Chapitre II - Indexicalites peri-moonistes

ETHNOMETHODOLOGIE : REGARDS SUR UN TERRAIN INTERDIT
par Alexandra Schmidt

CHAPITRE II
INDEXICALITES PERI-MOONISTES



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Introduction

Le présent chapitre vise à présenter le cadre de référence du lexique indicatif en chapitre III.

Ce cadre est extrêmement complexe, car il est évolutif dans le temps et dans l'espace, et comprend un grand nombre d'acteurs très divers, tous ces facteurs ayant contribué, au fur et à mesure, à son élaboration. Il détermine le choix des rubriques pour représenter la secte Moon.

On verra également que l'approche lexicale est particulièrement adaptée à ce travail, car dans ce terrain, et cela est ressenti de façon très aiguë par tous les acteurs, le langage est le véritable terrain, le lieu de négociation, d'auto-définition, l'enjeu dont dépend toute l'activité quotidienne, et pour certains, tout leur engagement personnel. "L'arbitraire résiduel du sens des expressions indexicales" (1) est effectivement pris comme enjeu de négociations, de négociations passionnées et dures, de stratégies personnelles et de groupe.

La particularité de la présentation lexicale de ce mouvement découle de la particularité du "phénomène sectes" en général : on ne peut devenir membre d'une secte sans précisément devenir "sectaire". On n'écrit un mémoire de DESS, si l'on est membre- mooniste, que si on a reçu l'ordre ou la permission de le faire, et dans un but particulier, dicté par la secte. De plus, étant membre, il devient très difficile, voire impossible, de présenter une étude de son propre langage en tenant compte de son indexicalité inhérente, puisque le propre du langage mooniste est de représenter une "vérité absolue". Robert Jaulin, dans La Mort Sara (2), parle précisément de cet aspect particulier de la membritude initiatique, du problème du secret, et de celui de l'observateur, initié dans le groupe, qui en sort pour raconter.

Par contre, il y a d'autres méthodes pour avoir un contact intime avec le langage et la vie de ce mouvement : il suffit d'être membre de l'environnement que j'ai baptisé "péri-mooniste" (dorénavant "PM", adjectif ou substantif).

Les péri-moonistes sont les membres de cet environnement. Les PM peuvent être membres temporaires ou membres à long terme, ou même membres permanents. Les membres péri-moonistes peuvent être, par exemple, des parents qui ont un enfant qui est devenu mooniste, ou bien des personnes travaillant dans des associations qui recueillent des informations sur la secte Moon et qui agissent pour ou contre cette dernière. Ils peuvent être des journalistes qui travaillent rapidement sur la secte pour un article, ou plus en profondeur pour une étude ou un livre - dans ce dernier type de péri-mooniste, on retrouve également des étudiants (dans diverses disciplines, surtout celles liées à la santé mentale, et aux sciences sociales), des professionnels (psychologues, psychiatres, travailleurs sociaux, sociologues, ethnologues, chercheurs...), des représentants de l'Etat (policiers, députés parlementaires, membres de missions ministérielles, enseignants, etc...), ou des représentants de différentes religions.

Enfin, et surtout, ils peuvent être membres des ex- moonistes. Ce dernier groupe a un poids très particulier dans l'environnement péri-mooniste, car il est le relais de transmission le plus direct et immédiat du langage naturel des membres moonistes.

Il faudrait inclure les membres moonistes dans cette notion, à cause de l'interaction permanente entre ces derniers et les personnes sus- mentionnées, qui fait que l'ensemble forme un groupe village. Et cela d'autant plus que le lexique est une émanation directe du groupe des membres moonistes. Cependant, bien qu'on ne puisse scinder l'ensemble sans fausser quelque peu les données, d'un point de vue pratique il m'a fallu utiliser le terme de PM en excluant les membres moonistes, les processus accomplissants des uns étant trop différents, bien qu'en interaction, des processus accomplissants des autres. Par ailleurs, bien que l'environnement PM comprenne des personnes ayant des attitudes diverses par rapport à la secte Moon, le poids des personnes dont l'attitude était négative, à divers titres, pesait nettement plus lourd dans l'ensemble des interactions PM. On voudra bien tenir compte du fait que, lorsque je parle des PM, l'attitude parentale est souvent dominante.

Ces "catégories" de péri-moonistes peuvent, bien entendu, se recouper (professionnel qui travaille dans une des associations sus-mentionnées, représentant de l'Etat qui est parent de mooniste, représentant d'une religion qui est journaliste, etc...). De nombreuses combinaisons sont possibles.

Cependant, les vraies catégories, celles qui comptent à l'intérieur de cet environnement, sont celles qui relèvent de la position personnelle, quelle qu'en soient les raisons, du péri-mooniste par rapport à la secte, à savoir : est-il contre? (PM-AS = péri-mooniste anti-sectes), est-il ou se veut-il neutre (PM-N), ou bien est-il un défenseur des sectes (PM-PS = péri-mooniste pro- sectes)?

Ceci est une brutale schématisation de ces trois catégories. Mais c'est elle qui fonctionne dans ce milieu, car c'est par ces positionnements qu'on "se reconnaît" entre soi, et que sont déterminés et le langage et les procédés à l'intérieur de l'environnement. Car, bien entendu, il y a une myriade de nuances à l'intérieur de chaque groupe. Il y aurait des AS résolument "anti-sectes", par exemple, et reconnus comme tels par certains péri- moonistes, mais qui paraissaient suspects aux yeux d'un sous-groupe PM-AS, les parents de moonistes, à cause de leur langage, considéré comme trop élaboré, et de leur argumentation considérée comme trop distante par rapport aux préoccupations véritables des PM-AS. Il y avait, dans ce cas, une trop grande part d'indexicalisation chez les uns et chez les autres, qui rendait difficiles les négociations et les convergences.

Le présent chapitre traitera de cette question en vue de dégager les procédés, et les "patterns" qui sont propres au contexte PM, compte tenu de la particularité de cet environnement, particularité qui impose certaines règles d'ordre psycho- affectif, voire morales, pour ce qui équivalait à une évaluation interne quasi-permanente de l'appartenance à ce milieu sur la base de critères d'engagement, de loyauté, de confiance.

Il convient en premier lieu, avant d'aborder cette discussion proprement dite, de présenter brièvement le groupe focal choisi pour cette étude : la secte Moon.



II.1. Présentation de la secte Moon dans les termes du langage naturel PM (3)

La secte Moon est un raccourci pour nommer ce qui est à la fois une église, une organisation politique, une multinationale d'affaires, et une secte messianique.

Sun Myung Moon, son fondateur, est né en Corée en 1920, dans une famille bouddhiste qui se convertit au Protestantisme lorsque Moon a environ 10 ans. C'est en 1936 qu'il dit avoir reçu la révélation de sa mission, et en 1946 qu'il fonde sa première église, en se proclamant le Messie-Seigneur du Second Avènement.

Durant cette époque, jusqu'en 1954, lorsqu'il fonde les bases de ce qui deviendra le mouvement connu aujourd'hui sous le nom d' "Association du Saint- Esprit pour l'Unification du Christianisme Mondial" (plus succintement l'Eglise de l'Unification, l'EU) avec cinq personnes, il fait des études, il prêche, se fait emprisonner par les autorités communistes, vit dans la misère, se marie plusieurs fois, en bref, cherche sa voie. Ses souffrances durant cette période sont décrites ainsi par ses disciples : "Pendant ces années de recherche et de combats intenses, il versa des torrents de larmes. Ses yeux étaient souvent tellement enflés que même les personnes qui étaient les plus proches de lui reconnaissaient avec peine. Ses larmes coulaient si fort, qu'elles mouillaient parfois les nattes épaisses qui recouvrent le plancher en Orient, et passaient au travers du plafond de l'étage en dessous. Il pleurait à cause de la souffrance de Dieu." (4)

Son église très prosélyte se heurte rapidement à l'opposition de la société. Cependant, Moon fera trois rencontres qui seront déterminantes pour la suite de son histoire - trois nouveaux membres qui lui ouvriront les portes respectivement de l'establishment coréen, des services secrets et de l'armée coréens. Les Principes Divins, réadaptés, deviennent le texte sacré du mouvement. Le nombre de membres augmente très rapidement durant les années 50/60, avec des missionnaires envoyés, après la Corée, au Japon et aux Etats-Unis.

En 1960 a lieu le grand événement qui fonde le mouvement du point de vue mystique (par rapport à la doctrine interne, voir entrée "Noces de l'Agneau", dans le Chapitre III) : c'est le mariage avec Han Hak Ja, la femme actuelle de Moon, dont il aura une douzaine d'enfants.

Les années 70 voient l'expansion du mouvement dans le monde : en 1972, l'EU est présente dans 26 pays, dont la France. A la suite de quelques difficultés en Corée, les Etats-Unis deviennent le fer de lance du mouvement. Malheureusement, là aussi, l'EU connaîtra une grande opposition.

Ces difficultés n'ont pas empêché le mouvement de créer de nombreuses filiales - associations religieuses, culturelles, entreprises diverses (depuis la poissonnerie jusqu'à la fabrication d'armes, en passant par le commerce du ginseng), organisations politiques ou médiatiques, publications.... L'EU en tant qu'organisation est globalement extrêmement puissante financièrement, ce qui est l'une des raisons pour lesquelles elle a suscité beaucoup de critiques et d'opposition.

Mais ce sont surtout ses méthodes de recrutement qui ont défrayé la chronique : dans le monde entier des associations se sont créées, regroupant les personnes dont un proche (parent ou ami) était devenu membre de la secte. C'est l'une de ces associations, véritables "centres de ressources" sur les sectes, qui a constitué mon terrain.




II. 2. Fiche signalétique du contexte - délimitation dans le temps et dans l'espace


    - Préhistoire : 1976, premier contact direct avec un discours sectaire. Lieu : Paris

    - Période de contact intense et d'interaction : 1978-1983, au sein de l'association ADFI décrite plus loin. Lieu : Paris, bureau de l'association ADFI ; puis extension des activités en Europe (Allemagne, Angleterre, Belgique, Danemark, Espagne), aux USA, en Inde.

    - Période de contact espacé et d'inter-action ponctuelle : 1983-1985, par conséquence de mon activité au sein d'une autre association. Lieu : Paris.

    - Période de contact passif et d'élaboration de la présente étude : 1985-1990. Lieu : Paris et Washington.



II.3. Prémisses d'une sensibilisation, ou comment se former pour être accepté comme membre PM


II. 3.1 Le parcours du traducteur. Account.

Mon tout premier contact avec un discours sectaire (émanant d'une secte) fut d'ordre purement linguistique. Un vieux Monsieur, émigré russe, m'avait demandé de lui traduire un livre intitulé "La Dianétique", d'un certain Ron Hubbard, en Russe, afin qu'il puisse le lire, car on le lui avait bien recommandé, et qu'il s'intéressait follement au sens de la vie et des choses, et que le livre était paraît-il plein d'enseignements. Bien sûr, lui dis-je, et je m'attelai à la tâche. Je m'aperçus très rapidement qu'il n'était pas question de "traduire", car à chaque ligne, je rencontrais des néologismes, et qu'il eût fallu créer des néologismes correspondants dans la langue-cible. Dans un cas comme celui-là, le traducteur a plusieurs alternatives :

    1. il peut refuser de traduire le texte ;

    2. il peut accepter de le traduire à condition que le demandeur lui fournisse un glossaire avec tous ses desiderata en ce qui concerne les néologismes ;

    3. il peut créer lui-même, plus ou moins arbitrairement, les néologismes correspondants dans la langue cible. Arbitrairement - car tout dépend de son interprétation de la langue source et du sens général du texte, ainsi que de son talent linguistique dans la lange cible ;

    4. il peut élaborer, en commun avec le demandeur, des néologismes qui conviennent à ce dernier en fonction d'un sens général qui serait dégagé par les deux parties ;

    5. enfin (et ceci est la solution la plus conforme à la déontologie professionnelle), le glossaire et le sens du texte sont élaborés et dégagés par les trois parties en présence : le demandeur, l'auteur du texte dans la langue source (les deux peuvent éventuellement se recouper), et le traducteur qui maîtrise la langue cible. (5)

En l'occurrence, j'abandonnai la traduction, car l'auteur était absent et inconnu, et le vieux Monsieur russe n'avait aucune connaissance de la langue source. Mais la raison principale était mon rejet viscéral de ce qui m'apparaissait comme une langue synthétique construite à partir de mots fabriqués artificiellement, et mon refus intime d'accepter le sens arbitraire de cette 'cuisine langagière' présentée comme une évidence.

Je devais découvrir quelques années plus tard que ce livre était l'oeuvre fondamentale d'une secte, la Scientologie, dont Ron Hubbard était le fondateur. Mon rejet et mon refus prenaient alors un sens.


Un goût pour certaines lectures - notamment Koestler, Orwell, Huxley - me donna une passion pour tous les processus que je résume sous le terme orwellien de double-think, faiblement rendu par l'expression française "double-pensée".

Le "novlangue" telle que présentée par Orwell (6) me paraissait bien représenter ce que je ressentais profondément, à savoir que le langage est aussi un pouvoir, qu'elle est une manifestation humaine si puissante qu'elle peut modifier les hommes, leurs pensées, et leurs actes. En résumé, le novlangue est une langue développée, dans l'ouvrage cité, par l'Autorité au pouvoir, afin de contrôler les pensées des êtres humains, et partant, leur comportement personnel et social :

    "L E BUT DU NOVLANGUE ETAIT, NON SEULEMENT DE FOURNIR UN MODE D'EXPRESSION AUX IDEES GENERALES ET AUX HABITUDES MENTALES DES DEVOTS DE L'ANGSOC (NOM DE L'IDEOLOGIE DOMINANTE), MAIS DE RENDRE IMPOSSIBLE TOUT AUTRE MODE DE PENSEE. IL ETAIT ENTENDU QUE LORSQUE LE NOVLANGUE SERAIT UNE FOIS POUR TOUTES ADOPTE ET QUE L'ANCILANGUE (ANCIENNE LANGUE) SERAIT OUBLIE, UNE IDEE HERETIQUE - C'EST-A-DIRE UNE IDEE S'ECARTANT DES PRINCIPES DE L'ANGSOC - SERAIT LITTERALEMENT IMPENSABLE, DU MOINS DANS LA MESURE OU LA PENSEE DEPEND DES MOTS." (7)
Les oeuvres de Koestler (notamment Le Zéro et l'Infini, et Le Yogi et le Commissaire) montraient l'influence subtile du langage dans la modification de tout l'état de conscience et l'affectivité de l'être humain. Et Huxley, animé des mêmes préoccupations par rapport au contrôle social, intégrait ces considérations dans une projection fantastique d'une société où les fonctions sociales étaient définies à l'extrême (Le Meilleur des Mondes).

Mes préoccupations sur le pouvoir du langage, et ma propre expérience des différences dans les visions du monde que pouvaient donner, par exemple, deux langues différentes (8), me donnèrent une "formation" qui me permit d'acquérir rapidement les discours et attitudes appropriés qui m'ouvrirent les portes des PM-AS, lorsqu'on me proposa de travailler au sein de l'ADFI.



II.4. Un poste d'observation et d'interaction idéal


L'ADFI (Association pour la Défense de la Famille et des Individus) est une "association anti-sectes". (Cette appellation, la plus couramment utilisée par le grand public, sera explicitée plus loin ; elle est importante, car l'expression "association anti-sectes" concentre un certain nombre de connotations, et d'attitudes, essentielles au présetn account).

Je me trouvais dans une situation particulièrement avantageuse pour un accès maximal aux informations, car j'avais des responsabilités non seulement dans le fonctionnement interne de l'association, mais aussi dans toutes ses relations externes. Ainsi, notamment par l'intermédiaire des liens avec ses homologues étrangers, l'association a pu obtenir une très grande quantité d'informations et de documents en provenance du monde entier (notamment ceux utilisés pour le présent travail). J'étais aux premières lignes.


II .4.1 Brève présentation historique

L'ADFI fut créée en 1976, à Paris, par un groupe de parents dont les enfants étaient devenus membres de la secte Moon.
Son but était d'informer les pouvoirs publics et le public en général sur les agissements des sectes.
Ce groupe fondateur fut rapidement rejoint par d'autres parents, dont les enfants étaient partis dans d'autres sectes qui peu à peu s'installaient et se développaient en France (Enfants de Dieu, Scientologie, Krishna, etc.).

Concentrée sur la France dans un premier temps, l'ADFI prit une dimension internationale dès 1980, établissant officiellement des liens de travail avec ses homologues à l'étranger.

Elle continue de fonctionner à l'heure actuelle, ayant acquis, depuis sa création, la réputation, fondée d'ailleurs, d'être le seul centre de ressources véritablement fonctionnel en matière de sectes modernes, en France. Elle possède une documentation extrêmement riche en la matière, et sert de noeud à différents "réseaux informatifs".

II.4.2 Cadre du fonctionnement quotidien

L'ADFI avait loué des locaux (trois petites pièces) à l'intérieur d'un local plus grand qui appartenait à la paroisse voisine. Le nombre d'employés, (un seul dans les débuts, trois actuellement), fut toujours très limité au vu du travail à accomplir, pour des raisons budgétaires et l'équipe était, est encore, composée principalement de bénévoles.

Au fur et à mesure de sa croissance (en termes d'activités et d'impact), les locaux et les équipes se trouvaient en permanence sollicités au-delà de leur capacité. Ce sentiment a toujours été dominant au sein de l'association. Sa praxis en était influencée, dans la mesure où un choix devait s'opérer constamment entre les différentes tâches qui se présentaient : la priorité était généralement donnée à ce qui concernait les relations avec l'extérieur (demandeurs d'informations, demandeurs de conseils...) par opposition aux tâches pratiques et administratives.

II.4.3 Fonctionnement général

Il convient de garder à l'esprit le fait que, pour décrire le fonctionnement quotidien de l'association, je procède par la méthode documentaire (9) au sens où je réorganise et sélectionne les événements afin d'en extraire la pertinence. Etant donné que l'ensemble des activités et des échanges qui avaient lieu dans l'association était plus ou moins riche, selon le moment, il paraît plus efficace de sélectionner des activités et échanges qui me paraissent le mieux illustrer l'ensemble, d'autant plus que ces processus étaient enchevêtrés les uns avec les autres. Les mots dits, les événements décrits, ont vraiment été dits et ont vraiment eu lieu, le récit en est précis, mais ils sont sélectionnés parmi une myriade de mots et d'événements similaires, ou différents, parce que je les considère comme représentatifs.

L'activité de l'association était basée sur l'extra-ordinaire : une rupture dans la vie d'une famille. L'événement consistait en fait en un basculement du sens à l'intérieur d'un groupe donné : la famille. Les mêmes mots, échangés encore naguère entre les membres de ce groupe, n'avaient plus le même sens pour ceux qui étaient en dehors, et ceux qui étaient au dedans de la secte. Il y avait rupture totale de communication même lorsque les acteurs "communiquaient" par téléphone, par lettre, ou en personne.

L'extra-ordinaire était l'ordinaire dans ce contexte, comme toute activité extra-ordinaire devient ordinaire dans son propre contexte (10). De cet extra-ordinaire découlait une série d'activités ordinaires.

II.4.4 Fonctionnement quotidien

L'extraordinaire faisait irruption par un coup de fil ("mon fils a disparu dans une secte en Amérique"), par une lettre ("ma fille refuse de nous parler depuis qu'elle est dans cette secte"), par une visite ("mon mari est devenu membre de tel groupe : est-ce que c'est une secte?"), ou par un événement, dont l'un des plus célèbres fut le suicide collectif du groupe 'Le Temple du Peuple', de Jim Jones, au Guyana.

L'ordinaire qui en découlait consistait à noter l'appel dans un registre, à classer la lettre, à répondre au visiteur, à préparer des dossiers pour les média et les pouvoirs publics lors d'un événement, sur leur demande.

Les tâches se sont différenciées en fonction des personnes, de leur temps disponible et de leurs capacités, au fur et à mesure que la quantité de travail augmentait - telle bénévole, s'engageant pour tant d'heures par semaine, était plus particulièrement chargée d'organiser les conférences d'information en milieu scolaire ; telle autre, du classement, ou encore d'une secte particulière, ou de recevoir de nouveaux parents pour les conseiller. J'ai pu constater que ces attributions se faisaient de manière spontanée, en fonction des talents et des préférences des individus. Plusieurs tentatives d'organiser la main d'oeuvre furent entreprises : elles échouèrent en général, et la main d'oeuvre s'auto-organisait toujours en fonction de critères personnels et subjectifs, mais reconnus et acceptés, à divers degrés, par tous les acteurs. Un cas d'espèce du chaos-management.

L'ensemble de toutes ces activités consistait à persuader le corps social dans son ensemble de la "nocivité des sectes" (expression très usitée chez les PM-AS), et donc à faire passer un message plus persuasif - parce que se voulant plus complet (car révélant ce que les sectes cherchaient à occulter), plus "objectif", plus "vrai" - que celui émis par les sectes. Il y avait élaboration d'une stratégie compétitive.

Cet objectif était facilité dans la mesure où les personnes s'adressaient à l'association avec une plainte manifeste - aucun parent téléphonant à l'ADFI ne paraissait heureux que son enfant fût dans une secte - ce qui impliquait un terrain totalement réceptif.

Par contre, d'autres interrogations étaient plus "mesurées" (cas, par exemple, des autorités publiques) ou foncièrement hostiles ou méfiantes.

Ces caractéristiques étaient immédiatement comprises, sous-entendues, par les membres de l'association, et déterminaient la suite de l'interaction (conversation téléphonique, entrevue, conférence...).

On choisissait donc les mots, les arguments, les exemples et les documents en fonction de ce qui pouvait être le mieux perçu et accepté par l'interlocuteur.

II.4.5 La guerre des mots, ou la compétence évolutive

C'est par le simple fonctionnement quotidie l'interaction permanente directe ou par les moyens de communication existants, que les PM-AS déployaient leur compétence et furent ensuite obligés d'affiner, de développer celle-ci pour répondre à l'objectif fixé. Face aux nombreuses questions telles que "est-ce que tel groupe est une secte?", "qu'est-ce que c'est qu'une secte?", la compétence d'origine, celle du sens commun, s'est avérée insuffisante pour la simple raison qu'elle n'était pas toujours admise par l'interlocuteur.

Pour les parents, par exemple, le mot de "secte" était utilisé dans le sens communément admis. Entre parents, on savait de quoi on parlait : un quelconque leader professait une quelconque "vérité absolue" et recrutait des gens pour servir Dieu, ou aider l'humanité, mais en réalité pour développer sa propre puissance. Quand on dit "secte", on parle automatiquement de quelque chose de mauvais, d'un groupe qui vole les enfants, en fait des esclaves pour gagner de l'argent à bon compte.
Lorsque ces mêmes parents, par contre, devaient parler à des autorités publiques, ou à des professionnels (psy, religieux, etc.), ils s'apercevaient que ce contenu de sens commun était mis en cause, questionné, récusé parfois. On disait d'eux qu'ils étaient dans une "association anti- sectes", expression connotée très négativement.

Ces interactions révélaient le haut degré de différences indexicales, en faisant ressortir le riche contenu du non-dit de ce mot.
Par exemple, le non-dit religieux. Il a fallu parler du religieux. C'est là un domaine explosif, car il fait éclater toutes les différences, toutes les subjectivités, tous les codes de l'admis et de l'inadmissible, du dicible et du non-dicible.
Autre exemple, la "liberté de conscience". Voilà qui posait un problème. Comment de simple parents, comment de simples citoyens, confrontés à un problème qu'ils vivaient quotidiennement, pouvaient-ils se re-présenter vis-à-vis du grand public comme étant compétents sur des questions aussi monumentales?

Leur méthode était simple : il fallait apprendre ce que des autorités reconnues en la matière (dans les sciences sociales notamment) avaient dit sur ces questions, afin d'étayer leur propre expérience par des études réalisées par de plus compétents qu'eux.

Il a fallu gérer des tabous. Le groupe des parents, et par extension l'ensemble du groupe des PM-AS, devait s'armer, pour parler, pour interagir, de concepts nouveaux pour eux.




II. 5 La guerre des mots : compétence quotidienne contre compétence professionnelle


Quelles pouvaient être les sources de connaissance sur les sectes, sur le religieux, sur la gestion des tabous.

La théologie, bien sûr, mais son impact pouvait être limité - il s'agissait, et c'était un accord tacite pour toute personne qui travaillait dans ce contexte, d'éliminer au maximum le religieux dans une activité qui voulait acquérir une justification et une reconnaissance d'utilité sociale dans un Etat laïc. Le religieux était tabou dans l'association, car tabou dans la société : trop subjectif. La législation recouvrait ce domaine par la séparation de l'Etat et de la religion, et par la liberté de conscience, et on préférait généralement s'en tenir à cela.

Donc, le droit. Mais le mot de secte n'existe pas en droit. Il fallait extraire ce qui, dans le contenu quotidien et allant-de-soi de la connaissance des parents sur les sectes, pouvait correspondre à des catégories acceptées en jurisprudence : le droit associatif, le droit fiscal, etc.

La psychologie en général était une source importante, sinon de connaissance - car en fait les professions de la santé mentale n'avaient jamais eu à se pencher sérieusement sur un tel phénomène - du moins de mots, de langages, qui permettraient de mieux gérer les indexicalités.

Enfin, la sociologie, et subsidiairement l'ethnologie et l'anthropologie. Il existait effectivement des études sur les sectes, et le mot existait. Mais il apparaissait que le sens qui lui était donné par les professionnels ne ressemblait en rien à celui que lui donnaient les PM-AS. Les typologies, les modèles, ne permettaient pas de gérer l'activité quotidienne des acteurs PM. Ces derniers devaient à chaque moment prendre des décisions, donner des réponses, fournir des informations : les connaissances "officielles" ne pouvaient fournir ces réponses. Par contre, elles aussi ont fourni des mots, un langage et des manières de faire qui furent utiles aux PM-AS, qui accrurent leur compétence, et permirent dans cette interaction permanent une visible évolution dans cette véritable guerre des indexicalités, dont on peut repérer certaine étapes.




II. 6. Le processus réflexif - l'enjeu des codes


"Décrire une situation, c'est la constituer. La réflexivité désigne l'équivalence entre décrire et produire une interaction, entre la compréhension et l'expression de cette compréhension." (11) Cette perception conceptualisée par l'ethnométhodologie, si elle avait été présente parmi les connaissances des acteurs PM à l'époque, aurait pu éclaircir grandement la situation, aurait ouvert de nouvelles perspectives dans ce débat permanent, qui revêtait une si grande importance pour lesdits acteurs.
Elle aurait révélé "les codes" appliqués par tous les PM de façon différente, et facilité l'ajustement des indexicalités, ou du moins leur négociation.

II. 6.1 Les codes du comportement PM, ou l'horrible secret

L'origine du débat provenait de la douleur ressentie par les familles du fait de l'entrée d'un de leurs membres dans une secte. Or, impuissantes elles-mêmes à changer la situation/source de conflit et de douleur, elles devaient s'adresser à, parler à, l'extérieur : le grand public (médias, conférences), les autorités publiques, les professionnels.

L'extérieur réagissait de façon différenciée. Nous verrons plus loin les détails de l'interaction, telle qu'elle s'est développée sur plusieurs années. Cependant, le code de base, admis, sous- entendu mais secret, était qu'il ne fallait pas accepter le discours et l'attitude des parents. Un parent est par définition suspect à cause de la lourde part d'affectif qu'il introduit dans un débat qui concerne son enfant. Ce code déterminait les attitudes. Il fallait, pour toute discussion, définir sa propre position, et pour que celle-ci soit admise comme valable, établir une distance par rapport à l'attitude des parents. Cela signifiait être calme. Utiliser un langage non pas personnel, mais se voulant "objectif". Cela signifiait prétendre que l'on était tolérant, même si on ne l'était pas (cas fréquent).

Les PM (parents et familles), ne pouvant se distancier réellement d'un problème qui les touchait directement, devaient cependant apprendre, pour se faire entendre, un langage plus adapté. Les PM "neutres", refusant la problématique affective familiale, avaient à leur disposition, le plus souvent, les langages nécessaires pour légitimer leurs discours, mais non la connaissance directe des familles. Ils ne pouvaient pas non plus, du fait de leurs responsabilités dans la société, nier totalement la position des PM-AS.

II.6.2 La guerre des codes

Au fur et à mesure que la somme des connaissances grandissait dans l'environnement PM, les acteurs apprirent à intégrer l'horrible secret dans leur propre langage - les familles à envelopper l'affectif dans un langage plus approprié, plus distant, plus "savant", et les autorités, les professionnels, les média, à intégrer le problème des familles sans diminuer la "validité" de leurs propres discours.




II. 7. Le processus réflexif - les étapes


Le discours "famille" renvoyait à la réalité familiale, affective, du problème des sectes. Le discours des sectes renvoyait à leur propre réalité interne. Le discours professionnel était soit inexistant, soit renvoyait à une réalité propre à la catégorie discourante, sans qu'aucune connexion, ou presque, ne puisse être établie (ou du moins ressentie) entre ces différents sens locaux. Pourtant, personne ne pouvait évacuer purement et simplement ce problème. Il fallut accepter, de part et d'autre, la validité locale des discours, et négocier leur part de validité générale.

II. 7.1 Stade de la réaction brute

Ce fut l'époque des grands événements médiatiques (1975-1978). L'organisation Moon recrutait en masse, de nombreuses autres sectes faisaient leur apparition. La presse était présente aux réunions des familles qui s'opposaient à ces mouvements.
Le discours des familles était brut, direct : "ma fille ne veut plus m'adresser la parole", "mon fils a donné tout son argent a la secte", "ma fille ne porte même pas de petites culottes", "on nous enlève nos enfants, on en fait des robots", etc. Ce type de discours convenait très bien au bruit médiatique, grâce auquel, d'ailleurs, les autres catégories de PM furent obligées, à un moment donné, de se positionner par rapport à ce qui devenait un problème.
Pour d'autres cependant, ce discours était inadmissible : les psychologues et autres psychiatres conseillaient, par exemple, aux parents eux-mêmes de se faire soigner. Tel n'était pas le but recherché par ces derniers.

II. 7.2 Stade de la réaction défensive

Ce fut l'époque où les familles durent adopter une position différente, qui pourrait se résumer ainsi :
    "Je ne parlerai plus des culottes de ma fille, je ne me plaindrai plus que mon fils ne veuille plus me parler, mais par contre, mon enfant travaille sans couverture sociale. Les impôts ne sont pas payés. Un tel dans tel groupe s'est suicidé. Il y a donc un vrai problème, qui ne concerne pas seulement mon enfant, mais toute la société."
Les négociations pouvaient commencer. Il pouvait y avoir interpénétration des discours locaux : par exemple, les discours sur les sectes et ceux sur la marginalité, ou sur le respect des lois. Les discussions sur le sens du mot de secte sont, durant cette période, larges et interminables.

II. 7.3 Stade de la réaction constructive : élargissement des discours locaux et validation du sens commun

De part et d'autre, les connaissances s'acquérant de façon à ce que de réelles compétences nouvelles aient pu se manifester, les ajustements se faisaient.
Les descriptions faites par les différents acteurs PM renvoyaient à des discours plus larges, intégrant des parties d'autres discours locaux, et donc plus acceptables par un plus grand nombre. On ne parlait plus de "transformer mes enfants en robots", on parlait de "certaines formes de manipulation du comportement". On ne parlait plus de "petites culottes", on parlait du "respect de certaines règles d'hygiène". On ne disait plus "mon fils a disparu à l'étranger et ne me donne pas de nouvelles", on parlait de "contexte juridique de séjour et de travail de ressortissants français à l'étranger". Mais aussi, les professionnels de la santé mentale, par exemple, acceptaient l'idée que les parents n'étaient plus seuls à pouvoir profiter de thérapies.

L'ensemble des acteurs, de guerre lasse, finirent par utiliser le mot de secte couramment, dans le sens commun indiqué plus haut, les alternatives étant trop longues et lourdes à utiliser, ou trop complexes, ou insatisfaisantes. La différence était que tous les débats, les études, les conflits sur le sens du mot étaient dorénavant sous-entendus lorsqu'on employait le mot :

    "la secte un-tel - je dis secte pour résumer, n'est-ce pas, nous savons tous qu'il est impossible de définir le mot de manière satisfaisante pour tout le monde ; continuons..."
On ne cherchait plus à "définir". L'interaction quotidienne imposait les raccourcis.




II. 8 L'option lexicale


On a vu que le langage, les discours, prenaient une importance capitale dans ce terrain, car ils étaient l'objet même de l'activité quotidienne et la déterminaient presqu'entièrement.

On a vu également qu'il y avait eu obligation réciproque d'exploration des différents langages locaux.
Ces explorations étaient menées de façon non- structurée en général, à l'exception d'un groupe PM - le Laboratoire d'Etude des Sectes et des Mythes du Futur à l'Université de Paris VII, qui avait fait des études très poussées, collectives et multidisciplinaires, sur les discours sectaires.
Ce groupe n'utilisait pas encore, à l'époque, les outils conceptuels de l'ethnométhodologie, mais la notion de la référence locale, contextualisée, était déjà présente, puisqu'il s'efforçait de reconstituer, par l'étude du langage (on ressortait, pour les examiner à la lumière nouvelle des faits sociaux actuels, les argumentations des nominalistes (12)) la représentation du monde et d'elles mêmes que différentes sectes projetaient à travers leurs discours.

A fortiori, dans une approche ethnométhodologique de ce terrain, l'option lexicale paraît-elle parfaitement justifiée et utile. En effet, dans les groupes sectaires, un langage particulier se développe qui fait référence à une représentation du monde propre à ce groupe précis, différant souvent radicalement, voire entrant en conflit avec, les représentations de groupes sociaux plus larges environnants.

Il s'agit de plus qu'un simple jargon local, tel que les jargons professionnels, et donc d'autre chose que de simples sous-langages. Il s'agit d'un langage propre, avec des connotations propres, qui font référence à des catégories (métaphysiques, historiques, psychologiques, relationnelles) propres au groupe. Il est une émanation et une partie constitutive de sa doctrine. Il détermine ses activités, ses procédures, sa manière de s'organiser et de fonctionner en tant que groupe.

II. 8.1 Ni définir, ni traduire

Prenons une phrase fabriquée à partir de vocabulaire mooniste, par exemple (c'est en fait le résumé d'un paragraphe que l'on peut lire dans le Training de 120 jours (13) :
    Cette soeur n'arrive pas à aimer sa figure centrale, parce qu'elle a des problèmes Chapitre II, elle doit faire une condition d'indemnité.
Alors que les mots sont en français, et sont des mots usuels (hormis "Chapitre II" qui représente une référence spécifique à ce qui est manifestement un document, auquel il n'est pas fait référence dans cette phrase, ni, d'ailleurs, dans le texte original complet dont cette phrase est extraite), c'est une phrase qui est incompréhensible hors contexte.

Rien ne servirait de "définir" les mots en utilisant d'autres mots qui ne se réfèrent pas au même monde conceptuel. La notion de membre peut être perçue d'une façon particulièrement aiguë à travers cet exemple.

Par exemple, les "problèmes Chapitre II", définis, sont des "problèmes qui relèvent du Chapitre II des Principes Divins, livre de base, texte fondamental et référence absolue, avec les discours du Maître, des membres de l'Eglise de l'Unifications, nom officiel le plus usité de ladite "secte Moon".

Encore faut-il savoir que le Chapitre II traite de la chute de l'homme, et que celle-ci a eu pour cause la fornication entre Lucifer et Eve. Que cette "union illicite" représente un faux amour, un amour satanique, extrêmement grave car il est la source de tous les maux sur terre. Et que donc, les "problèmes Chapitre II" sont des problèmes de désir sexuel illicite.

Une définition est donc insuffisante. Une traduction intra-linguistique - de français très localisé en français plus généralement utilisé - serait tout aussi insuffisante. On l'a vu au début de ce chapitre, une traduction comporte nécessairement une grande part d'arbitraire parce qu'elle nécessite de trancher dans le contexte indexical pour tra-duire tel mot vers tel autre, dont le contexte est différent.

II.8.2 Le contexte PM ou la membritude suffisante

On a également vu que l'environnement PM impliquait, dans son activité quotidienne, une étude approfondie, structurée ou non, mais sous- tendue par une stratégie de persuasion de la part de tous les acteurs, des langages en présence. Pour un PM-AS, la fréquentation des membres moonistes, de leurs textes, de leurs lettres, les échanges qui avaient lieu avec eux lors d'émissions radio ou télévisées, ou lors de conférences, ainsi que les fréquents contacts avec les ex-moonistes, lui donnaient une bonne connaissance du contexte interne du discours mooniste. De même, les membres moonistes durent ajuster en permanence leur propre discours vis-à-vis de l'extérieur en fonction des discours d'opposition, les glissements succesifs étanat perceptibles pour le MP chevronné.

II.8.3 Discours ésotérique et discours exotérique

L'un des résultats de ces interactions fut - et ce constat s'avérait pertinent aussi bien pour la secte Moon que pour nombre d'autres groupes - une différenciation de plus en plus marquée entre le discours intérieur à la secte (auquel le non-membre ne devait pas avoir accès, et le membre lui-même seulement en fonction de son niveau d'initiation et surtout son niveau de loyauté) et celui qu'elle projetait vers l'extérieur, par des publications, par des interventions publiques, par des conférences.

L'analyse des différents niveaux de discours des sectes ne pouvait se faire que sur la base d'une bonne connaissance contextuée du langage interne d'une secte donnée.

A titre de comparaison, on peut considérer l'approche utilisée par Gérard Challiand dans son Atlas Stratégique : le monde y est représenté en cartes géographiques établies du point de vue chaque fois différent des différents pays se plaçant en position de centre du monde. Le but de l'auteur était de montrer que, habitués comme nous le sommes à voir la carte du monde avec l'Europe pour centre, l'Asie à l'Est et les Amériques à l'Ouest, nous ne pouvions que difficilement nous représenter ce qu'est le monde vu, par exemple, depuis la Chine, qui regarde l'Europe à l'Ouest et les Amériques à l'Est.

Le PM devait avoir regardé le monde depuis la Chine.

La connaissance notamment des textes internes, interdits au grand public, lui donnaient cette possibilité.

II.8.4 Limites du lexique

La description d'une seule secte comme celle de Moon peut difficilement être complète - ce serait d'ailleurs impossible d'un point de vue ethnométhodologique, car la complétude impliquerait la fin des interactions, des accomplissements, alors que ceux-ci sont par définition continus. Les limites d'un mémoire imposent des contraintes encore plus sensibles.
Mon choix s'est donc orienté vers un lexique concernant le langage interne du mouvement, à l'exclusion des choix lexicaux concernant la représentation du mouvement, par exemple, en tant qu'organisation (entreprise, église, etc.). Je me sens d'autant plus justifiée dans ce choix que, me basant sur l'ensemble de toutes les connaissances que j'ai acquises depuis toutes ces années, j'estime que ce langage donne précisément la clef du comportement des individus dans ce groupe, et par-delà, du fonctionnement et du comportement du groupe lui-même.

II. 8.5 Sources documentaires : la vérité absolue

La démarche sociologique "professionnelle" qui, selon Garfinkel, prend les commentaires des membres pour thèmes et pour ressources, prend un sens particulier dans ce contexte. En effet, les commentaires des membres se réfèrent à une source unique - les paroles d'un seul homme, considéré comme le Maître, le Messie. Ses paroles proviennent directement de la seule source qui puisse être considérée comme supérieure à lui : Dieu. Ainsi, l'utilisation des Principes Divins et des Master Speaks (le Maître Parle), textes fondamentaux du mouvement (14), ainsi que des textes du "Training de 120 jours", qui fournit aux membres un contexte plus large d'application des paroles du Maître, se justifient pleinement pour établir un lexique du langage mooniste. De fait, les membres moonistes désirent et s'efforcent de penser, parler et agir comme leur maître. On le verra, d'ailleurs dans les extraits de témoignages de membres moonistes donnés dans le lexique.

Il ne faut jamais oublier, pour comprendre correctement le contexte du lexique, que les mots, les rubriques, se réfèrent à ce qui est considéré par le membre mooniste comme étant la vérité absolue, la vérité unique et seule admise à l'exclusion de toute autre. Et le mot d'exclusion n'est pas trop fort. Sont exclus tous autres cadres de référence, sens, connotations, utilisations. Sont exclus tous les "non-membres". C'est une novlangue.

II. 8.6 Cadre de référence du lexique absolue

C'est pour cela qu'il faut ici employer le terme de "membritude suffisante". Un PM-AS est par définition, et non de son propre fait mais de celui de la secte, exclu de toute possibilité de membritude de la secte.

Le cadre de référence du lexique est donc celui du "village des péri-moonistes qui connaissent les mêmes mots, lisent les mêmes textes secrets que les moonistes et en perçoivent la cohérence locale, sans accepter ces textes pour vérité exclusive".





Notes


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