1.- L'interaction.

Il m'a semblé, tout d'abord que Garfinkel n'accorde au problème de la compréhension par l'individu qu'un intérêt lié au fait que cet individu est un "membre" socialement actif. C'est à dire qu'il traite de la compréhension, non pas comme d'un phénomène entre l'esprit de l'individu et un objet, mais comme d'une interaction, médiatisée par le langage naturel entre les membres. C'est ce qu'il exprime, me semble-t-il, en disant : "les événements qui ont du sens se situent entièrement et exclusivement dans l'environnement comportemental de l'individu… Par conséquent, il n'y a aucune raison de chercher quoi que ce soit dans son crâne, puisque on n'y trouvera rien d'intéressant si ce n'est le cerveau". [Garfinkel 1963].

Cette phrase ne doit pas, à mon avis, être interprétée comme une position qui consisterait à nier l'existence de processus cognitif "dans le crâne", mais comme une évolution de la sociologie supposant l'existence d'un modèle de la société dans le cerveau (qu'il soit acquis ou inné) vers une sociologie de construction permanente du fait social dans l'interaction.

Cette position de Garfinkel le met, me semble t'il, hors d'atteinte de la critique célèbre de [Coser 1975], qui disait que "dans certaines formes de l'ethnométhodologie, l'intersubjectivité est consciencieusement négligée, ce qui amène le lecteur à terminer les textes en se représentant les acteurs sociaux comme des monastères sans fenêtres refermés chacun sur son univers de sens privé et impartageable."

Certains membres de la "troisième génération" d'ethnométhodologues reprennent cette idée garfinkélienne de la compréhension dans l'interaction mais sous une forme complémentaire. Dans un article qui me semble de première importance pour comprendre l'ethnométhodologie, [Mehan 1982], traitant du constructivisme social en psychologie et et sociologie, ainsi que de l'élaboration des mécanismes cognitifs chez l'enfant, commence par citer Goffman, Garfinkel et Cicourel pour leurs travaux qui sont en rupture avec la sociologie classique parce que le champ d'étude s'est déplacé du personnel (le modèle social est dans la tête du membre) vers l'interpersonnel :

"ils ont parlé du monde social, de ses objets, de ses faits, et des événements composés et assemblés par des "pratiques d'interactions". Ces activités d'interaction, appelées parfois "méthodes des membres", "pratiques scéniques" ou "procédés interprétatifs" sont des processus qui se déroulent parmi les gens et non dans sa propre tête. Les pratiques ou procédés d'interaction sont des opérations que des gens, en situation sociale, réalisent sur l'environnement. Ce sont des activités sociales impliquant des actions humaines entre les gens, et non des exercices mentaux. En fait, on a qualifié ces pratiques de "mutuellement constitutives" pour distinguer ces activités sociales et intersubjectives de leurs contreparties plus psychologiques et subjectives."

Méhan montre alors comment ce déplacement du personnel vers l'interpersonnel s'est également produit dans l'étude des phénomènes psychologiques. Il cite Piaget comme caractéristique de cette évolution, la proximité de Piaget et de ses successeurs, dans le champ de la psychologie, avec les principaux concepts développés par l'ethnométhodologie en sociologie lui paraissant extrêmement forte :

- accord sur un processus constructiviste dans le développement cognitif (l'élaboration se fait par étapes).

- accord sur l'aspect dynamique de ce processus (l'élaboration est permanente).

- accord sur l'aspect interactif du processus cognitif (entre les caractères héréditaires de l'organisme et l'environnement).

- accord sur la notion de connaissance (c'est un système autorégulateur qui vise à maintenir l'équilibre avec l'environnement en construisant des représentations momentanément stables des variations présentes de l'environnement).

- accord sur l'aspect socialement négocié de la connaissance.

- accord sur l'aspect structuré de la connaissance et des processus cognitifs (ce n'est ni une accumulation d'acquisitions isolées, par opposition aux empiristes, ni une compétence innée, par opposition aux innéistes).

- accord sur l'indexicalité des perceptions (d'où la proclamation de Piaget qu'il faut abandonner le contexte des adultes si on veut étudier celui des enfants).

Et Mehan écrit alors une phrase qui peut sembler totalement contradictoire avec l'affirmation de Garfinkel au début cet article :

"Les actes de construction sont personnels et subjectifs : le lieu de la construction est à l'intérieur de l'individu".

Il ne me semble y avoir, bien au contraire, aucune contradiction entre ces deux phrases, Garfinkel parlant du processus d'interaction sociale et Mehan du processus d'élaboration psychique des membres. Mehan propose alors de voir la connexion entre les deux processus dans le fait que le fonctionnement psychologique de l'individu s'élabore à travers l'intériorisation de processus d'interactions socialement organisés. J'ajouterai à cette proposition une proposition symétrique : le processus d'interaction sociale s'élabore par l'extériorisation (dans la communication entre les individus) des processus psychologiques des membres. Il y aurait donc, ici encore, une propriété de réflexivité dans la relation entre processus social et processus cognitif individuel. Mehan conclut son article par un exemple, les première étapes de l'acquisition du langage naturel chez le nourrisson, et termine en proposant de considérer "que la structure perceptive n'est ni toute dans la tête, ni toute dans le monde extérieur, mais dans l'interaction entre les individus et leur environnement".

On lira donc ce qui suit à la lumière de cette vision structuraliste interactionniste, et en considérant que Garfinkel est moins intéressé à décrire l'aspect individuel que l'aspect environnemental des structures cognitives et des structures de la connaissance (ce qui n'a pas toujours été le cas de Cicourel, Mehan, etc)
 
 

2.- la transition entre le social et l'individuel.

La seconde idée force des concepts de connaissance, compréhension, culture communes en ethnométhodologie est exprimée lorsque Garfinkel, non seulement affirme que "les procédures que les membres utilisent pour produire et gérer leurs activités quotidiennes sont identiques avec celle qu'ils utilisent pour rendre ces activités observables et racontables", mais encore que les procédures que les membres utilisent pour comprendre le monde qui les entoure sont identiques aux procédures qu'ils utilisent pour exprimer cette compréhension en même temps que rendre compréhensible le monde aux autres membres (voir l'article "description"). Il y a identité double :

(1) procédures de production/gestion d'actions = procédures d'explication/description

et

(2) procédures de compréhension = procédures d'explication/description

Ainsi donc, d'une part la compréhension est considérée comme une procédure, c'est à dire comme l'application d'une ou plusieurs méthodes (que l'ethnométhodologue va s'efforcer de découvrir), et, d'autre part, il suffit d'étudier les méthodes que les membres utilisent pour expliquer et alors, grâce à l'identité précédemment affirmée, on saura également comment font les membres pour comprendre.

Si l'on reprend la distinction que fait Weber entre le verstehen (le fait de comprendre) et le begreifen (le processus, la tentative, de compréhension), il apparaît que Garfinkel suggère que la compréhension n'est que processus et qu'il élimine la notion d'état mental. De plus, il affirme que "le sens reconnu de ce qu'une personne a dit consiste seulement et entièrement à reconnaître la méthode de son discours, à voir comment elle parle". C'est à dire que le discours serait une suite d'indicateurs pointant sur les méthodes qui ont été employées pour générer le discours. Et la compréhension ne consisterait pas à s'approprier une illusoire ou évanescente "essence" du discours, reposant sur l'identification d'un contenu, mais à utiliser ces indicateurs afin d'identifier les méthodes de génération utilisées et, ainsi, se construire son propre discours/begreifen. On peut remarquer que cette explication permet de rendre remarquablement compte des activités de paraphrasage, comme de contraction/résumé de discours, en tant que méthodes de compréhension et, en même temps, elle met en avant, de façon primordiale, la notion de communauté, sans laquelle aucune compréhension n'est possible, puisque les indicateurs ne pointent pas sur les mêmes méthodes pour les différents interlocuteurs. C'est pourquoi Garfinkel parle de "compréhension commune".

Comment Garfinkel en arrive t'il à une telle formulation ? C'est l'objet du chapitre 2 des Studies, dans lequel une expérimentation est décrite : Garfinkel demande à ses étudiants de rédiger un compte rendu d'une conversation courante en écrivant sur la partie gauche d'une feuille de papier ce que les interlocuteurs ont réellement dit et sur la partie droite, en vis-à-vis, ce que eux (les étudiants) ont compris de ce dont parlent les interlocuteurs. Il apparaît rapidement que les étudiants considèrent ce travail comme impossible à réaliser. Garfinkel commence par donner de l'exercice une description "classique" en supposant que la compréhension commune (à Garfinkel et aux étudiants) consiste en un accord partagé sur un contenu (celui de la conversation) : à gauche de la feuille, la transcription d'un enregistrement fait au magnétophone. C'est ce qui est dit. Les étudiants distinguent alors "ce qui est dit" de "ce dont on parle" et vont, sur la partie droite de la feuille écrire "ce dont on parle", établissant donc une relation signe-référent entre les deux colonnes. "Ce qui est dit" est considéré comme une version abrégée, elliptique de "ce dont on parle". Et donc, pour exprimer "ce dont on parle", l'étudiant va chercher ce que les interlocuteurs "ont en tête", ce qu'ils "sous-entendent", ce qu'ils considèrent comme "évident". Ce faisant l'étudiant s'engage dans un processus où il va se trouver en situation de devoir faire de nombreuses hypothèses, par exemple sur la sincérité ou la duplicité des interlocuteurs. Et pour valider ces hypothèses, l'étudiant devra invoquer sa propre compétence en tant que membre de la société, et faire appel à celle de Garfinkel pour que celui ci comprenne le contenu de la conversation. Mais Garfinkel, refusant ces invocations en disant que lui, ne possède pas cette compétence et donc qu'il faut préciser encore le travail, se voit répondre "qu'il n'est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir" et que s'il continue à tenir cette attitude, alors l'exercice ne peut être achevé, quelle que soit la bonne volonté des étudiants.

Ayant ainsi montré que l'hypothèse de départ conduit à une impasse, puisque, pour décrire un usage comme élément appartenant à une communauté de compréhension, il faudrait savoir, au préalable, en quoi consiste cette communauté de compréhension (à cause d'une relation de réflexivité entre la communauté de compréhension et chacun des éléments qui constituent cette communauté), Garfinkel propose alors d'abandonner l'idée d'expliquer la conversation en invoquant un accord partagé sur son contenu, puisqu'il apparaît que c'est une tâche sans fin. Il remarque que les étudiants, en concevant la compréhension commune (entre Garfinkel et eux) de la conversation comme un accord partagé sur son contenu, ont considéré comme allant de soi que leur énoncé (la partie droite) serait compris (par Garfinkel) suivant des méthodes qui n'avaient pas besoin d'être spécifiées, sauf dans des cas particuliers (par exemple dans un dialogue où l'un des membres est en situation d'apprentissage).

La réaction de Garfinkel provoque justement l'un de ces cas particuliers, et, le poussant à sa limite, montre que les étudiants sont en train d'utiliser le savoir de sens commun des structures sociales non seulement comme thème, mais également comme ressource de leur enquête, ne se distinguant pas alors du membre dont ils sont en train d'analyser l'activité.

Garfinkel propose alors une vision alternative de l'exercice qu'il a donné à faire aux étudiants, considérant que l'objet de l'exercice [écrire sur la partie droite ce que l'étudiant a compris de ce dont parlent les interlocuteurs] est identique à [expliquer à Garfinkel l'objet de la conversation] et n'implique pas que l'étudiant élabore le contenu de la conversation (cette implication ayant été faite, comme allant de soi, par l'étudiant, qui, ainsi se comporte comme un membre et non comme un ethnométhodologue). Garfinkel propose de considérer la partie droite, rédigée par l'étudiant, comme une tentative de montrer, d'expliquer (à Garfinkel) comment utiliser ce que les interlocuteurs ont dit comme une méthode, une suite d'instructions, pour voir ce dont ils avaient parlé. La partie droite serait donc l'expression d'une méthode permettant de décoder une série d'instructions : la partie gauche, le dialogue. Mais cette partie gauche ne diffère en rien de la partie droite, si ce n'est qu'elle est plus elliptique. La partie gauche est donc, comme la partie droite, un objet qui doit être vu comme une méthode permettant à chacun des deux interlocuteurs, comme à Garfinkel ou à tout autre membre, de décoder (de comprendre) ce dont l'autre parle. Et les demandes de précisions successives de Garfinkel conduisent l'étudiant à accroître la précision des instructions de décodage (c'est à dire à paraphraser de plus en plus longuement le dialogue original) puisque chaque rédaction est refusée comme insuffisamment précise, car ne permettant pas à Garfinkel de réussir le décodage (la compréhension) du dialogue. Ce qu'exprime Garfinkel en disant son incompréhension, c'est le fait qu'il ne possède pas certains des éléments de la culture commune aux deux interlocuteurs. Et finalement, quel que soit le soin et la précision que les étudiants apportaient à leurs explications, ils ne pouvaient remédier à l'incomplétude essentielle de leur discours (considéré comme une suite d'instructions), pas plus que les interlocuteurs ne peuvent remédier à l'incomplétude du leur, si ce n'est que eux n'en ont pas besoin, puisqu'ils sont chacun en train d'énoncer les règles permettant à l'autre de le comprendre et que si un élément avait manqué à l'autre, il l'aurait demandé et cela serait apparu dans le dialogue. Le fait que le dialogue se déroule normalement prouve que chacun des partenaires comprend et est compris de l'autre et ce dialogue exprime, d'une certaine façon, ce qui n'est pas commun aux deux interlocuteurs (car il n'est pas besoin de dialogue sur ce qui est commun, qui fait partie de l'allant de soi).

La compréhension commune ne résiderait donc pas dans un accord démontrable sur le contenu (puisqu'il n'est pas possible de parvenir à un tel accord) mais plutôt dans des méthodes dont l'application permet aux membres de reconnaître que quelque chose a été dit conformément à une ou des règles (voir l'article "règle").

On voit que Garfinkel suppose l'existence d'au moins trois types d'objets. Avant de décrire ces objets, je crois nécessaire d'attirer l'attention du lecteur sur le fait que cette triple distinction n'est pas mentionnée dans les textes de Garfinkel que j'ai lus. Ceci peut résulter du fait que les Studies sont une collation de textes qui n'ont pas tous été rédigés en même temps et que, lors du regroupement final, Garfinkel n'a pas précisé ce point, par exemple parce qu'il considère comme inutile ou sans objet de fournir un modèle cognitif de l'acteur social (voir les remarques faites plus haut à propos de Mehan). Ceci expliquerait alors la relative imprécision terminologique qui préside à la dénomination des deux premiers types (qui sont appelés tantôt "règles", tantôt "méthodes", tantôt "procédures"). Voici, cependant, les trois types d'objets que, me semble t'il, Garfinkel distingue :
 
 

Objet 1.

- les règles, qui ont un aspect normatif (voir l'article "règles"), qui forment le corpus des connaissances communes, que chaque membre est capable de verbaliser si le besoin s'en fait sentir, qui servent de base de comparaison aux membres pour vérifier la correction d'un discours, la correction d'une action en même temps que de briques de base pour générer un discours ou réaliser pratiquement une action. Ces règles portent sur tous les aspects de la vie quotidienne. Par exemple : "un visage est formé par le nez, la bouche, etc...", ou encore "une auto sert à se déplacer et à exhiber son rang social", ou encore "le mariage implique fidélité et mutuelle assistance". Ces règles peuvent faire l'objet de remises en cause, localisées ou généralisées par les membres. Elles sont toutes réflexives, c'est à dire qu'une formulation d'une règle quelconque renvoie à elle même, même si cela n'est pas apparent dans la formulation (ce phénomène apparaît dès qu'il y a tentative d'explicitation de la règle). On remarque que, dans ce corpus de connaissances communes, les "faits" et les "événements" sont assimilés à des règles. Ceci résulte de l'aspect consensuel et contextuel que Garfinkel donne à l'interprétation de la réalité telle qu'elle est observée. Ainsi, un volcan n'existe pas autrement que comme un fait social énoncé sous forme de règles qui, suivant les contextes, pourraient être contradictoires : "lieu de résidence des dieux dont l'accès est interdit aux humains" ou "fragilité localisée de l'écorce terrestre dont l'observation in-situ fait avancer la connaissance". Il n'y a pas d'existence "objective" en dehors du "dit". Garfinkel fait référence à [Kaufmann 1944] pour justifier cette conception du fait.

N'importe quel discours d'un membre fait partie de cette catégorie d'objet (si, bien évidemment, il est compris par un autre membre) et doit donc être considéré comme une règle composée de et faisant référence à d'autres règles, tout comme un proverbe ou un dicton. Cette proposition d'inclure des éléments de communication dans le corpus des connaissances communes me parait la seule façon de présenter le fait que la connaissance commune n'est pas une liste (ou tout autre structure) d'énoncés résidant uniquement "dans le crâne" de l'individu, mais également dans l'interaction entre les membres.

Parmi ces règles qui forment la connaissance commune, un certain nombre portent sur le comportement des membres. Il y a ainsi les règles qui définissent un "bon" juré, un "bon" scientifique, un bon "fils de sa mère". Elles forment ce que Garfinkel appelle les "règles de prise de décision" ou encore "normes de comportement", ou encore "règles de compréhension commune" en vertu des identités (1) et (2) énoncées précédemment, puisque ces règles servent tout à la fois comme guide d'action et comme base d'évaluation et critères de compréhension. Il y aura ainsi des règles de compréhension/prise de décision pour la vie de tous les jours (chapitre 2 des Studies ), pour les "jurés" (Chapitre 4 des Studies ), pour les "scientifiques" (Chapitre 8 des Studies).

Ces règles, qu'il s'agisse de formulations des faits ou des comportements, ne sont, généralement, pas explicitées par les membres car ces derniers supposent implicitement que tous les autres membres les connaissent, les utilisent et ainsi, ne se posent aucune question à leur sujet, sauf dans des situations particulières (les situations d'apprentissage, par exemple). Leur nombre n'est pas limité, car il dépend de la créativité des membres de la société ainsi que de chaque contexte considéré. Leur élaboration est le résultat d'un consensus.

Objet 2.

Ces règles (faits et comportements) qui forment la connaissance commune ont un certain nombre de propriétés caractéristiques qui forment le deuxième type d'objets dont traite Garfinkel. Le terme "caractéristique" est employé au sens mathématique : toutes les règles formant les connaissances communes possèdent au moins toutes les propriétés caractéristiques et une règle qui ne possède pas toutes les propriétés caractéristiques ne fait pas partie des connaissances communes. Schütz a énuméré ces propriétés caractéristiques dans le contexte de la vie de tous les jours [Schütz 1945], [Schütz 1953]. Ces propriétés sont reprises dans les Studies (p.55-56). Ce sont des propriétés au sens des propriétés de la matière pour un physicien ou des propriétés des fonctions pour un mathématicien. C'est à dire que Garfinkel ne se pose absolument pas la question de savoir pourquoi ces propriétés existent (car, comme pour les physiciens, cela renvoie à une question métaphysique), mais seulement de les mettre en évidence et de décrire l'usage qui en est, ou peut en être, fait. Garfinkel, dans le chapitre 2 des Studies, présente certaines de ces propriétés, qu'il qualifie de "sanctionnelles" (en anglais, sanctionned properties of common discourse) en même temps que "perçues mais non notées" (en anglais, seen but not noticed), c'est à dire que si un événement les possède, le témoin n'accorde à l'événement aucune importance, alors que si un événement (fait, comportement, discours) ne les respecte pas, l'auditeur déclenche immédiatement une procédure, éventuellement répressive, destinée à corriger (comprendre) la situation. Comme le dit Garfinkel, en donnant des exemples de dialogues ne respectant pas ces propriétés et où la réaction, souvent répressive, est immédiate, "les membres demandent que ces propriétés soient présentes dans le discours comme une condition qui leur permet et qui permet à l'interlocuteur de dire qu'ils savent de quoi ils parlent et que ce qu'ils disent est compréhensible et susceptible d'être compris". C'est pourquoi Garfinkel appelle également ces propriétés du discours, et plus généralement de tout événement, des "propriétés de la compréhension commune" (en anglais, properties of common understanding). L'ensemble de ces propriétés forme ce que Garfinkel appelle l'arrière plan de la compréhension commune (en anglais, background of common understanding) ou encore les attentes implicites (en anglais, background expectancies). Un exemple de telles propriétés est celle de la "réciprocité des perspectives" : "le locuteur et l'auditeur supposent que leurs expériences personnelles d'une même scène d'interaction sociale sont identiques même s'ils intervertissaient leurs positions. Les différences entre les deux interlocuteurs résident dans le sens que chacun d'entre eux attribue à son expérience", ou encore (propriété du "et cetera" implicite) "le locuteur et l'auditeur supposent l'existence d'une compréhension commune de ce qui est dit au sujet de faits perçus comme "évidents", même quand cette évidence n'est pas immédiate".

Les règles (faits ou événements) qui font partie de la connaissance commune sont donc, à cause de leurs propriétés structurales, perçues mais non notées. C'est à dire que si un événement possède les propriétés caractéristiques, le témoin n'y accorde aucune attention et suppose qu'il en est de même pour tous les membres qui l'entourent, alors que si un événement ne possède pas l'une des propriétés caractéristiques, il doit nécessairement être l'objet d'une interprétation/reconnaissance/ compréhension faite de façon délibérée et consciente. La connaissance commune, c'est donc "l'allant de soi".

Objet 3.

Si les deux premiers objets manipulés par Garfinkel peuvent se résumer en "connaissance commune" et "propriétés de la connaissance commune", le troisième serait "processus cognitifs". Je n'emploierai cependant pas ce terme, d'abord parce que Garfinkel en utilise un autre (ethnométhodes), mais également parce qu'il contient, me semble t'il, l'idée de localisation "dans le crâne", que Garfinkel ne réfute pas, mais qu'il enrichit d'une composante "interaction sociale".

- les méthodes de compréhension et d'explicitation que mettent en oeuvre les membres, qui utilisent comme données les règles de connaissance commune et qui permettent, entre autres, d'expliquer ou de décider de la "normalité" d'un fait (et donc de le "comprendre"), d'organiser ou d'expliquer une action pratique. Par exemple, "pour expliquer le sens d'une conversation à quelqu'un, il suffit de détailler chacun des éléments (ie. chacune des règles, pas encore de connaissance commune mais qui vont le devenir après explication, utilisées) de cette conversation jusqu'à ce que la personne à qui l'on explique fasse le lien entre la conversation et son niveau de connaissance (des règles employées dans ce groupe de membres)", ou encore, "Pour expliquer le sens d'un fait social à quelqu'un, on peut le comparer à un autre fait social connu de l'interlocuteur", ou encore ce que Mannheim appelle la méthode documentaire d'interprétation ([Mannheim 1952] et Studies p.40).

C'est le regroupement de ces méthodes en un ensemble lié à un groupe de membres qui forme la "méthodologie" de ce groupe. L'ensemble formé par les "connaissances communes" et la "méthodologie" d'un groupe est appelé la "culture commune" de ce groupe (Studies, p.76). Garfinkel fait principalement référence à [Schütz 1943, 1944, 1945, 1951,1953] pour justifier cette conception de la prise de décision et de la compréhension commune. L'expérimentation qu'il a décrite amène Garfinkel à proposer que ce soit les propriétés de la connaissance commune et les méthodes de compréhension commune qui fassent l'objet des études des sociologues professionnels car faire une description des éléments du corpus de connaissances communes est une tâche infinie et sans intérêt. Garfinkel attire l'attention sur le fait que les méthodes de compréhension commune sont probablement en nombre très grand, lié à l'infinitude potentielle des façons de parler, qui résulte de la créativité structurale liée à l'usage de la langue naturelle par les membres. On peut se faire une idée, dit-il, "de cette multiplicité des méthodes de compréhension commune en observant la multitude de fonctions telles que : marquer, étiqueter, symboliser, faire des analogies, des anagrammes, miniaturiser, contrefaire, simuler, etc…"

Cette phrase a pu faire penser que les ethnométhodes, ce sont les processus cognitifs des individus. Mais je fais à nouveau référence à l'article [Mehan 1982], pour attirer l'attention sur la composante "interaction sociale" des ethnométhodes. On pourra lire, au sujet de cette double interprétation du terme "ethnométhodes", la seconde partie de l'interview de Louis Quéré par Georges Lapassade, dans [Ethnométhodologies 1986], qui me parait, de ce point de vue, très claire. C'est grâce à sa position "d'indifférence" (voir cet article) que l'ethnométhodologue peut mettre en évidence les propriétés de la connaissance commune et, surtout, les ethnométhodes.

Où donc est la pratique ?

On pourrait penser que cette formulation de la compréhension commune, que propose Garfinkel, ne s'applique qu'à la compréhension, par chacun des membres, des interactions verbales avec les autres membres. J'avais, dans une première lecture, interprété les textes de Garfinkel de cette façon réductrice, qui pouvait se résumer par deux points :

1- la compréhension c'est le processus de compréhension ;

2- la compréhension c'est le processus d'interaction langagière entre les membres.

A la lecture des textes de Castaneda, dont je rappelle qu'il est cité par [Zimmerman 1976] comme exemple de travaux en ethnométhodologie, il m'avait semblé qu'une notion complémentaire permettrait d'appliquer la formulation de Garfinkel à des situations qui ne sont pas de pur dialogue entre des membres. Il s'agit de la notion, très centrale dans les textes de Castaneda, de dialogue intérieur. Sans entrer dans le détail de cette notion, que l'on trouvera décrite en particulier dans [Castaneda 1968], il s'agit de l'idée que chaque membre est, en permanence, dans son esprit, en train de verbaliser ses perceptions et ses raisonnements. En quelque sorte il s'explique le monde à lui même, ce monologue intérieur et permanent s'extériorisant parfois dans ce phénomène, que chacun connait, de discours à voix basse ou haute, par exemple dans des situations de solitude extrême. Et c'est cette explication intérieure permanente qui joue alors le rôle à la fois descriptif et constructif du monde qui entoure le membre. Cette notion de dialogue intérieur est dans la ligne directe de l'affirmation behavioriste que la pensée n'est qu'un monologue silencieux d'explication du monde. Comme le dit [Watson 1924 "Ce que la psychologie appelle pensée n'est rien d'autre que se parler à soi même".

On peut remarquer que, dans les enseignements de Don Juan, le contrôle, par la volonté, du discours intérieur est considéré comme une étape déterminante de la capacité à "changer de monde", c'est à dire à entrer dans un nouveau contexte, le basculement étant alors tout aussi instantané que celui qui s'opère dans l'exemple du dessin vase/visages donné dans l'article "réflexivité".

L'explication de la compréhension telle que je l'avais initialement comprise, même étendue par la notion de dialogue intérieur, ne fournissait pas, loin de là, un modèle complet des mécanismes de la compréhension, puisqu'il se limitait aux phénomènes médiatisés ou médiatisables par le langage naturel. Garfinkel m'a donné une première piste de réinterprétation (le soulignement est de moi) : "Les individus, parce qu'ils sont compris au sens d'utilisateurs du langage naturel, sont d'une manière ou d'une autre engagés dans la production et l'exhibition objective de connaissances de sens commun sur les activités de tous les jours, considérées comme des phénomènes observables et rapportables. Nous nous demandons ce qui, dans le langage naturel, permet au locuteur et à l'auditeur de voir et, dans d'autres cas, de témoigner de la production et de l'exhibition objectives non seulement de connaissances de sens commun, mais également de circonstances pratiques, d'actions pratiques et de raisonnements sociologiques pratiques... Pour les locuteurs comme pour les auditeurs, la pratique du langage naturel exhibe, d'une manière ou d'une autre, ces phénomènes à l'occasion particulière de chaque dialogue." [Garfinkel et Sacks 1970].

Garfinkel et Sacks ne disent pas, dans ce texte, que la compréhension réside dans l'usage du langage naturel, mais que l'observation des procédures d'usage du langage naturel permet de comprendre les mécanismes de la compréhension, car, disent-ils, les mêmes procédures sont utilisées pour comprendre et pour verbaliser. J'avais ainsi commis, depuis le début de mon travail, un gigantesque contresens qu'à la réflexion je m'explique par ma focalisation intellectuelle sur le traitement (automatique) du langage naturel. Je cherchais, par exemple, à établir un parallèle entre la façon qu'a Garfinkel d'aborder la compréhension et des automates qui manipulent des connaissances et du langage naturel. Ainsi, je me proposais de faire une analogie entre les types d'objets explicités par Garfinkel et les types d'objets manipulés dans un système expert. Cette analogie prenait la forme suivante (que je mets dans une police de caractères différente, afin qu'elle ne soit lue que comme un exemple ) :

Il me semble que l'acteur social pourrait être comparé à un système expert, qui contient trois types d'objets différents :

- l'algorithme du moteur d'inférence et son implémentation logicielle et matérielle dans un ordinateur. C'est le niveau le plus profond. Chez l'acteur social, c'est le niveau physique (le corps, le cerveau). Il est bien clair que le système expert ne se pose aucune question sur son existence même, non plus que sur les algorithmes qui forment son moteur d'inférence (ce qui n'est pas le cas de l'acteur social).

- Une base de règles (de connaissances) que le moteur d'inférence va utiliser pour interpréter des faits. (par exemple :

si il y a "fait1" et "fait2", alors rechercher "fait3"). Chez l'acteur social, c'est le corpus des "connaissances communes".

- une base de faits décrivant une réalité ou une proposition de description d'une réalité.

C'est en relisant Castaneda que j'ai expérimenté ce qui me parait être (dans ma représentation interne, hélas difficilement transmissible...) le plus bel exemple de l'infinitude potentielle des indexicalités et de la réflexivité dans le langage naturel. Je cherchais à comprendre comment s'était produit le basculement de Carlos-étudiant-ethnologue vers le Carlos-sorcier et en quelques instants j'ai littéralement revisionné des dizaines de phrases de Don Juan, éparpillées sur l'ensemble des ouvrages de Castaneda. Ces phrases disaient toutes, sous diverses formes, que certes les dialogues Carlos-Don Juan décrivant et réinterprétant des expériences (par exemple de consommation de drogues) étaient importants car ils permettaient à Carlos de construire- comprendre-conforter-valider sa nouvelle vision du monde avec l'aide de Don Juan, mais que, fondamentalement, ils ne servaient à rien tant que Carlos n'avait pas réellement pénétré ce nouveau monde et que les expériences pratiques et les raisonnements pratiques qu'il mettait en oeuvre pendant ses expériences continuaient à se produire dans le cadre contextuel du Carlos-étudiant et non pas dans le cadre contextuel du Carlos-sorcier.

En effet, si Carlos-étudiant est incapable de modifier sa compréhension du monde pendant les moments privilégiés que sont les expériences, guidées par Don Juan, comment pourrait-il, d'une part, acquérir son autonomie lorsque le maître aura disparu et, d'autre part, modifier sa compréhension du monde dans des situations ordinaires et non-expérimentales. N'intégrant pas la nouvelle compréhension, l'élève ne devient pas sorcier, c'est à dire qu'il se bornera à répéter à l'infini la forme de ce qu'il a appris, sans être capable de cette créativité fondamentale (qu'exprime le concept ethnométhodologique de compétence unique) que Don Juan s'efforce de présenter à Carlos dans toute sa diversité, par exemple en refusant de se prononcer sur la "qualité" des perceptions propres à Carlos ("chacun voit l'allié de façon différente"), ou en pratiquant systématiquement un humour décapant sur lui-même et sur les autres (humour souvent scatologique, d'ailleurs). J'ai alors, peut être, compris ce que Don Juan entendait (si je peux m'exprimer ainsi) par "voir". Lorsqu'on "voit", c'est que l'on est devenu membre, que l'on a intégré la nouvelle compréhension, pénétré la nouvelle rationalité et que d'aveugle auquel son guide explique le monde (par le langage), on devient "voyant", capable de l'interprétation créatrice permanente. L'interprétation devient un accomplissement pratique. Cette reconstruction, quasi instantanée, de ma compréhension des textes de Castaneda s'est, immédiatement, poursuivie par une reconstruction de ma compréhension des textes de Garfinkel. Je me suis rendu compte que, comme Don Juan, Garfinkel, tout au long des Studies , ne cessait de répéter explicitement que l'instant fondamental de la compréhension réside dans le processus du raisonnement pratique et dans l'action pratique.

Les descriptions dans le langage écrit ou parlé ne viennent que comme, d'une part, un moyen qu'ont les membres de fournir au candidat-membre les premiers éléments d'une nouvelle compréhension du monde, lui permettant, lors d'expériences pratiques de commencer à mettre en oeuvre des raisonnements pratiques conformes aux normes qui viennent de lui être expliquées et, d'autre part, pour chacun des membres de produire, d'exhiber des explications a posteriori de cette compréhension pratique fondamentale.

On voit, maintenant les limites de l'analogie entre l'acteur du fait social et le système expert que je faisais précédemment et que j'ai mentionnée en utilisant une police de caractères différente. Elles sont multiples.

- Une communication uniquement verbale avec le monde.

Le système expert reçoit bien une description du monde (les bases de règles et de faits), tout comme le candidat-membre en situation d'apprentissage. Mais l'automate, au contraire du candidat-membre n'a pas l'occasion d'expérimenter pratiquement car son seul moyen de contact (en l'état actuel de la technologie, du moins) avec le monde est le verbe. Et donc les faits lui sont transmis, non pas par son vécu, par son engagement dans la réalité pratique, par son système de perception propre, mais par des descriptions (et donc des interprétations) qu'en font, pour lui, des humains. Le système expert est donc, si je voulais vraiment tenter de l'anthropomorphiser, une sorte de "johnny got his gun", qui ne disposerait même pas, comme dans le film, du sens tactile. De plus, cet automate n'aurait pas en mémoire le souvenir d'un vécu pratique lui permettant de rattacher les mots reçus ou émis à un autre contexte que celui des mots reçus ou émis. Il y a donc, dans cet automate un présupposé fondamental que l'univers est exprimable, objectivement, sous forme verbale. Et ce n'est pas l'automate aveugle qui réalise l'accomplissement pratique de l'interprétation du monde, mais l'homme qui voit (ce que sa rationalité lui laisse voir) et qui décrit à la machine.

- Des ethnométhodes figées.

Comme le disait Jacqueline Signorini, lors d'une petite discussion entre nous, il manque principalement au système expert la conscience de sa propre existence dans la réalité. C'est une façon de dire que, à ce jour du moins, un système expert ne sait pas modifier l'algorithme de son moteur d'inférence (ce qui ne signifie pas qu'il n'est pas capable de varier ses mécanismes de raisonnement, mais qu'il ne peut en acquérir de nouveaux). En empruntant (abusivement) à Pascal, le système expert "pense mais n'est pas".

Je devais trouver confirmation de cette nouvelle lecture de Garfinkel dans le texte de l'entretien entre Georges Lapassade et Louis Quéré [Ethnométhodologies 1986] où il était débattu de ce que Garfinkel entendait par ethnométhodes des membres (Lapassade défendait initialement plutôt l'idée que ce sont les méthodes qui servent par exemple à reconnaître, récolter, mélanger, classer les plantes, et Louis Quéré amenait l'idée que ce sont aussi les méthodes du raisonnement sociologique pratique, de la compréhension commune, par exemple celles qui permettent aux membres de déterminer à qui ou à quoi ils ont exactement affaire dans une situation particulière, de décider ce qu'il faut faire, de donner sens à ce qui leur arrive et de l'expliquer. En un mot, expliquait Quéré, ce sont les pratiques méthodiques de raisonnement pratiques, par opposition aux pratiques méthodiques de raisonnement scientifique, étudiées par ailleurs). A la suite de quoi les deux auteurs en venaient à discuter de la relation entre la notion de pratique et la notion d'ethnométhode, ce qui amenait Louis Quéré à préciser son interprétation de la "pratique" chez Garfinkel :

"J'y vois au moins deux dimensions importantes : D'abord le fait que les ethnométhodes servent à l'accomplissement des activités pratiques de la vie courante - et en particulier des interactions - et que ces activités de la vie courante sont le lieu où émerge "la société-en-train-d'être- assemblée" (ce sont les mots de Garfinkel) et où on peut découvrir la manière dont cela se passe. La deuxième dimension me paraît être l'inspiration pragmatiste de Garfinkel, qui lui fait mettre l'accent sur l'enracinement de la connaissance dans l'action. Ainsi, le raisonnement sociologique ordinaire ou l'appréhension du monde social ne sont-ils jamais guidés par un intérêt théorique ou contemplatif, mais par un intérêt de part en part pratique, c'est à dire par le fait que les gens ont à traiter des situations concrètes dans lesquelles ils se trouvent engagés, non pas gratuitement mais pour les maîtriser "à toutes fins pratiques.(...) Il y a dans l'idée de pratique chez Garfinkel, du moins telle que je la comprends, une opposition entre contexte d'accomplissement et contexte de description.(...) Une des questions est uniquement de savoir quel est le statut de ces savoir-faire dont nous nous servons habituellement et comment ils sont mobilisés. Je vois deux interprétations possibles. La première consiste à traiter ces savoir-faire comme des savoirs tout court, de type propositionnel (au sens où on dit : "je sais que tel fait s'est produit, que tel objet a telle et telle propriété, etc."), et à considérer que ce savoir est organisé linguistiquement, dans une mémoire où aux mots de la langue est liée une connaissance des propriétés stéréotypiques des objets que ces mots désignent, qui fait partie de leur sens.(...) L'inconvénient de cette interprétation est d'effacer la différence, à mes yeux importante, qu'il y a entre le fait de dire : "je sais que tel objet ou tel être a telles propriétés spécifiques" et le fait de dire : "je sais comment faire, comment m'y prendre pour traiter cette situation". D'où la nécessité d'introduire une seconde interprétation qui, bien qu'elle n'exclue pas l'usage d'un savoir de type propositionnel organisé linguistiquement pour interagir, considère que c'est le fait de s'engager correctement dans la réalisation d'une action ou de se trouver dans une situation particulière qui rend disponible, mobilisable, un savoir-faire, un savoir-s'y-prendre approprié à l'occasion en question, et cela sans la médiation d'une définition explicite, catégorisante, de la situation rencontrée ou de l'action en cours."

On perçoit donc que le premier des objets que je voyais utilisé par Garfinkel (le corpus des règles de connaissance commune) est exprimé de façon incomplète, par le fait que je supposais que ces règles de connaissance s'expriment uniquement par le langage. Malgré l'extension amenée par la notion de dialogue intérieur permanent, cette définition des connaissances communes, de l'allant de soi, est encore insuffisante. Elle doit être étendue par des savoir-s'y-prendre, des savoir-faire, qui ont également des propriétés caractéristiques. Et ces savoir-faire sont également des procédures dont l'invocation répond à des règles, des méthodes que l'ethnométhodologue se propose de découvrir.