L'HISTOIRE-BOUCLE DU DIABLE (partie 2)
 

 Il y a bien longtemps, un marin se retrouva naufragé sur une plage venteuse.La façon dont il était arrivé là importe peu. Pourquoi, cela est plus avantageux de le savoir. En effet, il était chargé d'amener à bon port une princesse d'un empire situé à l'autre bout du monde, à côté du soleil levant, à un roi en vue d'un mariage scellant la réconciliation de deux peuples jadis en guerre. A présent, il n'avait que ses yeux pour pleurer, car la plage était vide de toute âme humaine - ou non humaine d'ailleurs. Il regarda de tout côté, cherchant un éventuel secours improbable.

En face, la mer, dans toute sa splendeur déployée jusqu'à l'infini de l'horizon. A droite, des rochers sur lesquels le navire se brisa, et où il faillit périr.

A gauche, un mur abrupt, sans prise, barrait toute possibilité. Il ne restait que la falaise, derrière lui, qui pouvait être escaladée, le long d'un sillon étroit comme la largeur d'une main.

- Elle commence mal, votre histoire ! interrompit la jeune fille

- Chut ! Laisse-moi raconter! Tu m'as promis !

- Non, je n'ai rien pr...

- Qui est-ce qui raconte l'histoire, toi ou moi?... Alors, laisse-moi continuer !..."

 Donc, notre héros est seul sur la plage, avec la falaise, la mer, le ciel de plomb, et tout le reste...

 Il entreprit l'escalade périlleuse, dont le danger était accru par des vents tourbillonnants, manquant de l'arracher de la paroi à chaque instant. Des oiseaux de mauvais augure, vraisemblablement, s'envolèrent à son passage, pesantes silhouettes noires sur fond de ciel aux nuages lourds. La roche friable par endroit ne facilitait guère les choses.

En regardant en bas, il songea un moment à en finir tout de suite en se jetant dans la mer, achevant cette vie gâchée par cette mission ratée. Cependant, sans savoir pourquoi, il continua. Arrivé en haut de la falaise, il put contempler l'étendue de la mer, dont il sentait la fureur d'avoir laisser s'échapper un de ces marins honnis lui parcourant l'échine sourdre de sa peau d'écume agitée. La laissant là se dégorger de menaces non formulées son égard, le marin se retourna pour pénétrer dans une forêt aux arbres épais.

Au-dessus s'éleva une fumée, qui l'attira dans sa direction. La végétation lui était inconnue, sans pour autant être complètement exotique. Les animaux lui rappelèrent ceux de son pays, seulement en subtilement différents. Une clairière ouvrit soudain une trouée dans le feuillage, et une misérable petite cabane se tenait approximativement au centre, composée d'un toit de chaume, posé sur de courts murs de pierrailles mélangées.

 Le marin ne savait pas trop si les gens du cru pouvaient le comprendre. Aussi s'avança-t-il d'un pas décidé vers la porte, quand une forme rabougrie se présenta sur le seuil de la porte. Une femme d'un âge incroyable huma l'air un court moment puis déclara d'une voix racleuse aux accents déplacés :

- Quand on est dans le besoin, le mieux est d'aller vers les autres, car les autres n'ont cure de vos problèmes...

- Je regrette d'avoir dérangé la paix de votre demeure mais il se trouve que j'ai effectivement besoin d'aide.

- Racontez-moi, jeune homme...

- Je viens d'un pays par delà les mers, là où se lève le soleil...

- Le soleil se lève partout...

- ...Et je suis chargé d'amener la princesse de notre royaume pour qu'elle puisse par son mariage sceller la paix entre...

- Ce ne sont pas mes affaires, jeune homme !

- Mais vous m'avez dit...

- Certes, aboya la vieille, mais je ne vois pas ce que je ceux faire quant à votre soi-disant princesse... Le marin ne put répliquer. La vieille fit mine d'aller vers le tas de bois.

- Ne reste pas planté là à ne rien faire, viens donc m'aider !"

Une hésitation l'ayant pris d'assaut, il dansa d'un pied sur l'autre comme s'il marchait sur des charbons ardents, Puis il se vit de l'extérieur, s'élançant pour porter un fagot, bien lourd pour une vieille dame. Ils entrèrent tous les deux dans la maison, il mit le bois dans la cheminée, elle s'approcha avec un briquet, et il alluma le feu.

- Balaie la pièce, ordonna-t-elle sèchement.

- Mais...

- Fais ce que je te dis ! Ou sinon, tu ne reverras plus ta stupide catin ! ...

A contrecoeur, et abasourdi de se voir exécuter ces ordres, le jeune homme se plia, et nettoya la maison. Puis il prépara le repas, lava la vaisselle, fit le lit, remit du bois dans l'âtre, et fit une tisane de racines et de feuilles séchées. Puis il y eut du bois à fendre, un bout de mur à réparer, du chaume à remettre sur le toit, le jardin à tondre, les plantes à soigner, et les chèvres à traire.

Quand il eut un moment pour souffler, sa tisane était déjà froide depuis longtemps. Il resta assis une heure environ. La vieille ne semblait plus faire attention à lui. Ce fut comme s'il se secouait d'un cauchemar collant. Il trouva un morceau de craie, et inscrivit un message sur le sol: "Je pars à la recherche de celle que je dois protéger. Je reviendrai." Ensuite, il s'éclipsa dans la forêt. Il douta que la vieille ne s'aventurât à le suivre, la nuit étant sur le point de tomber.

 Seul dans le sombre, il erra parmi des périls sournois et inconnus. Des lucioles et d'autres insectes lumineux striaient la toison de la forêt de motifs ésotériques. Au loin, une ouverture carrée blasphémait la fausse tranquillité du lieu. L'intrépide -?- marin se dirigea droit dessus, comme un navire appelé par un phare, à moins que cela ne fût un feu de naufrageurs...

Une immense bâtisse, qu'il n'avait pas remarqué le jour, se dressa devant lui. Aucun garde à l'entrée. A l'intérieur non plus. En fait, il n'y avait personne dans le château. Il avançait de salle en salle, toutes aussi majestueuses que les autres. Des repas fumants étaient servis, mais personne n'était là pour les consommer. Bien qu'il fût affamé, il ne se laissa pas aller à prendre quoi que soit.

Des richesses débordaient de coffres soigneusement ouvragés, des tapisseries sans prix descendaient en cascade des murs, des chandeliers d'or illuminaient des bijoux dont un seul eut suffi à payer la rançon d'un royaume entier. Des parfums aux milles senteurs délicates enivraient tellement les sens qu'il sut que s'il s'en mettait ne serait-ce que du plus insignifiant, il serait aimé de toutes les femmes de la terre ainsi que de tous les hommes.

Tout ce qu'il sentait, voyait ou aurait pu toucher aurait fait de lui le plus riche et le puissant sur tous les plans. Il était comme hypnotisé. Une faible plainte s'éleva dans le lointain. Il se demanda un instant ce que cela pouvait être. C'était comme si quelqu'un appelait d'une distance incroyable. Il regarda autour de lui. Les choses qui avaient perdu de leur magie, brillaient à nouveau d'un éclat de fascination. Il s'aventura cependant encore plus loin, les mains vides.

 Il arriva apparemment au centre de l'édifice, où siégeait un trône, sur lequel étaient posés un sceptre et une couronne. Une épée gisait au sol, toute simple, ornée de rouillures et de marques de nombreux combats.

- Assieds-toi sur le trône... dit une voix. Prends le sceptre et pose la couronne sur ta tête et tu seras le Roi des Rois !

- Où êtes-vous ? Qui êtes-vous ?

- Chaque chose en son temps, souffla la voix de basse. Fais ce que je te conseille et tu seras l'Empereur du Monde !" Le marin ne bougea pas, les sens aux aguets.

Respiration tendue suspendue...

- Montre-toi ! exhorta le marin

- Alors tu renonces à tout, même à la vie ?

- S'il le faut, oui ! Montre-toi, tentateur perfide qui se cache dans l'ombre!" Le marin, attendit que quelque chose se passât...

- Je te combattrai s'il le faut ! Est-ce toi qui as fomenté ce naufrage et enlevé ma princesse ?

- Et bien, s'il faut en venir là... Une brume s'éleva, imprécise et lente entre le trône et l'épée. Avant que cela ne se fût complètement manifesté, le héros se précipita sur l'arme en qui il trouverait, il en fut sûr, une amie fidèle pour le combat à venir. Un être gigantesque, armé d'un cimeterre doré, le transperça de ses yeux rouges aveugles. Des crocs jaunâtres saillant d'entre
des lèvres charnues laissèrent passer cette malédiction :

- Prépare-toi à donner des tripes à la terre et tes os au Démon !"

Un éclair frappa l'arme du marin, qui alla culbuter dans un coin de la salle. Obligé à une série de contorsions à se désosser, le coureur des mers bondit en direction de son amie d'acier. Un coup formidable, porté de taille brisa les dalles du sol, faisant virevolter l'épée et des bouts de pierre. D'un bond, le marin s'en saisit, et le combat continua, acharné, sans merci, inégal, car le démon ne semblait jamais s'épuiser, doté d'une force et de réflexes inhumains.

L'homme devait déployer des trésors d'ingéniosité, de souplesse, de ressources insoupçonnées. Il se fatigua lentement, la marque de la mort se dessinant sur son visage. Soudain, quelque chose faiblit chez son adversaire, et avant de n'avoir pu réaliser ce qu'il se passait, il trouva une ouverture dans la garde de son ennemi, et il y fit plonger son épée. Il tomba à genou, la tête basse.

 Il resta ainsi un moment, attendant le coup de grâce qui ne vint jamais. Ce cauchemar semblait, pour une raison inconnue, s'être évaporé. Il se releva lourdement. Il n'y avait plus rien dans la pièce, à part un bloc indéfini, sur lequel reposait un morceau de fer rouillé, ainsi qu'un cercle de plomb. Sur le dallage en ruine, traînaient les restes d'un cimeterre qui avait pu autrefois être de toute beauté. A la main il tenait un sabre à la poignée sertie de diamants et à la lame d'acier trempé.

La pièce où il se trouvait ne possédant pas d'autre issue, il rebroussa  chemin. Des somptueux festins n'étaient restés que des moisissures et des os ternis de saleté. Des loques pendaient des murs laissant passer le vent et la brume. Des masses spongieuses vomissaient des monceaux de pierres et de minerais bruts. De petits cruchons répandaient d'obscures résines pâteuses aux relents de tripes mal cuites. Toujours personne. Il erra encore un moment, puis dans la brume du matin, il vit une silhouette qu'il n'avait jamais pensé revoir. Une ondulation diaphane vint à sa rencontre. La fatigue eut raison de lui et il s'effondra.

 A son réveil, il se dit qu'il était au Paradis, ou à ce qui s'en rapprochait de sa conception de la cosmogonie, car il vit le visage penché sur lui de sa princesse bien-aimée. Elle avait apparemment souffert.

- Tu as sauvé ma vie au péril de la tienne, dit-elle.

- Où étiez-vous?

- Je ne sais pas. Lors du naufrage, l'écume de la mer m'a emportée dans les airs, puis dans les nuages peut-être. Quand elle m'eut posée, je vis que j'étais entourée d'une froide brume blanche qui me glaça jusqu'aux os. Puis une porte s'est ouverte sur un miroir dans lequel je te vis. Une vieille te tourmentait et je voyais la brume qui s'en échappait t'obscurcir l'esprit. J'ai jeté mon bracelet sur le miroir et l'ai brisé.

Une force me repoussa et le miroir était toujours là. Puis je te vis dans ce château où tout était tissé de vapeur maléfique. J'ai crié pour te prévenir mais la brume vira au gris de plomb et m'assaillit. J'allais succomber. Il y eut un hurlement, et tout disparut. A mon réveil, je suis sortie de ces ruines et je te vis étendu sur l'herbe. Ton combat a du être effroyable."

Le marin n'y comprit rien, mais qu'importe, sa mission était remplie. Laissant l'orgueil tomber à bas, il tenta de se relever. La Dame l'aida. Elle fut surprise de constater qu'elle était en vérité fort éloignée de ces gens dévouant une vie entière pour elle. Son coeur s'en troubla. Ce fut comme une coquille qui tombait. Elle considéra cet homme plus longuement, ainsi que ce qu'il avait risqué pour elle.

Mais elle ne put davantage en voir car la vieille femme vint à eux.

- As-tu délivré ta Dame?... Tout rentre finalement dans l'ordre. Viens ô princesse de son coeur, portons-le dans la clairière au pied de cet arbre."

Elles l'allongèrent sur l'herbe fraîche, et s'assirent à ses côtés où la Dame put s'occuper de lui, toute absorbée par cette tâche nouvelle. La vieille sourit, se remémorant le temps où elle-même avait un galant homme sur lequel veiller.

- Je me rappelle ce qui est arrivé au pied de cet arbre." Ses yeux se rétrécirent pour n'être plus que de minces fentes, et elle ajouta d'une voix très douce: "c'était il y a bien longtemps quand je n'étais qu'une petite sotte sans cervelle...

/ la suite /