Je venais pour ainsi dire d'arriver sur la terre, par rapport à mon grand âge. Je m'en allais chercher de l'eau à la source non loin de là.

- Pensez-vous que c'est le moment de raconter une histoire? Cet homme a besoin de soins!
- Il a surtout besoin de repos! Et dans ce cas, une histoire est un remède qui en vaut un autre.
- Oui, mais...
- Tttt!... Calme-toi et écoute-donc. Sache que c'est ici que j'ai connu mon premier amour et mon premier
désespoir...

 Un homme de haute taille s'avançait sur le sentier de sable, les cheveux blanchis ondulants au rythme de la marche. On pouvait deviner qu'il y était habitué, car la souplesse de ses pas ce quelque chose d'élastique du marcheur de longue haleine. Il portait un sac dont le contenu faisait se rebondir les panses de cuir patinées. Sa tenue n'évoquait en rien celle des natifs, ni plus d'ailleurs le chant aux accents modulés. Il fut remarqué dès son passage au gué, et vous savez comme la nouvelles vont vite parmi les gens du pays...

Deux yeux juvéniles passant par là, suivi de l'emballage, se posèrent sur cette silhouette, et un coeur se mit à battre plus de raison, sans savoir pourquoi. L'homme fut rapidement au village qui se dressait autour de cet arbre, village gros de quelques maisons regroupant plusieurs familles chacune. De
craintives figures sales passèrent par l'entrebaillement des volets et des portes.

 L'étranger - ce fut ainsi qu'il fut si originalement baptisé - se tint sur la place un moment, attendant que quelqu'un daignât lui prêter attention. Un chat, curieux de cette intrusion, s'approcha lentement par cercles concentriques, fouettant l'air de sa queue. Il huma les subtiles odeurs qui le renseignèrent plus précisément que ses yeux, puis alla directement à sa rencontre en poussant un petit miaulement de bienvenue. Comme si le fait qu'un matou gâteux vînt se frotter aux jambes d'un inconnu eût pu suffire à prouver la bonne foi de ce dernier, les gens sortirent à pas mesurés, légèrement décontractés, puis se mirent à sourire maladroitement. Quelques paroles que la distance empêcha de saisir furent échangées et visiblement il fut conclu l'accord que le nouveau-venu put passer la
nuit dans la grange du forgeron. Arrivé plus près, il devint clair qu'il y aurait même un "spectacle", comme prix pour le gîte. Les enfants se mirent à jouer avec l'étranger -bien que ça ne fut pas du goût de tous...

- C'est un magicien!
- C'est un baladin!
- C'est un coquin!
- C'est un plus-que-rien!" le raillèrent les enfants, ce qui plut à certains.

Mais une tête déjà plus très blonde se convinquit que ce n'était pas vrai, qu'au contraire, il avait un
je-ne-sais-quoi de... de... vous savez bien de quoi il est fait allusion! Quoi qu'il en soit, l'homme et sa petite admiratrice se rencontrèrent par hasard au pied de l'arbre.

- C'est vrai ce qu'ils disent?... s'enquit une voix au timbre cristallin.
- Cela dépend de toi, lui fut-il répondu.
- Mais ça ne te fait rien qu'on dise plein de choses sur toi?
- Qu'est-ce que le vent pour la montagne?...
- Mais, continua la petite voix dans sa rhétorique récurrente, qu'est-ce qu'ils vont penser de toi, tous ces gens?
- La rivière coule et jamais l'eau n'est deux fois la même.

La lèvre inférieure se courbe vers l'extérieur, les épaules se haussent en signe d'impuissance ou d'incompréhension. Puis un sourire aux dents manquantes illumina un instant l'ombre du feuillage.
- Je comprends pas ce que tu dis, monsieur plein de secrets au papier d'or, mais c'est beau!

 C'était l'heure de la sieste, vidant le village et les laissant seuls. Mis à part eux, il n'y avait que le chat
qui se remuait, et encore, était-ce pour rejoindre la fraîcheur relative de l'ombre de l'arbre, et que celle-ci lui offrait de potentiels caresseurs -dans le sens du poil, s'il vous plaît.

- Pourquoi est-ce que tu laisses les autres dire n'importe quoi de toi, reprit le quasi-monologue.

Loin de s'impatienter ou d'exprimer la moindre pointe d'agacement, il répondit, un sourire radieux aux lèvres, comme si cela le remplissait de bonheur: "la pluie tombe, la neige fond et le soleil est toujours là pour réchauffer les chats et les petites filles..."

Le visage aux joues rebondies prit un air mutin, et une voix de nymphette acheva le couplet: "les gentils monsieurs aussi!"

Puis réalisant brusquement le silence environnant:
- Pourquoi les autres sont pas là?
- Qui veillent quand les bêtes à bon Dieu dorment?"
Les agréables grands yeux noisettes reconnurent qu'ils étaient pris sur le fait et que cela était une bien
charmante expérience.

 Pour la récompenser de sa patience à cette heure indue de la journée, le baladin décida de mettre en scène sans plus attendre son spectacle. Il fit apparaître une pierre aux éclats ensanglantés dans le creux de sa main. La petite chavira presque sous l'effet du ravissement. Puis la pierre devint liquide, qu'il fit s'écouler d'une paume à l'autre. Il l'envoya en l'air, où cela se métamorphosa en papillon.

Un moment porté par la brise rafraîchissante, il se laissa balloter, en vagues successives le ramenant à la main qui l'avait créé, qui s'empressa de le réduire en cendres. Le chat fort intéressé, s'était approché davantage, et à présent, il écarquillait les yeux en dodelinant de la tête devant ces prodiges dépassant son entendement. La petite fille resta bouche bée, tandis que l'homme appliqua les cendres sur le front du chat. La fin de l'après-midi passa joyeusement pour les trois compères, et le soleil descendit du ciel sans qu'ils ne s'en rendissent compte.

 L'homme bâilla, ce qui fit bâiller la petite, ce qui fit bâiller le chat, qui les battit tous les deux au jeu de celui-qui-se-décrochera-le-plus-la-mâchoire. Puis ils s'allongèrent l'un sur l'autre sur chacun. Au bout d'un instant qui sembla trop court pour la petite, l'homme se leva, se retourna brièvement, puis s'en alla en lui décochant un sourire inoubliable.

Un peu plus tard, les villageois s'approchèrent de lui et lui parlèrent. Ils avaient l'air enjoué. Une discution s'en suivit. Derrière eux, une horrible vieille peau de bique, qui aimait commérer, se coula et insinua quelques paroles fielleuses dans la cour simple de leurs pensées. Le poison fit lentement son oeuvre car les gens pressèrent davantage le baladin. Ils semblaient lui repprocher quelque chose. Puis, ils vinrent vers l'arbre sous lequel la petite se cramponnait au minet pour se rassurer.

- Dis-nous, est-il vrai que vous avez passé l'après-midi ensemble, et qu'il t'a montré des choses magiques?
La petite ne savait pas quoi répondre.
- Réponds-nous! Qu'est-ce qu'il t'a montré? Est-ce que vous avez dormi ensemble?
- Son papillon...

En entendant cela, la vieille peau de bique éructa:

- Regardez et écoutez, vous autres! Elle est complètement terrorisée! Son papillon! N'est-ce pas la preuve que nous voulons? Elle se sent trop coupable pour nous répondre, c'est donc que ce que nous supposons est vrai!

Les villageois se laissèrent allumer par ce feu de mensonge issu de la jalousie de la bêtise inquiète d'être dérangée par ce qui est autre, et de l'avidité de conserver le pouvoir sur le village, pour exprimer un courroux grandissant de ce qu'ils estimaient être juste. Soudain, une pierre vola, suivie par une autre, puis par plusieurs.

Les grondements bovins se mirent à recouvrir le havre de paix du coeur de la petite fille. Elle pleura alors que la populace emmena le baladin dans le but évident de le rôtir à petit feu, après lui avoir fait subir les outrages d'usage. Le chat choisit ce moment pour se libérer de l'étreinte compulsive de la fillette, ce qui accrut sa sensation de solitude épouvantable. Les huées de haine se perdant dans le lointain, le calme revint peu à peu, découvrant les sanglots déchirants d'une gamine frappée par la dure stupidité de ses sembables. Le chat, les yeux mi-clos, tourna la tête avec une grâce toute mesurée pour regarder l'infortunée droit dans les prunelles, et dit:
"Allons, sèche tes larmes, belle enfant. Ce n'est qu'une carcasse vide de sens qu'il ont emmené là."

Un hoquet de surprise la secoua, accompagné du plus grand frisson d'horreur jamais éprouvé de sa vie. Le félin nullement impressionné ferma une fois ou deux les paupières, laissant le soin au soleil de garder à son corps la chaleur nécessaire à sa survie. Elle ne pouvait croire ce qu'elle avait entendu.

" Tu parles?"
- Oui, je parle, fit le minet d'un ton neutre, aussi bien que tout à l'heure, si cela t'intéresse.
Une profonde révélation fit aggrandir les yeux de la petite.

" Mais alors, tu es...."
- Précisément l'homme que tes compatriotes ont emmené... Tu as oublié que je suis magicien, dit-il d'un ton de reproche. Cela me rappelle une histoire, que j'ai entendue il y a bien longtemps, alors que je n'étais qu'apprenti...
Oubliant brusquement son chagrin, elle bondit d'enthousiasme.

" Attention, lui enjoignit le chat, les autres ne doivent pas ce rendre compte de qui je suis! Enfuis-toi tête baissée comme si tu étais très triste. Je me faufilerai derrière toi comme si j'étais ce brave minet qui a bien voulut pour le salut de mon âme se sacrifier pour moi. Je te rejoindrai dans la forêt."

De fait, personne ne les remarqua lorsqu'ils se dirigeaient vers la profonde forêt, pas plus non plus quand ils passèrent devant le bûcher. C'était comme dans un rêve...
Une fois à l'ombre protectrice d'un fourré, le chat se lécha trois fois le poil, plus par coquetterie que par nécessité, puis il s'installa confortablement.

/ La suite /