1.4.11.- Contexte (en anglais : context)

En première approche, le contexte peut être considéré comme le lieu spatial et temporel d'un événement, d'un fait. Cette définition est volontiers admise par les sociologues, de même qu'ils accepteront sans problème que le recours à une description du contexte est nécessaire pour comprendre le fait qui a eu lieu dans ce contexte, c'est à dire qu'ils admettent qu'il puisse exister une relation d'indexicalité reliant fait et contexte. Le contexte est ainsi envisagé comme une sorte de décor, devant lequel une pièce de théâtre, le fait social, est en train de se jouer. La relation entre décor et fait est simple : on ne peut que difficilement jouer Hernanie dans un décor de cirque ambulant ou Les trois mousquetaires sur fond de pyramides égyptiennes. Et le sociologue est dans la salle. Le problème de cette vision est que le décor étant constitué de milliers de faits, sa description complète, qui serait pourtant nécessaire à la compréhension objective (c'est à dire hors contexte) du fait, est en réalité rapidement interrompue et se résume au choix (arbitraire car dépendant de ce que le sociologue veut montrer et non de l'importance relative réelle, pour les acteurs-membres, des différents éléments) de quelques éléments du décor. Et le second problème de cette vision est qu'elle considère le protagoniste du fait social comme un acteur, récitant la pièce écrite par un deus ex machina, et qui pourrait tout aussi bien la réciter devant un décor vide. Et le sociologue, assistant au spectacle, réécrirait le livret et en ferait une étude de texte.

On a vu (articles "infinitude des indexicalites", "membre", "professionnel/profane") que cette conception de la sociologie se heurte, entre autres à deux obstacles de taille :

- le sociologue n'est pas dans la salle, mais sur scène avec les acteurs, et en train de jouer également un rôle dans la pièce.

- il travaille à partir d'une matière première qui n'est pas le texte du livret (puisqu'il n'est pas dans la salle en train d'écouter), mais des descriptions qui sont déjà une présentation "structurée" de la réalité, la pièce étant une improvisation permanente, sans aucune possibilité de "répétition".

Ainsi donc, pour l'ethnométhodologue, le fait n'est pas relié au contexte dans lequel il se déroule par une simple relation de référence spatiale ou temporelle, mais par une relation indexicale réflexive. le fait et son contexte ne sont, en aucune manière séparables parce que le contexte permet aux membres (dont le sociologue) de "voir" le fait, en même temps que le fait leur permet de comprendre le contexte. "Les membres utilisent les éléments du contexte pour produire la description sociale, la connaissance commune qu'ils ont de leur action et confient ou prêtent intention aux éléments du contexte les indices du sens de leur action commune : ce qui doit être, ce qui est conforme qu'il soit, ce qui vérifie." [Signorini 1985].

Cette notion de contexte, très différente de celle que j'ai donné en première approximation, est définie précisément par Garfinkel dès le premier chapitre des Studies :

"A bien des égards, dont le nombre est indéfini, les investigations des membres sont des éléments constitutifs des situations qu'elles analysent. Et, sous ces même aspects, leurs investigations sont rendues reconnaissables aux membres en tant qu'elles sont adéquates-à-toutes-fins-pratiques. Par exemple, au Centre de Prévention du Suicide de Los Angeles, le fait que les morts soient rendues descriptibles-à-toutes-fins-pratiques est un accomplissement organisationnel pratique. (...) Cet accomplissement consiste, pour les membres, à produire des ethnographies, à les reconnaître, à les utiliser. Il constitue pour les membres un processus banal, selon des modalités que l'on ne connait pas. Et l'intérêt que présente pour nous ce phénomène impressionnant est à la mesure des modalités inconnues selon lesquelles cet accomplissement est banal. Car, en ces modalités inconnues, ce phénomène correspond :

a) au fait que les membres ont recours aux activités concertées de la vie courante en tant que méthodes pour reconnaître et démontrer les propriétés rationnelles des expressions et des actions indexicales, c'est à dire pour reconnaître et démontrer qu'on peut les isoler, qu'elles sont typiques et uniformes, qu'on peut éventuellement les répéter, qu'elles sont apparemment en rapport les unes avec les autres, qu'elles sont cohérentes, équivalentes, substituables, descriptibles de manière anonyme, qu'elles ont une orientation, qu'elles sont projetées...;

b) au fait que les actions en contexte sont analysables, étant donné que non seulement il n'existe pas de concept du contexte-en-général, mais que tout usage de "contexte" est lui même, sans exception, essentiellement indexical."

Cette notion de contexte amène les ethnométhodologues à considérer les descriptions du monde social faites par des membres non pas comme des explications informatives sur "ce qui est réellement arrivé", vu de l'intérieur, mais comme des accomplissements localisés [Zimmerman 1976]. Dit d'une autre façon, lorsqu'un membre relate un fait, d'une part, il ne fournit pas une information mais une interprétation, et, surtout, il est en train de créer un nouveau fait (celui de raconter). Cette position, comme le remarque Georges Lapassade, est très proche de celle des analystes transactionnels.

Et cette position a amené certains critiques [Mc Sweeney 1973], [Coser 1975] à définir l'ethnométhodologie comme concernée principalement par une description théorique de significations locales excluant et déniant la possibilité d'une généralisation quelconque au delà de tels événements étroits et particuliers et, par conséquent, s'enfermant dans une forme sans grand intérêt de subjectivisme. Cette critique est évidemment réfutée à hauts cris [Zimmerman 1976].

L'école d'ethnométhodologie pariseptiste a, me semble t'il, considérablement enrichi cet aspect du débat. En effet, Yves Lecerf a introduit l'idée que l'ethnométhodologie serait l'une des sociologies sans induction. Il ne veut pas dire en cela que les ethnométhodologues doivent s'abstenir ou s'abstiennent totalement de recourir au raisonnement par induction (comme l'expriment Mc Sweeney et Coser), mais plutôt que les ethnométhodologues, profondément conscients des dangers du raisonnement par induction dans un discours qui prétend respecter les règles de la rationalité scientifique idéale, vont s'efforcer, autant que possible, de ne pas pratiquer cette forme de raisonnement. Les ethnométhodologues ne peuvent cependant échapper à l'usage du raisonnement par induction, puisqu'ils savent et disent être sur une voie de connaissance qui n'est pas strictement subjectiviste, et donc, chaque fois qu'ils utiliseront une forme de raisonnement par induction, ils attireront l'attention du lecteur sur l'usage de cette pratique, amortissant ainsi considérablement (et peut être même supprimant) les effets néfastes de la procédure de raisonnement utilisée.

Ils renouvellent ainsi l'application de ce qui est l'une des règles de base de la rationalité scientifique idéale. La règle du doute systématique, qui est revendiquée comme essentielle dans tout discours scientifique, n'est, dans la pratique, que très rarement rappelée explicitement à l'attention du lecteur lorsqu'il faudrait qu'elle soit appliquée. Et l'utilisation, dans un discours, d'un raisonnement par induction est l'un des cas principaux où cette règle devrait être instantanément mise en oeuvre par le lecteur. En attirant l'attention du lecteur sur le fait qu'il est en train de lire un raisonnement par induction, l'ethnométhodologue l'oblige à douter, c'est à dire à re-contextualiser le raisonnement, détruisant ainsi l'effet néfaste de l'induction.