- Vois-tu, quand j'étais jeune, régnait une Reine de toute beauté sur le royaume dans lequel je vivais...
- Oh chic, une histoire de princesse! exulta la gamine.
- Chut! moins fort, sinon on va se faire repérer!
La petite lui ayant promis de se tenir tranquille, il continua son récit.

 Elle était si belle que sa simple vue suffisait à calmer les ardeurs meutrières des plus belliqueux, que les loups se transformaient en gentils toutous inoffensifs, que les jalousies s'évanouissaient, car remplacées par l'amour pour une Reine si belle et un émerveillement de savoir qu'une créature aussi parfaite ait pu voir le jour. Aussi, dans ce royaume, la paix régnait, et les gens propéraient.

- Zut, c'est une histoire bien embêtante! Tu commences par la fin!...

- Attends donc la suite avant de te faire une idée, mademoiselle j'ai-déjà-tout-vu!

Comme le chat avait pu obtenir le silence de la fillette, il continua son récit, non sans lui décocher un regard noir au passage.

 Le pays semblait lui-même bénéficier de ce rayonnement céleste coulant par sa Reine: les fleurs donnaient les plus riches parfums, les arbres leurs fruits les plus succulents, et les blés leur plus abondante multiplicité à la douce saveur.

Apparemment ce rayonnement magique ne connaissait guère de limite, en tout cas dans le royaume,
et même dans les pays voisins. Cela profitait à tous, aux bons, aux mauvais, aux autres. Pourtant, des gens trouvaient des raisons pour ne pas être contents ni heureux. Ils se réunissaient parfois entre eux pour en discuter encore et encore.

" Comment ferons-nous pour subsister si la situation se poursuit ainsi! dit l'un d'eux.

- C'est inadmissible pour nous! Nous souffrons de la faim alors que la plupart des gens vivent aisément!

- Nous ne pouvons plus commercer comme avant, c'est intolérable! disait un autre, en se réinstallant dans le fauteuil un peu trop étroit pour ses bourrelets. Et les palabres durèrent toutes la nuit. De toute façon, le lendemain était jour chômé pour eux, puisque personne ne viendrait acheter leurs marchandises.

Les seules qui s'en plaignaient -et encore pas toujours- étaient leurs femmes, car ces hommes importants, ne travaillant plus, se laissaient aller, et ne s'occupaient plus de leur famille, au plus grand ravissement des bambins qui se retrouvaient, du coup, libérés du joug paternel (ce n'était pas facile d'être la progéniture de ces gens-là).

Ces plaintes matrimoniales arrivaient bien jusqu'aux oreilles de la Reine, mais que faire quand ces hommes-là ne voulaient d'aucune solution de rechange proposée par ses conseillers, sous prétexte de perpétuer la tradition de leurs ancètres.

Il n'était pas possible de les forcer de changer s'ils ne le voulaient pas. Aussi, attendèrent-ils
tous que ces derniers se décidassent à accepter le changement en cours.

Peut-être qu'un jour quelqu'un trouverait le moyen de les aider à voir le côté positif de leur situation? Mais ces messieurs firent la sourde oreille. Les réunions continuèrent de plus belle, les associations se succédant aux comités, et les choses se poursuivirent ainsi pendant un certain temps.

 Le rayonnement se fit de plus en plus intense et ses nouveaux effets se firent sentir chaque jour de plus en plus. Les gens devinrent capable par intuition d'apprendre de la magie. Les progrès en cette  matière devinrent si évident, que beaucoup se trouvèrent libérés de la charge des travaux de force les plus pénibles.

Il n'était plus nécessaire de peiner dans les champs comme avant, car semer et être en harmonie avec les pousses suffisait à assurer la nourriture de tous. Les animaux n'étaient plus élevés pour leur chair mais pour leur laine ou leur lait. Les choses se transformaient lentement de façon irréversible.

 Pourtant, ces messieurs qui se donnaient des airs importants connurent une heure de gloire, car d'autres mécontents se joignirent à eux, et les inutiles paroles dont ils se rassasiaient coulèrent avec une force accrue dans leur mental déjà trop malade pour leur permettre de voir autre chose. Ils eurent même l'impression qu'ils avaient d'une certaine manière raison, du fait de leur nombre. Ils y voyaient un argument de "poids", disaient-ils. Ils allèrent encore plus loin: il était intolérable que tout le monde profite de cette nouvelle lumière si une minorité ne pouvaient en goûter les fruits -dont ils en bénéficiaient indirectement, à en juger leur panse rebondie...

Il fallait que quelque chose fût fait, car cela ne pouvait pas durer plus longtemps. Des manifestations de mécontentement agitèrent le royaume tout entier.

 Dans le palais, le vizir, après une tournée en province pour écouter ce que le peuple avait à dire, afin de le rapporter à la Reine, pour qu'elle ne soit pas coupée des réalités de ce monde, attendait d'être reçu en audience. Il regardait par la fenêtre des panaches inquiétants de fumée noire. Elle arriva enfin dans l'antichambre. Le souffle un instant coupé tant elle était resplendissante de beauté, il s'inclina ensuite profondément, sans veulerie ni bassesse, avec respect et adoration, sans bigoterie, cependant.

" Relève-toi. ô mon vizir, et contemple sans crainte mon visage."
- O ma Reine, je n'ose à peine...
- Regarde-moi et confie-moi ce qui pèse sur ton coeur."

Le vizir la regarda comme si c'était la première fois qu'il la voyait, contemplant chaque détail de son visage, et s'étonnant  qu'elle pût lire en lui comme dans un livre ouvert.

" Le peuple, commença-t-il, subit une grande confusion: depuis que vous êtes Reine, la terre, les plantes, les animaux, les gens prospèrent comme jamais auparavant. La magie, basée sur les forces de la Nature a fait son apparition, aidant à soulager les peines de chacun. La paix règne et les ennemis d'hier sont aujourd'hui frères.

Tout change. Même les bêtes sauvages attaquent de moins en moins les animaux, et encore moins les humains. Mais une poignée de gens ont réussi à soulever le vent de ce qu'ils appellent une contre-révolte, et à en entrainer d'autres à leur suite.

Ils s'appuient sur le fait que leurs métiers disparaissent, et que par conséquent, ils n'ont plus ni travail ni nourriture, alors qu'ils continuent d'être nourris par leur famille. Ils ne veulent pas voir les nouvelles possibilités qui s'offrent à chacun d'eux en particulier et à tous en général.

Ils veulent perpétuer un mode de vie qui est entrain de disparaître. Les gens favorables à l'influence du changement proposé par l'énergie que vous véhiculez au travers de votre présence sont, de par la nature influençable de l'être humain, pris entre deux feux, et hésitent ou bien à les rejoindre, mais ils sentent là que ce serait une erreur, ou bien à suivre le rayonnement cosmique vous traversant et rejaillissant sur tous, mais là ils ne comprennent pas que leurs amis, leurs frères et soeurs, leurs parents leur soient hostiles.

La situation empire et la guerre civile menace!...." Le vizir regarde la Reine avec des yeux emplis d'un désarroi sans commune mesure. Elle se retourna pour regarder sans passion les panaches de fumée, puis elle fit face à son homme de gourvernement, pour l'envelopper d'un regard de compassion.

" Ils sont si jeunes et si irresponsables. Que peuvent-ils nous faire?
- Mais, ô ma Reine, ils vont tout détruire!
- Et bien, qu'ils détruisent tout! Si c'est là tous leurs remerciement, qu'ils ne s'attendent à rien d'autre!
- Ma Reine!... s'écria le vizir d'un ton suppliant, comme si elle ne pouvait le comprendre.
- Ils n'ont que ce qu'ils sont. Et rassure-toi, je sais très bien où tu veux en venir... La destruction de cette forme n'est rien, car la force qui l'anime ne peut être détruite. Elle ne peut qu'être... Empêchée. Ou bien, ignorée, ce qui revient à admettre son existence. Donc, il n'y a rien à craindre."

L'homme de sagesse qu'était le vizir, bien qu'étant à son service depuis la plus tendre enfance de la Reine, ne put se rendre à ses arguments. Cela lui semblait trop absurde, hors de la réalité funeste qui marchait à grand pas sur le palais.

" Rêve alité... Réalité... Deux faces d'une même chose..."

Elle laissa échapper après ces mots un rire cristalin qui relègua aux confins de l'univers l'armée en route. Une autre foule alla à la rencontre de la première. Un instant chaotique durant lequel les gens se prirent à partie.

Certains restèrent étendus au sol, marquant du sceau rouge sang l'incompréhension entre les hommes, mais la plupart vint grossir les rangs des mécontents. Les gardes du palais, bien qu'en sous-nombre, préparèrent la résistance.

Le flot haineux les submergea, et malgré leur ténacité, ils se firent tous démembrés les uns après les autres. Autant de noms disparurent avec autant de visages, et ils s'en retournèrent au néant qui les avait créés.

Le soleil donna de ses rayons qui embrasèrent le ciel. La chaleur se fit plus forte, s'ajoutant à celle étouffante des bâtiments en flamme. Les insurgés montèrent les marches menant à la salle d'audience, pillant, tuant, violant, écartelant, torturant, brûlant tout ce qu'ils rencontraient.

Les battants de l'antichambre volèrent en éclats, découvrant une foule aux babines retroussées, suant et puant par tous les orifices de ses corps et tous les pores de ses peaux.

Le sang répandu en masse n'avait pas étanché sa soif inextinguible. Les couteaux luisants avaient enfin repris du service. Les visages étaient déformés par une haine surhumaine, car ils avaient enfin trouvé ce qu'ils cherchaient. Et ils eurent à portée de mains ce qu'ils étaient, car c'étaient les marchands d'armes et leurs forgerons, les bouchers et leurs apprentis, les esclavagistes et leurs gardes-chiourmes, les chefs guerriers et leurs aides de camp, les constructeurs de machine et leurs ingénieurs, les éleveurs à la chaine et leurs producteurs, les proxénètes et leurs putains, les joueurs d'argent et leurs banquiers, les goinfres et leurs gourmands, les politiciens et leurs dupes, les médecins et leurs patients endormis, les mères indignes et leurs enfants battus, les maîtres d'école et leurs élèves, les promoteurs et les agents immobiiliers...Et des centaines, et des centaines d'autres... Tous refusaient les changements par cette manne venue du soleil lui-même. Le vizir s'interposa tel un rempart désuet entre sa flamme et la foule.

" Ecarte-toi! dit l'animal à têtes multiples, sinon tu subiras son sort toi aussi!" La voix bestiale
déformée par d'innombrables gorges rageuses le fit frémir jusqu'aux tréfonds de son être, mais il tint bon, ne reculant pas d'un pouce devant la menace. "Tant que je suis en vie, se dit-il, je tiendrais bon, même si les apparences paraissent ridicules."

Plutôt que de la laisser exposée au danger, il préférait que son corps fût mis en pièces, que
son âme errât à jamais dans les limbes, que son esprit subît les affres de milles damnations éternelles...

" Non, tonna-t-il d'une voix profonde que la terreur faisait vibrer de façon dramatique. Jamais, jamais je ne reculerai! Je suis ce que je suis et vous ne pourrez rien y altérer!"

La foule eut un léger mouvement de recul face à cet héroïsme inattendu.
" Qu'un seul se dresse, qu'il se tienne droit et non plus face à la terre comme une bestiole stupide, et le royaume du ciel est ouvert, prononça lentement la Reine, d'une voix qui semblait venir de l'autre bout de l'univers.

A ce moment, une des cellules bipèdes du monstre hurla, et d'autres hurlèrent à leur tour, car elles ne pouvaient faire autrement de suivre ce qu'elles avaient invoqué. Des mains s'avancèrent dangereusement, des lames scintillèrent, des mécanismes cliquetèrent alors que les armes furent
rechargées, et le feu des torche s'étouffa.

Le vizir, se sachant perdu, fit un pas en direction de la mort aux visages et aux bras innombrables -ces derniers d'un nombre exactement double, ajouta quelqu'un. La Reine rayonna davantage, et sourit malgré la situation et sa beauté illumina la terre... La lumière vacilla dans le ciel, et tomba sur la terre...

 Le vizir, au bout d'un temps inestimable, se rendit compte que curieusement il était encore en vie, et plongé dans les ténèbres. Comme s'il avait battu des paupières, il vit une tache lumineuse devant lui. Il regarda tout autour de lui, mais ne vit rien d'autre. Il ne put se souvenir de comment il était arrivé là. Il se rappelait qu'il avait peut-être perdu quelque chose. D'un pas incertain, selon lui, il avança vers la lumière, à moins que cela ne fût le contraire. Elle l'entoura d'une certaine manière, et il revit une image qui l'emplit de joie, car c'était une belle image, et qu'il savait que c'en était une.

De nulle part, cela dit:

" Viens, approche, et écoute l'histoire que tu vas écrire au passé.
- Où suis-je, demanda-t-il d'une voix d'enfant.
- Qu'importe, puisque tu es..."

Malgré son appréhension, il s'approcha davantage jusqu'à se fondre dans la lumière.

" Tu es courageux, mon enfant, courageux comme l'amour. Dépouille-toi de ces guenilles, et prépare-toi à renaître à nouveau, sous une nouvelle forme, car tu as encore beaucoup à apprendre. Avant que tu ne suives un nouveau cycle, écoute l'histoire que tu vas écrire et que je connais déjà, car ce qui est écrit est déjà réalisé et ce qui se réalise est déjà écrit."

/ La suite /