus généraux de l'Etre.
L'unité brisée
Aristote allait donc lancer la question de la confiance au langage dans une double direction . celle de la logique, du formalisme et de l'éclaircissement de ses lois d'une part ; celle de l'adéquation du langage avec la réalité de l'Etre, d'autre part. Une telle dichotomie est le signe que 1"unité immédiate ressentie par les pré-socratiques est irrémédiablement rompue, comme est rompue la spontanéité de la confiance à l'égard du langage. Le simple fait de mettre en question la confiance est évidemment signe de méfiance. Et, paradoxalement, Aristote dans son effort de justification a révélé comment l'Etre pouvait être occulté par le langage.
Aristote refuse en effet l'existence d'un monde idéal de type platonicien séparé du monde sensible. I1 affirme que la quiddité d'une chose est contenue dans la chose réelle (29). I1 affirme même que c'est seulement des choses dont il y a définition (logos horismos) qu'il y a substance (30) Le langage est le révélateur de l'Etre en même temps qu'il en est le masque.
To on legetai polachôs écrit Aristote à plusieurs reprises. Cela signifie d'une part que l'Etre est effectivement appréhendé par le langage et que ce dernier est donc digne de confiance. Mais cela signifie aussi que l'unité de l'Etre est brisée par le langage qui le morcelle en une pluralité de sens. L'unité de l'Etre, du langage et de la pensée, non questionnée chez les pré-socratiques, est irrémédiablement rompue et la technique va s'emparer du langage. Ce dernier va devenir l'objet d'une investigation. D'innocent, il sera transformé en prévenu, attitude par excellence de la méfiance.
Cette unité brisée est en effet le signe de l'existence d'une pluralité de procédures, d'une multiplication des façons de découper le réel, d'une inflation des taxinomies possibles. Si Aristote a tant insister sur la catégorisation de l'Etre, c'est qu'il avait senti l'importance cruciale d'imposer un moule universel, faute de quoi la science était impossible car il n'y a de science que de l'universel.
Paradoxalement, le fait qu'il ait eu besoin de fixer les règles, montre leur fragilité, exhibe le peu de cas qu'on pouvait en faire. De même qu'il faut attacher les statues de Phidias de peur qu'elles ne s'échappent, c'est bien parce que les règles sont en permanence transgressées qu'Aristote a éprouvé le besoin de leur donner une armature inattaquable par l'expérience, c'est-à-dire un fondement métaphysique. Ce combat entre la sophistique et Le Philosophe incarne le combat plus global de l'expérience, de la constatation de la modification incessante des êtres et de leurs procédures contre le fixisme. On sait (nous en reparlerons
28 : Cf. Aristote : Les Catégories V.
29 : Aristote : Métaphysique, Z, 4.
30 : Cf. Aristote, Métaphysique, D.
ultérieurement) quel fut le rôle inhibiteur du fixisme en sciences naturelles et comment il impliqua une stricte taxinomie sclérosante. Mais peut-on accepter la fluidité du sens et le caractère fallacieux du langage ? N'y a-t-il pas moyen, néanmoins, de lui faire confiance ?
La confiance
Le mot confiance renvoie étymologiquement au mot foi, au féal. Au moyen âge, le féal était celui qui avait juré sa foi au seigneur et ce dernier, en retour, lui accordait sa confiance. I1 y a donc ici un rapport de soumission. Celui qui a donné sa parole ne s'appartient plus. Et le simple fait de questionner la foi donnée est une façon d'introduire la méfiance, c'est-à-dire l'insoumission. Dès lors que l'on a besoin de vérifications, de contraintes, de chaînes, il n'y a plus confiance mais domination.
Qu'un seigneur aille vérifier qu'il a raison de faire confiance à son vassal, il rompt le pacte initial qui s'opposait à la surveillance.
Aristote, en fixant les règles du langage, a voulu en faire un esclave soumis à l'homme qui devait sans cesse en vérifier les règles d'utilisation. Mais alors, comment le langage, enfermé par la raison humaine dans un carcan logique, peut-il rester le lieu ou l'Etre se révèle ? La perte de la confiance, résultat de la mobilité du langage, est dans un certain sens irrémédiable puisque l'on passe de la foi à la loi.
Le neveu de Rameau
Le questionnement du langage a entraîné la méfiance à son égard. Hegel (31) explique comment la conscience peut se perdre dans le langage au terme d'une opposition entre raison et foi. C'est le sens du commentaire hégélien du Neveu de Rameau.
Ce dernier se perd dans l'art de la conversation, s'enferme dans un rôle de porte-parole de la parole elle-même et, croyant maîtriser le langage, révèle qu'il en est en fait l'esclave. La domination du langage prônée par Aristote est totalement inversée et c'est le langage qui devient le maître de l'homme. Le neveu de Rameau produit du langage mais il a cessé de produire du sens.
Pour pouvoir continuer, la philosophie doit donc, avant de réexaminer le langage, chercher à retrouver une unité originaire, seule capable de restaurer la confiance. Hegel explique que le mot est ce qui permet à la pensée de sortir de l'indistinction, il lui permet de se séparer. Si donc le langage est nécessaire, rien ne nous garantit qu'il ne déforme pas la pensée en la structurant.
Le mot n'épuise pas la pensée
Sartre reprend la même idée en soulignant que c'est bien par le mot que nous pensons, mais le mot n'épuise pas la pensée : pour moi, la pensée ne se confond pas avec le langage. I1 fut un temps où l'on définissait la pensée indépendamment du langage comme quelque chose d'insaisissable, d'ineffable qui préexistait à l'expression. Aujourd'hui, on tombe dans l'erreur inverse. on voudrait nous faire croire que la pensée c'est
seulement du langage, comme si 1e langage lui-même n'était pas parlé (32).
De même que la conscience qui se regarde elle-même est une paralysie de l'action, un langage qui s'interroge lui-même cesse d'être en adéquation avec la pensée.
La scission entre l'Etre, la pensée et le langage semble donc un fait accompli rendant impossible tout retour à la confiance d'origine.
31 : Hegel, Phénoménologie de l'Esprit, chapitre VI, B.
32 : Sartre, Jean-Paul Sartre répond, in Revue de 1 Arc, 1966, n_ 301, p. 88.
Le langage artificiel
Mais si notre confiance est ébranlée en ce qui concerne le langage naturel tel qu'il se donne, il reste encore la possibilité de créer un nouveau langage qui, ayant valeur universelle, sera le lieu de l'unité. Une fois créé, un tel langage n'aurait plus aucune raison de susciter la moindre méfiance. Sa transparence, son évidence serait le garant de la confiance.
Tel est le projet de Frege dans son article sur la nécessité pour la science de recourir à l'idéographie. Il s'agit pour lui de créer un langage qui échappe au principe d'indexicalité. Frege n'utilise pas ce terme, mais il analyse à plusieurs reprises le problème des noms propres et des expressions indexicales. Le problème est d'arriver à forger un langage dépourvu d'ambiguïté. Mais dès qu'il mentionne ce projet, Frege annonce l'impossibilité de parvenir à un langage transparent il exhibe la nécessité d'un troisième terme entre le signe et la référence (33), troisième terme qui n'apparaît pas symbliquement, bien qu'il soit nécessaire à la transmission du sens. Nous reviendrons sur ce point au prochain chapitre.
L'indécidabilité
Un langage renvoyant à des objets réels ne peut donc pas rendre exactement compte des objets qu'il décrit. I1 n'est pas davantage possible de créer un formalisme, un langage artificiel, satisfaisant. Ou bien, en effet, le langage artificiel ne permet que l'expression d'une logique élémentaire, ou bien, s'il contient l'arithmétique, il contient des énoncés indécidables, comme l'a démontré Gödel. L'existence d'énoncés indécidables dans les termes d'un langage donné est suffisante pour entamer notre confiance à l'égard du langage, de même que l'existence des antinomies limite les prétentions de la raison.
Russell dans Our knolewdge of the external world prétend qu'une analyse logique rigoureuse des antinomies devrait permettre de les résoudre toutes les difficultés touchant le continu découlent du fait qu'une série continue doit avoir un nombre infini de termes, et ne sont en fait que des difficultés concernant l'infini. D'où il suit qu'en affranchissant l'infini de contradiction, nous montrons en même temps la possibilité logique du continu que suppose la science (34)
A l'époque où il écrit ce texte, Russell accorde une confiance absolue à la logique et ne soupçonne pas l'existence des énoncés indécidables (qui ne seront démontrés par Gödel et Church que vers 1930). Mais, après ces découvertes, la possibilité même d'un langage pleinement digne de confiance s'évanouit. Le langage a ses propres limites et nous avons tendance à les enfreindre. Le projet de Wittgenstein sera finalement de purger le langage, de trouver ses limites, un peu comme Kant avait trouvé les limites de la raison.
Dialectique
A partir du moment où la question de confiance a été posée au langage, les rapports de l'homme à ce dernier sont devenus dialectiques l'homme s'érige en maître des mots avant de devenir esclave d'un langage qui lui échappe. I1 se heurte à l'impossibilité de créer un langage absolument digne de confiance. Mais la confiance est précisément ce qui s'accorde quand aucun autre accord n'est possible. Et l'impossibilité dans laquelle nous sommes de prouver que le langage est digne de confiance est finalement ce qui doit nous inciter à lui faire confiance.
33 : Frege, Ecrits logiques et philosophiques, Le Seuil, 1971, pp. 63-70.
34 : Russell, La méthode scientifique en philosophie, Payot, 1971, p. 164 sq.
Si en effet je peux prouver qu'un prévenu est innocent, je ne fais pas confiance à la parole du prévenu, je me contente de la preuve derrière laquelle la confiance disparaît.
C'est donc bien parce que nous sommes dans l'impossibilité d'affranchir le langage de toute suspicion que nous sommes dans l'obligation de lui faire confiance. Wittgenstein dans De la certitude reproche aux cartésiens leur attitude méthodologiquement dubitative en soulignant que certains doutes n'ont qu'une expression verbale mais sont dépourvus de sens.
Wittgenstein propose certes de fixer les limites du langage mais maintient sa confiance, de même que Kant pose les limites de la raison mais lui fait confiance à l'intérieur de son domaine. Une attitude méfiante à l'égard du langage n'a pas grand sens : ou bien il s'agit d'une méfiance fondée sur un sentiment mais alors on comprend mal sa pertinence ; ou bien il s'agit d'une méfiance justifiée rationnellement mais dans ce cas elle repose sur l'expression d'une raison par un langage et donc se nie ellemême en tant que méfiance. Enfin, le langage fait partie du monde comme un autre objet. Et il n'y a aucune raison a priori de soupçonner un objet.
L'ethnométhodologie parvient à sortir de ce cercle vicieux en recourant à la notion de membre. C'est par l'existence d'une pluralité de sujets que le langage est justifié. En tant que procédure, il n'a pas besoin d'être justifié par autre Chose que par son utilisation. Certes, l'ethnométhodologie distingue soigneusement la règle, le domaine de son application et l'application. En ce qui concerne le langage, le domaine d'application n'est pas constitué par la totalité de l'Etre. I1 est restreint aux objets que les membres déclarent réels. Quant à son application elle dépend strictement du bon vouloir des membres.
Ce n'est donc pas le langage qui est susceptible de tendre des pièges. Ce sont les membres qui sont susceptibles, ou pas, de respecter leur propre règle. Mais, en vertu du principe de compétence unique, seul un membre peut déterminer quelle est la bonne application de la procédure. Aucune autre personne n'est habilité à émettre la moindre critique pertinente. I1 est vraisemblable que, vu sous cet angle, il soit rare qu'un membre qui modifie une procédure analyse son comportement comme une erreur de procédure. Le fait même qu'il ait agi ainsi prouve que son action était possible pour un membre. Il devient alors illusoire de prétendre déterminer a priori quelles sont les bonnes règles d'un groupe.