1.3.2.5.- La naissance du mot.

Avant de clore cette brève histoire des premiers ethnométhodologues, il me semble utile de rappeler l'origine du terme "ethnométhodologie". Comme on le verra plus loin, ce terme s'interprète facilement de plusieurs façons différentes et fera l'objet, en tant que nom de spécialité, d'une dérive, y compris dans l'esprit des premiers fondateurs. Cependant, Garfinkel, en tout cas, voit dans ce mot un seul sens tout à fait précis. Laissons le raconter la genèse du terme [Garfinkel 1968] :

"En 1945, Saul Mendlovitz, qui est maintenant à l'école de Droit de Rutgers, participait au projet des jurés, organisé par Fred Strodtbeck à l'Ecole de Droit de Chicago. Ce dernier avait installé des écoutes dans la salle de délibération des jurés à Wichita. Il me demanda d'y aller, d'écouter ce que se disaient les jurés pendant les délibérations, et ensuite, de demander aux jurés d'expliquer ce qu'ils avaient fait et dit, afin de comparer les descriptions qu'ils faisaient de leur propre activité avec ce que j'avais pu observer par moi-même.(...) A partir de ce travail, je passais tout l'été et une partie de l'automne, avec Mendlovitz, à nous demander comment les jurés savaient ce qu'ils faisaient en exécutant leur travail de juré (...) et qu'est-ce qui fait d'eux des jurés.(...) C'est en préparant deux communications, pour le Colloque du Pacifique et pour le Colloque de l'ASA, que l'idée m'est venue d'analyser les délibérations des jurés. Je m'intéressais, par exemple, à la façon dont les jurés utilisaient une certaine connaissance du fonctionnement des affaires organisées de la société, connaissance dont ils se servaient sans aucune difficulté. Tout en exigeant cette connaissance les uns des autres, ils ne semblaient pas le faire sur le mode de la vérification. Ils étaient préoccupés, bien que n'agissant pas de manière scientifique, au sens de la démarche scientifique, par des notions telles que compte rendu adéquat, description adéquate, preuve adéquate. Ils ne voulaient pas avoir de "bon sens" lorsqu'ils utilisaient des notions de "bon sens". Ils voulaient suivre la légalité et, en même temps, être justes. (...) Savez-vous où j'ai trouvé ce terme ? J'étais en train de consulter des fichiers bibliographiques à Yale. Sans chercher rien de bien particulier, je regardais une liste de termes descripteurs et je m'arrêtais sur les termes suivants : ethnobotanique, ethnophysiologie, ethnophysique. Et je me suis alors dit : Voila des jurés qui font de l'ethnométhodologie, mais qui font leur méthodologie d'une façon qui n'est pas toujours évidente. Ce n'est pas une méthodologie qu'accepteraient mes collègues s'ils cherchaient à embaucher des professeurs dans un département de sociologie. Il est peu probable qu'ils aillent chercher des jurés, et, cependant, l'intérêt que portent les jurés à de telles questions est incontestable. En attendant, comment cataloguer tout cela afin de pouvoir m'en rappeler ? Quel genre de mnémonique inventer ? C'est ainsi qu'a été utilisé, au départ, le terme "ethnométhodologie". "Ethno-" semble faire allusion, d'une façon ou d'une autre, au savoir quotidien de la société en tant que connaissance de tout ce qui est à la disposition d'un membre. Quand il était question d'ethnobotanique, il s'agissait, d'une manière ou d'une autre, du savoir et de la compréhension de ce qui constitue, pour les membres, les méthodes adéquates pour s'occuper de questions botaniques. Un membre d'une société différente, par exemple un ethnographe, reconnaîtrait ces questions comme relevant de la botanique. Cet individu utiliserait l'ethnobotanique comme une base adéquate d'inférence et d'action pour mener ses propres affaires en compagnie d'autres tels que lui. C'était aussi simple que cela. (...) Après avoir défini le terme, parlons maintenant de ses vicissitudes. Il a pris une importance démesurée et je tiens à dire que je refuse toute responsabilité pour ce que l'ethnométhodologie est devenue chez certains. Je parle d'ethnométhodologie, car il y a désormais beaucoup de gens qui font des recherches sur les activités pratiques, les connaissances ordinaires, l'organisation pratique. Voilà l'objet de l'ethnométhodologie. C'est l'étude de l'organisation du savoir d'un membre, de ses affaires quotidiennes, de ses propres activités organisées, lorsque nous considérons le savoir comme faisant partie du cadre même qui le rend organisable."

Cette histoire de l'élaboration du mot "ethnométhodologie" par Garfinkel est postérieure au début de ses travaux et à la définition de son projet de recherche sociologique. C'est pourquoi elle a été parfois interprétée comme une "légende", construite après coup dans un but pédagogique. On trouvera, dans [Quéré et Lapassade 1986] une discussion à ce sujet.