1.4.10.- Raisonnement scientifique/de sens commun.C'est dans le chapitre 3 des Studies que Garfinkel définit ce qu'il entend par connaissances de sens commun. Il se réfère aux travaux d'Alfred Schütz sur les pratiques de la connaissance commune de sens commun et il définit la connaissance de sens commun des structures sociales comme "la connaissance d'environnements organisés socialement d'actions concertées". Ainsi donc, c'est la connaissance indexicale des contextes organisés socialement par les membres qui constitue la connaissance de sens commun, qui va servir, en permanence, de support de référence au raisonnement de sens commun, et qui, de manière réflexive l'entretiendra, la vérifiera et la modifiera. Cette connaissance porte aussi bien sur la façon d'élever ses enfants, que de faire la cuisine, de recevoir des amis, que sur la relation avec ses supérieurs hiérarchiques, la négociation avec un commerçant, etc. (Voir l'article "connaissances, compréhension, culture communes")
On a vu, dans l'article "professionnel/profane", que l'ethnométho- dologue, observant toutes les formes d'actions pratiques, analyse en particulier les méthodes de travail des membres de communautés scientifiques (Garfinkel et les astrophysiciens, Livingston et les mathématiciens...) et, plus particulièrement encore, les méthodes d'action pratiques des sociologues. Ces travaux ont amené l'ethnométhodologie à élaborer sa propre position épistémologique en établissant une distinction, très claire chez Garfinkel, entre quatre conceptions différentes de la rationalité, qui peut être vue comme :
- l'ensemble des règles auxquelles les membres de la communauté "scientifique" souscrivent en tant que normes idéales permettant de générer une activité "scientifique", de déboucher sur un résultat "scientifique", d'évaluer "scientifiquement" une situation, par exemple le résultat du travail d'un confrère.
- l'ensemble des règles pratiques (aussi appelées "méthodes pratiques") que suit un membre de la communauté "scientifique" pour effectivement faire son travail. Cet ensemble n'est pas absolument identique au précédent. Garfinkel donne en exemple la règle qui veut que l'on "croie" (accepte comme valides) les résultats d'autres chercheurs sans entièrement et "scientifiquement" (au sens du précédent ensemble de règles) les revérifier.
- l'ensemble des règles auxquelles les membres de la société, dans la vie de tous les jours, souscrivent en tant que normes idéales d'un comportement social et d'un mode de raisonnement socialement acceptés. Ces normes permettent de définir le fait qu'un raisonnement ou une conduite sont "raisonnables".
- l'ensemble des règles pratiques effectivement utilisées dans la vie de tous les jours.
Au cours de ses observations de l'activité pratique des chercheurs en sciences sociales, l'ethnométhodologue est, naturellement, amené à constater l'affirmation de la supériorité du raisonnement scientifique mis en oeuvre pour réaliser leurs enquêtes sociologiques professionnelles, sur le raisonnement de sens commun mis en oeuvre par les autres membres à l'occasion de la réalisation des enquêtes sociologiques profanes. Mais, poursuivant sa recherche, l'ethnométhodologue se rend compte que l'invocation de la rationalité scientifique idéale par le chercheur pour valider la supériorité de son raisonnement n'est, en réalité pas justifiée. Cette invocation injustifiée est due, tout d'abord, à des raisons "structurales". En effet, en sciences sociales au moins, la rationalité scientifique idéale est inaccessible et son application se traduit, ainsi que l'explique Garfinkel, par l'impossibilité de procéder à la distinction et au remplacement d'expressions indexicales par des expressions objectives, ce qui fait l'une des différences essentielles entre les sciences exactes et les sciences inexactes. L'usage des rationalités scientifiques idéales, qui fonctionne si bien pour évaluer les activités des chercheurs, car les chercheurs utilisent justement ces mêmes rationalités pour générer leur travail, n'est pas adéquat pour modéliser les actions gouvernées par les présuppositions de la vie de tous les jours et toute tentative de formalisation du comportement quotidien à l'aide de ces règles débouche nécessairement sur les conclusions, évidemment fausses, que les comportements des individus en société sont "insensés" et que le système des interactions sociales est désorganisé. Garfinkel, qui propose une démonstration de cette assertion dans le chapitre 8 des Studies, en faisant appel aux travaux de Schutz, explique ainsi les difficultés rencontrées par les chercheurs et théoriciens qui s'interrogent sur le comportement, la déviance, la communication, etc...
Une seconde raison que les ethnométhodologues s'efforcent de montrer est que, dans l'activité de raisonnement respectant soi-disant les règles de la rationalité scientifique idéale, viennent souvent s'immiscer (sournoisement et comme composante essentielle, dit Yves Lecerf) des raisonnements de sens commun, en particulier par le vecteur des "allant de soi" véhiculés par le langage naturel, dont l'usage est obligatoire, faute d'avoir réussi à élaborer un langage formel de description des faits sociaux. Garfinkel nous donne ainsi pour exemple la réalisation des listes d'instruction pour saisir les codages dans des questionnaires. Dans ces manuels, le rédacteur des instructions de codage, ne pouvant effectivement prévoir une typologie opérationnelle des objets à codifier est obligé de laisser une certaine latitude, non contrôlée au codeur.
Par ailleurs, comme l'explique [Brown 1980], citant Kuhn, les recherches effectuées par les communautés scientifiques en sciences sociales constituent une science "normale" (on oserait presque dire "de sens commun"), car les membres de ces groupes ayant reçu une formation et une initiation professionnelles similaires et ayant assimilé la même littérature technique, ont donc tiré nombre de leçons similaires. Il en résulte qu'ils forment une "constellation d'intérêts collectifs" tels que généralisations symboliques, modèles du réel, critères de prédiction, jugement d'adéquation et cas exemplaires. Les paradigmes servent donc non seulement de cicérones aux solutions mais aussi de cicérones à ce qui va être vu comme problème. Et tant la définition des problèmes que les méthodes mises en œuvre pour leur résolution ne sont pas élaborées en accord avec les règles de la rationalité scientifique idéale, mais plutôt en suivant des règles fortement liées au contexte (appartenance du chercheur à une école de pensée, attachement affectif à ses supérieurs, "mode" dans la communauté, etc...). Tout ceci faisant qu'en réalité, les scientifiques ne suivent pas les normes idéales qu'ils invoquent, mais plutôt des règles pratiques et se comportent en ceci de la même façon que le membre qui invoque une règle idéale de comportement social (par exemple, la fidélité dans le mariage) et, dans la pratique, "adapte" cette règle à ses situations réelles (les "accrocs dans le contrat").
Les ethnométhodologues attirent ainsi l'attention sur la proximité profonde de nature qui peut exister entre les explications "scientifiques" du monde et d'autres explications, habituellement jugées comme "non rationnelles". En ceci, les ethnométhodologues ne sont pas éloignés de Durkheim [Lukes 1967] :
"C'est à travers les religions primitives qu'une première explication du monde a été rendue possible... Quand j'apprends que A précède régulièrement B, mes connaissances sont enrichies d'un nouvel item, mais ma compréhension n'est pas du tout satisfaite par une constatation qui n'est pas rationnellement justifiée. Je commence à comprendre seulement quand il m'est possible de concevoir B dans une perspective qui me le fait apparaître comme quelque chose qui n'est pas étranger à A, qui est uni à A par une relation intelligible. Le grand service que les religions ont rendu à la pensée est qu'elles ont construit une première représentation de ce que ces relations intelligibles entre les choses pourraient être... Les explications des sciences contemporaines sont plus sûres d'être objectives car elles sont plus méthodiques et parce qu'elles reposent sur des observations plus rigoureusement contrôlées, mais elles ne diffèrent pas en nature de celles qui satisfont l'esprit primitif."
On voit ainsi [Mehan et Wood, 1976], citer Feyerabend et Radnitsky : "La science est seulement l'un des nombreux monstres qui ont été créés par l'homme et je ne suis pas certain du tout que ce soit le meilleur. Il y a de nombreuses façons de trouver la "vérité". Et il pourrait y avoir de meilleures façons d'être un homme que d'essayer de trouver la vérité."
Les ethnométhodologues ne placent donc pas les sciences sociales contemporaines au dessus des autres formes de description ou de connaissances du monde, car leurs productions sont similaires en ce sens qu'elles résultent et rendent compte également de raisonnements et d'actions pratiques. Il y a rejet de la recherche positiviste de critères d'évaluation externes au domaine considéré [Garfinkel et Sacks 1970] et donc opposition à la revendication de la sociologie de se placer en situation privilégiée vis à vis de la connaissance de sens commun utilisée dans la vie de tous les jours. [Zimmerman et Pollner 1970] sont allés plus loin, en déduisant du fait que la sociologie et la recherche profane ont le même objet (comprendre le fait social), les mêmes méthodes (classement, catégorisation, raisonnement par induction à partir de modèles dérivés d'observations localisées) qui font que la confusion entre les deux activités durera tant que la sociologie utilisera le même corpus de connaissances que le raisonnement de sens commun. En attendant, disent ces auteurs, la sociologie ne peut qu'être une activité "folklorique", parce que son acceptation de formulations profanes (en langage naturel) des propriétés formelles et substantielles de son objet de recherche font de ces formulations un élément indissociable des objets qu'elles prétendent décrire.
Autrement dit, la sociologie ne sera réellement une science que lorsqu'elle aura trouvé son langage formel. Cette position est également celle de Sacks (voir en particulier [Sacks 1963]) et attire de [Attewell 1974] la remarque qu'elle n'est pas nouvelle, puisque les logiciens positivistes la soutenaient aussi, croyant voir dans les mathématiques le langage permettant de la réaliser. (pour l'examen critique de l'usage des mathématiques en sociologie, voir [Cicourel 1964]). Pollner ajoute que tant que la sociologie, comme le raisonnement de sens commun, continueront à tenter de décrire un soi-disant "monde objectif" ils ne resteront, l'une comme l'autre que des recherches "mondaines" glosant à l'infini. Ces auteurs en déduisent ainsi l'objet de l'ethnométhodologie comme "consistant non pas à concevoir l'ordre social comme ayant une existence objective supra contextuelle mais plutôt comme les façons dont les membres assemblent des faits particuliers pour présenter des visions variées d'un même ordre social". Cette tentative d'identification d'un ordre social décontextualisé, s'obtient, en sociologie classique, par des suites infinies de remplacements d'expressions indexicales par des expressions sensées être objectives et justifie l'assertion de [Garfinkel et Sacks 1970], suivant laquelle "cette différence entre la sociologie conventionnelle et l'ethnométhodologie sépare, de façon irréconciliable les deux disciplines". Il y a ainsi, dans l'ethnométhodologie, une sorte de recherche permanente visant à parvenir à fournir une vision du monde "dé-objectivisée" [Chua 1974].
Bien évidemment, la critique a été retournée contre l'ethnométhodologie, qui, comme les autres sciences sociales, utilise également le langage naturel comme matière première et comme moyen d'expression. Et c'est [Cicourel 1973] qui a simplement répondu que cette discipline n'échappait pas non plus à la glose "mondaine" mais, qu'en en étant plus consciente, elle avait quelques chances d'arriver à des résultats satisfaisant son objectif (dont on rappelle qu'il n'est pas comparable avec celui de la sociologie classique, puisque l'ethnométhodologue ne cherche pas à décrire des faits sociaux objectifs, c'est à dire hors de tout contexte, si ce n'est celui de la rationalité scientifique idéale).
Il y a donc bien, chez certains ethnométhodologues une prétention à tenir un discours "scientifique" sur des objets qui leur sont extérieurs. C'est, par exemple, ce que fait Sacks lorsqu'il s'efforce d'identifier des régularités et des lois de développements de dialogues entre des membres, quels que soient les sujets abordés. Mais cette scientificité n'est pas du même ordre que celle employée par les sociologues classiques. En effet elle ne repose pas sur une tentative d'application des critères de "rationalité scientifique idéale" aux faits sociaux eux mêmes, mais s'efforce d'appliquer ces règles de rationalité scientifique idéale pour décrire les méthodes utilisées par les membres et qui générent les faits sociaux observables, en les laissant "in vivo" dans leur propre système de rationalité. D'autres ethnométhodologues, cependant, pensent différemment. Ainsi en est-il de Blum et McHugh qui, me semble t'il, ne croient pas qu'il puisse y avoir un discours scientifique tel que celui de Sacks, parce que, pour eux, une description dans un langage quelconque n'a aucune relation avec un objet ou un monde qui n'est pas présent. La question de savoir si une description relate effectivement un phénomène réel est pour eux sans intérêt, parce que le langage est considéré comme une extériorisation de l'esprit et non comme se reliant systématiquement avec la réalité. Ils s'opposent en ceci à Garfinkel, qui, dès les premières lignes des Studies, insiste sur le caractère "incarné" (i.e., par une réalité pratique et concrète) des activités de l'esprit, et en particulier des descriptions et des raisonnements.
A quoi donc sert le langage pour Blum et McHugh ? Et bien il exprime un monde interne au locuteur, une monde de conscience dans lequel les actes de parole servent à construire et reconstruire ce monde. Etant donnée cette position, l'activité de théorisation sociologique devient une activité de création du monde :
"Quelle activité est réalisée lors de l'élaboration d'une théorie ? Est-ce une description ? est-ce la relation de faits ? est-ce une activité de prédiction ? Nous devons voir que ce n'est rien de tout cela, et la considérer comme exprimant un "moi" ou comme exprimant une vue de l'esprit. A travers la théorie, le théoricien se cherche lui-même, et son accomplissement en théorisant est de retrouver son "moi"." [Blum 1970], voir également [Blum 1977]. Ainsi donc, une description décrit le locuteur et non la chose décrite. Comment donc transmettre la connaissance ? Les autres ethnométhodologues, on l'a vu précédemment, critiquent la sociologie classique qui utilise pour décrire l'existant un langage qui, par lui-même, préstructure l'existant. Mais ils pensent également qu'en devenant conscient des procédures de recherche et du langage utilisés, il peuvent cependant parvenir à une connaissance scientifique des phénomènes. Pour leur part, Blum et McHugh, au lieu de chercher une vérité, regardent quelles procédures sont employées par les membres pour persuader les autres qu'ils détiennent une vérité et ils appliquent cette méthode, purement ethnométhodologique, entre autre à eux mêmes et aux autres ethnométhodologues :
"Nous devons accepter qu'il n'y ait aucune méthode adéquate permettant d'établir des critères de vérité, exceptées les méthodes qui sont employées pour l'acquérir ou la concéder. La vérité n'est concevable que comme la fin, socialement organisée, de manipulations linguistiques, conceptuelles et sociales sur des attitudes. La vérité d'un fait n'est pas dépendante de ses occurrences et l'étude de la vérité consiste en l'étude de la façon dont la vérité est, méthodologiquement parlant, conférée." [McHugh 1970].
Evidemment, si la vérité, c'est l'ensemble des pratiques des membres qui décident que quelque chose est vrai, il devient difficile au théoricien qui examine les pratiques des membres de décider si son examen est correct ou adéquat. Et, comme le souligne [Attewell 1974], il devient même difficile, pour les pairs qui ne sont pas en accord avec leur position épistémologique, d'évaluer le travail de Blum et McHugh. Cette position extrémiste de Blum et McHugh, qui les a conduit à abandonner la description de méthodes pratiques d'enquêtes sociales et de faits sociaux, puis à refuser de se considérer comme des ethnométhodologues n'est pas partagée par la plupart des autres tendances de l'ethnométhodologie, qui restent engagées dans une voie de la connaissance dont la pratique repose sur les règles de la rationalité scientifique idéale dont on pourrait dire qu'elles s'efforcent de la porter à son plus haut point en l'analysant comme composante essentielle mais non unique de l'activité scientifique.
La présentation de cet article pourrait donner à penser que, pour Garfinkel, il n'y aurait que deux rationalités : la rationalité scientifique et la rationalité de sens commun, ces deux rationalités étant elles-mêmes subdivisées en deux : la rationalité idéale et la rationalité pratique. On aura compris que cette présentation n'était qu'un artifice permettant au lecteur une approche sur un thème d'apparence familière : l'opposition entre raisonnement "scientifique" (sous-entendu : positiviste) et raisonnement "obscurantiste" (sous-entendu : non positiviste).
En réalité, Garfinkel exprime l'idée qu'il existe une infinité de rationalités, chacune d'entre elles étant, de manière continue, socialement construite et modifiée par le groupe où elle est pratiquement mise en œuvre. A chaque rationalité correspond une réalité, une vision du monde, dont aucune ne peut être démontrée supérieure à une autre (voir les articles "indifférence ethnométhodologique" et "compétence unique").