Protocole d'Intégration Transdisciplinaire (PIT) pour l'analyse des phénomènes anomaux en contexte opérationnel
Introduction
L'analyse des phénomènes anormaux en contexte opérationnel – qu'il s'agisse d'intrusions inexpliquées sur des sites stratégiques, de manifestations de haute étrangeté rapportées par des personnels qualifiés, ou de crises informationnelles complexes – confronte les institutions à une limite fondamentale de leurs cadres d'analyse traditionnels. Ces derniers, conçus pour des objets identifiés et des causalités linéaires, se révèlent souvent inopérants face à des événements qui sont, par nature, ambigus, multimodaux et informationnellement dégradés. La tentation est alors grande de tomber dans un double écueil : soit le rejet a priori de l'anomalie au nom d'un scepticisme dogmatique, soit son acceptation acritique qui ouvre la porte à des biais d'interprétation et à la désinformation.
Ce document a pour objectif de présenter une alternative rigoureuse : le Protocole d'Intégration Transdisciplinaire (PIT). Il ne s'agit pas d'un modèle de plus pour "expliquer" l'inexpliqué, mais d'une praxéologie, c'est-à-dire une science de l'action pratique conçue pour l'enquête en environnement complexe. Le PIT déplace radicalement l'objet de l'analyse. La question n'est plus "Quelle est la nature de ce phénomène ?", mais "Comment, au sein d'une organisation, la réalité de ce phénomène est-elle socialement et pratiquement construite, négociée, stabilisée ou contestée ?".
Pour ce faire, le protocole mobilise de manière opérationnelle les apports de la praxéologie ethnométhodologique. Il ne considère plus les rapports, les témoignages ou les données instrumentales comme de simples "informations", mais comme des accomplissements pratiques (
practical accomplishments
). L'analyse se focalise sur le "travail" (work
) que les acteurs (analystes, opérateurs, décideurs) doivent accomplir pour rendre une situation anormale intelligible et gérable au sein de leur rationalité locale (militaire, scientifique, politique). Le PIT est donc un outil de second ordre : il n'enquête pas sur le phénomène, mais sur les pratiques d'enquête elles-mêmes.En fondant sa démarche sur l'analyse de la production observable de l'ordre social, l'intégration des principes de la cognition énactive et de la cybernétique de second ordre, le PIT vise à doter les analystes et les décideurs d'un cadre méthodologique robuste. Il ne promet pas de "résoudre" les anomalies, mais de fournir une cartographie rigoureuse des processus de construction du sens, d'identifier les angles morts des systèmes d'analyse existants, et de permettre une prise de décision éclairée en contexte d'incertitude radicale. Ce protocole est donc conçu comme un instrument de lucidité, une méthode pour penser rigoureusement aux limites de ce qui est pensable.
Partie 1 : Architecture conceptuelle du protocole
Le Protocole d'Intégration Transdisciplinaire (PIT) n'est pas une simple succession d'outils, mais une architecture conceptuelle cohérente. Il repose sur un socle de fondements théoriques qui définissent sa vision du monde et sur des principes opérationnels qui traduisent cette vision en une pratique d'enquête rigoureuse. Cette première partie a pour objectif de détailler cette architecture.
1.1. Fondements théoriques
Le PIT est une praxéologie qui articule quatre traditions de pensée majeures. Il ne s'agit pas d'une simple juxtaposition, mais d'une intégration où chaque pilier théorique informe et renforce les autres pour créer un outil d'analyse multidimensionnel.
1.1.1. La biologie de l'autonomie (Humberto Maturana & Francisco Varela) Ce fondement, le plus fondamental, fournit le cadre ontologique du PIT. Le concept d'autopoïèse – la capacité d'un système à se produire et à se maintenir lui-même – est appliqué non seulement aux témoins, mais aussi aux institutions et aux récits. Un rapport de renseignement, une communauté de croyance ou une cellule de crise sont ainsi analysés comme des systèmes autonomes cherchant à préserver leur cohérence interne face à des perturbations. L'anomalie est alors redéfinie non comme un "objet", mais comme une perturbation qui menace l'intégrité organisationnelle du système qui la perçoit. L'objectif de l'analyse n'est donc plus d'identifier la perturbation, mais d'observer et de modéliser les stratégies de compensation que le système déploie pour maintenir son autopoïèse. En termes opérationnels, cela signifie que le "récit" d'un témoin n'est pas lu comme un simple rapport, mais comme une action vitale de réparation de son monde cognitif.
1.1.2. La cognition comme action énactive (Francisco Varela, Evan Thompson, Eleanor Rosch) Ce second pilier fournit le cadre épistémologique du PIT. La théorie de l'énaction postule que la cognition n'est pas une représentation d'un monde extérieur, mais une action incarnée qui fait émerger un monde. Cela a une conséquence méthodologique radicale : la "réalité" d'un événement n'est pas une donnée préexistante à découvrir, mais un monde co-construit par l'interaction entre l'observateur et son environnement. L'analyste PIT ne cherche donc plus à savoir "ce qui s'est réellement passé", mais analyse comment un monde cohérent, avec ses propres règles et ses propres évidences, a été énacté par les acteurs. Le témoignage d'un pilote n'est pas une photographie de l'événement ; il est la trace d'un monde énacté dans le feu de l'action, un monde où les lois de la physique semblaient suspendues, et c'est ce monde qui doit être l'objet de l'analyse.
1.1.3. La dynamique sociale comme jeu communicationnel (École de Palo Alto) Ce troisième pilier fournit la grille d'analyse des interactions. En s'appuyant sur les axiomes de la communication de Paul Watzlawick et Gregory Bateson, le PIT analyse toute situation d'enquête comme un système interactionnel. Les échanges entre témoins, analystes et décideurs ne sont pas de simples transferts d'information, mais des "coups" dans un "jeu" complexe où se négocient les définitions de la réalité. L'analyse se focalise sur les boucles de rétroaction, les paradoxes (par exemple, l'ordre de "rapporter toute anomalie" qui peut inciter à en percevoir davantage) et les "solutions tentées" qui, en cherchant à résoudre le problème, ne font souvent que le renforcer (par exemple, un déni officiel trop véhément qui alimente les thèses complotistes).
1.1.4. La méthodologie du concret (Harold Garfinkel) Ce quatrième pilier est le cœur opérationnel du PIT. L'ethnométhodologie fournit les outils pour analyser le "comment" concret des situations. Elle se focalise sur les accomplissements pratiques (
practical accomplishments
) des acteurs. L'analyste PIT ne demande pas "Pourquoi cet opérateur a-t-il classé le signal comme 'anormal' ?", mais "Comment, concrètement, a-t-il mobilisé les ressources à sa disposition (procédures, expérience, communication avec ses pairs) pour accomplir la tâche de produire une 'détection anormale' ?". L'analyse porte sur les rationalités locales, c'est-à-dire les logiques pratiques et situées que les acteurs déploient pour rendre leurs actions et le monde intelligibles, sans les juger à l'aune d'une rationalité scientifique externe, laquelle n'est qu'une rationalité locale parmi d'autres.
1.2. Principes opérationnels
De ces fondements théoriques découlent quatre principes qui doivent guider chaque action de l'analyste appliquant le protocole.
1.2.1. Principe de suspension épistémique (l'Épochè) L'analyste doit commencer toute investigation par une suspension volontaire de son propre jugement sur la nature du phénomène. Il ne s'agit pas de "croire" ou de "ne pas croire", mais de mettre entre parenthèses la question ontologique pour se concentrer exclusivement sur l'analyse des processus de construction du sens. Cet acte d'épochè, emprunté à la phénoménologie, est la condition de possibilité d'une analyse de second ordre. Il protège l'analyste du biais de confirmation et lui permet d'aborder le matériau avec la neutralité requise pour comprendre la logique interne des acteurs, aussi étrange qu'elle puisse paraître.
1.2.2. Principe de symétrie analytique Inspiré de la sociologie des sciences de l'École de Bath, ce principe exige que l'analyste utilise les mêmes outils conceptuels pour analyser tous les récits, qu'ils soient considérés a priori comme "crédibles" ou "aberrants". L'explication officielle d'une institution, le témoignage d'un opérateur qualifié, ou une théorie jugée conspirationniste doivent être analysés avec la même rigueur ethnométhodologique. Le but n'est pas d'évaluer leur véracité, mais de comprendre la rationalité locale de chacun et les méthodes pratiques qu'ils déploient pour s'accomplir en tant que récits cohérents. Ce principe force l'analyste à prendre au sérieux la construction de chaque "fait", qu'il soit jugé "normal" ou "anormal".
1.2.3. Principe de saturation contextuelle Aucun témoignage, aucun rapport, aucune donnée ne peuvent être analysés hors-sol. Le principe d'indexicalité, central en ethnométhodologie, nous rappelle que le sens est toujours dépendant du contexte. L'analyste PIT a donc l'obligation de saturer le contexte avant de procéder à l'analyse des interactions. Cela inclut le contexte technique (les spécificités des capteurs), le contexte organisationnel (la culture de l'institution, sa hiérarchie, ses règles non écrites), le contexte humain (la fatigue des opérateurs, les tensions interpersonnelles) et le contexte socio-culturel plus large (le climat médiatique, les tensions géopolitiques). Ce n'est qu'en reconstituant cette écologie dense que l'analyste peut espérer comprendre la signification des actions observées.
1.2.4. Principe de réflexivité incarnée Conformément à la cybernétique de second ordre, l'analyste n'est jamais un observateur extérieur. Il est une partie intégrante du système qu'il analyse. Le principe de réflexivité exige que l'analyste documente et analyse sa propre implication : ses choix méthodologiques, ses biais potentiels, et l'effet que sa propre enquête produit sur les acteurs et sur le récit de l'événement. Le produit final du PIT n'est donc pas un rapport "objectif", mais un compte rendu honnête et conscient de sa propre subjectivité, qui rend visible le processus de sa propre construction et donne au lecteur les moyens de le critiquer. C'est la condition d'une scientificité de second ordre.
Partie 2 : La solution – Le modèle socio-cognitif comme matrice cognitive partagée
Face à la complexité des phénomènes anormaux et aux limites des approches conventionnelles, le Protocole d'Intégration Transdisciplinaire (PIT) propose une solution qui n'est pas une théorie explicative, mais un modèle socio-cognitif. L'objectif de ce modèle n'est pas de "résoudre" l'anomalie en la réduisant à une cause unique, mais de fournir une matrice cognitive partagée qui permet à des acteurs aux expertises et aux rationalités hétérogènes (opérateurs, analystes, scientifiques, décideurs) de collaborer de manière rigoureuse pour cartographier la complexité de l'événement.
2.1. Le concept de "matrice cognitive partagée"
La matrice n'est pas un simple répertoire de connaissances ou de procédures. Inspirée de l'ethnométhodologie, elle doit être comprise comme un ensemble de ressources et de méthodes d'analyse de second ordre, qui rendent les différentes rationalités locales mutuellement intelligibles. Elle ne dit pas quoi penser, mais fournit les outils pour comprendre comment les différents acteurs pensent et accomplissent leurs tâches. En ce sens, la matrice est un accomplissement pratique en soi : elle vise à produire un sens commun méthodologique là où il n'existe pas a priori. Elle est le lieu où les "faits" ne sont plus considérés comme des données brutes, mais où le travail de production de ces faits devient l'objet d'une analyse collective et transparente.
2.2. La "grammaire générative" des phénomènes anormaux
Au cœur de la matrice se trouve une "grammaire générative". Ce terme, emprunté à la linguistique mais redéfini ici dans un sens praxéologique, ne décrit pas des structures de langage profondes et universelles. Il désigne l'ensemble des méthodes pratiques (
ethnomethods
) que les acteurs (témoins, institutions, analystes) déploient de manière récurrente pour construire, narrer et gérer une anomalie. L'analyse PIT vise à identifier et à formaliser les "règles" de cette grammaire.
Exemples de "règles grammaticales" à analyser :
La règle de la normalisation : Comment une institution accomplit-elle la tâche de ramener une anomalie dans le champ du connu (ex: "drones", "ballon météo") ?
La règle de l'expertisation : Comment un témoin qualifié (ex: un pilote) utilise-t-il son statut pour accomplir la crédibilité d'un récit extraordinaire ?
La règle de la matérialisation : Comment une trace ambiguë est-elle transformée en "preuve physique" par un travail d'investigation et de mise en récit ?
La règle de la dramatisation : Comment les médias utilisent-ils des dispositifs narratifs (musique, montage) pour transformer un rapport d'incident en une histoire captivante ?
En maîtrisant cette grammaire, l'analyste peut non seulement déconstruire les cas passés, mais aussi anticiper la manière dont un nouveau phénomène sera probablement construit et géré par les différentes parties prenantes.
2.3. L'utilisation de scénarios-types comme outils d'analyse
La matrice cognitive partagée est peuplée de scénarios-types. Ces scénarios ne sont pas des prédictions, mais des modèles heuristiques qui décrivent des trajectoires récurrentes d'événements anormaux. Ils sont construits à partir de l'analyse de cas historiques (Roswell, Nimitz, etc.) et formalisent les enchaînements logiques typiques entre les différents acteurs et leurs rationalités.
Le scénario du "symptôme local" : Décrit comment une observation ambiguë, gérée localement, reste contenue.
Le scénario de la "contagion médiatique" : Modélise comment l'intervention d'un acteur médiatique puissant (comme TASS pour Voronej) peut transformer une rumeur en événement mondial.
Le scénario de la "confrontation institutionnelle" : Analyse la dynamique qui se met en place lorsqu'une anomalie est détectée par des systèmes stratégiques (comme à Malmstrom ou sur les sites nucléaires), créant une tension entre la rationalité technique, militaire et politique.
Le scénario de "l'hyper-anomalie" : Modélise les situations de haute étrangeté (comme le Skinwalker Ranch) où la multiplicité et la nature des phénomènes provoquent l'effondrement des cadres d'analyse conventionnels et exigent une posture réflexive maximale.
En appliquant ces scénarios-types à un nouvel incident, l'analyste dispose d'une grille de lecture qui lui permet d'identifier rapidement les acteurs clés, d'anticiper les prochaines étapes du "jeu" communicationnel, et de repérer les déviations par rapport aux trajectoires connues, qui sont souvent les indicateurs les plus précieux de la singularité de l'événement en cours. La matrice ne donne pas la solution, mais elle rend la complexité intelligible et, par conséquent, gérable.
Partie 3 : La méthodologie d'intervention sur le terrain, le protocole opérationnel
Le Protocole d'Intégration Transdisciplinaire (PIT) n'est pas une théorie abstraite, mais une praxéologie conçue pour être déployée en contexte opérationnel. Il se décline en un protocole séquentiel et itératif en quatre phases. Chaque phase est conçue pour construire une couche de connaissance de plus en plus sophistiquée, en partant du contexte le plus large pour arriver à l'analyse la plus fine des interactions, avant de conclure par une synthèse de second ordre. L'objectif n'est pas de produire une "vérité" finale, mais de fournir au décideur une cartographie riche et rigoureuse de la complexité de la situation.
3.1. Phase 1 : L'immersion contextuelle (l'épochè)
La première phase du protocole est une rupture radicale avec les méthodes d'enquête traditionnelles qui se focalisent d'emblée sur le "problème". Elle impose à l'analyste un temps d'immersion et de suspension épistémique. Conformément au principe de l'épochè, l'analyste doit mettre entre parenthèses non seulement ses propres hypothèses, mais aussi la définition même de l'anomalie. L'objectif de cette phase est la saturation contextuelle, qui consiste à reconstituer avec la plus grande finesse possible l'écologie dans laquelle l'événement a émergé.
Cette saturation doit couvrir au moins quatre domaines :
Le contexte technique et matériel : Quelles sont les spécificités, les capacités et les limites des systèmes de détection impliqués ? Quelle est la topographie des lieux ? Quelles sont les conditions environnementales (météo, etc.) ?
Le contexte organisationnel : Quelle est la culture de l'institution (militaire, civile, scientifique) ? Quelles sont les procédures officielles, mais aussi les règles non écrites ? Quelle est la structure hiérarchique et comment l'information y circule-t-elle ?
Le contexte humain : Quel est l'état des acteurs au moment de l'événement (fatigue, stress, tensions interpersonnelles) ? Quel est leur niveau de formation et d'expérience ?
Le contexte socio-culturel : Quel est le climat médiatique ? Y a-t-il des tensions géopolitiques ou sociales particulières ? Existe-t-il des récits ou des mythes locaux qui pourraient être mobilisés pour donner du sens à l'anomalie ?
Ce n'est qu'en maîtrisant ce "fond" contextuel, ces évidences invisibles qui structurent le quotidien des acteurs (ce que l'ethnométhodologie nomme les background expectancies), que l'analyste pourra, dans les phases suivantes, comprendre la signification de leurs actions et de leurs récits.
3.2. Phase 2 : L'enquête ethno-phénoménologique
Cette seconde phase se concentre sur la collecte et l'analyse des récits des acteurs directement impliqués. Elle est qualifiée d'ethno-phénoménologique car elle poursuit un double objectif :
L'objectif phénoménologique : Tenter de capturer, avec le moins de distorsion possible, la structure de l'expérience vécue de l'acteur au moment de la rupture de sens. Pour cela, l'analyste utilise des techniques d'entretien spécifiques (comme l'entretien d'explicitation), en posant des questions ouvertes centrées sur le "comment" de l'expérience et non sur le "quoi" de l'objet.
L'objectif ethnométhodologique : Analyser l'entretien lui-même comme un accomplissement pratique. L'analyste ne traite pas le témoignage comme un simple rapport, mais observe comment le témoin accomplit la tâche de produire un récit intelligible et crédible. Il analyse le choix des mots, les hésitations, les métaphores, non comme des erreurs, mais comme des données sur le travail de mise en ordre d'une expérience chaotique. L'interaction entre l'enquêteur et le témoin est elle-même un site d'étude privilégié où la réalité du "cas" est co-construite.
3.3. Phase 3 : La cartographie des rationalités locales
Une fois les récits collectés et analysés dans leur dimension praxéologique, la troisième phase consiste à les organiser en cartographiant les différentes rationalités locales à l'œuvre. L'analyste identifie les différentes "ethnocultures" présentes dans la situation (par exemple, la culture des opérateurs radar, celle des pilotes, celle des analystes du renseignement, celle des responsables politiques) et modélise la logique interne propre à chacune.
L'identification : Pour chaque groupe, l'analyste se pose la question : "Selon quels critères cette communauté définit-elle un événement comme 'réel', 'pertinent' ou 'menaçant' ?".
La modélisation : Il s'agit de décrire la cohérence interne de chaque rationalité, sans la juger. La rationalité technique d'un ingénieur (qui cherche la panne) est aussi logique, dans son propre cadre, que la rationalité d'un pilote (qui se fie à ses perceptions et à son expérience).
La traduction : Le travail crucial de l'analyste est de servir de "traducteur" entre ces logiques souvent incommensurables. Il doit rendre la rationalité du pilote intelligible pour le décideur politique, et la rationalité de l'analyste du renseignement compréhensible pour l'ingénieur.
Cette cartographie des rationalités permet de transformer un ensemble de contradictions apparentes en un système de tensions logiques et compréhensibles.
3.4. Phase 4 : La méta-analyse réflexive et la production de la synthèse
La phase finale est celle de la synthèse de second ordre. L'analyste prend du recul par rapport à sa propre enquête pour produire le livrable final, qui n'est pas une conclusion unique, mais une "cartographie de la complexité" destinée au décideur.
Cette cartographie doit inclure :
La synthèse des récits : Un résumé neutre des différentes versions de l'événement, en explicitant la rationalité locale qui sous-tend chacune.
La cartographie des tensions : Une identification claire des points de friction et de contradiction entre les différentes rationalités.
L'identification des "angles morts" : La mise en évidence des aspects du phénomène qui sont structurellement invisibles pour les systèmes d'analyse existants.
Le méta-récit : La formulation d'un récit de second ordre qui raconte non pas "ce qui s'est passé", mais l'histoire de la manière dont l'organisation a géré (ou a échoué à gérer) une rupture de sens.
L'analyse réflexive : Une section où l'analyste expose ses propres choix méthodologiques, les limites de sa propre enquête, et l'effet que son intervention a pu avoir sur le système.
Le but de cette synthèse n'est pas de fournir une "réponse", mais d'offrir au décideur une compréhension profonde et nuancée de la situation, lui permettant de prendre une décision éclairée non pas sur la base d'une certitude illusoire, mais sur la base d'une maîtrise de l'incertitude.
Partie 4 : L'exploitation des données, principes d'interprétation transdisciplinaire
L'aboutissement du Protocole d'Intégration Transdisciplinaire (PIT) réside dans sa capacité à transformer un ensemble de données hétérogènes, ambiguës et souvent contradictoires en une synthèse intelligible et opérationnelle pour le décideur. Cette quatrième partie détaille les principes qui gouvernent cette phase cruciale d'exploitation. Il ne s'agit pas d'un ensemble de techniques d'analyse de contenu, mais d'une praxéologie de l'interprétation, une discipline de second ordre qui prend pour objet non pas les "faits", mais le processus de leur construction.
4.1. Redéfinition de la "donnée" : de l'artefact à l'accomplissement
Dans le cadre du PIT, une "donnée" (un témoignage, une trace radar, un rapport) n'est jamais considérée comme un artefact neutre ou un reflet transparent de la réalité. Conformément à la méthodologie du concret de Garfinkel, chaque donnée est d'abord et avant tout la trace d'un accomplissement pratique.
Un témoignage n'est pas un "fait", mais l'accomplissement de la tâche de produire un récit crédible.
Une trace radar n'est pas un "fait", mais l'accomplissement d'une chaîne complexe d'interactions homme-machine visant à interpréter un signal.
Un rapport officiel n'est pas un "fait", mais l'accomplissement d'une tâche bureaucratique visant à clore un incident en le rendant compatible avec la rationalité de l'institution.
L'exploitation des données ne consiste donc pas à les "croire" ou à les "réfuter", mais à analyser le travail (
work
) qui a été nécessaire à leur production.
4.2. Les trois niveaux de l'interprétation transdisciplinaire
L'analyste PIT déploie trois niveaux d'interprétation successifs et complémentaires pour passer des accomplissements individuels à une compréhension systémique.
4.2.1. Niveau 1 : L'analyse praxéologique (Le "Comment") À ce premier niveau, l'analyste applique les outils de l'ethnométhodologie pour déconstruire chaque "donnée". Pour chaque rapport ou témoignage, il se pose la question : "Comment cet acteur, dans ce contexte, a-t-il mobilisé les ressources à sa disposition pour produire cette version intelligible de la réalité ?". Cette analyse permet d'extraire non pas des "faits", mais la rationalité locale qui les a rendus possibles. C'est une phase de déconstruction qui rend visible la machinerie sociale cachée derrière l'apparente évidence des données.
4.2.2. Niveau 2 : L'analyse topologique (Le "Quoi") À ce second niveau, l'analyste prend du recul et utilise les outils de la systémique pour cartographier les relations entre les différentes rationalités locales identifiées au niveau 1. Il ne s'agit plus d'analyser chaque "accomplissement" isolément, mais de modéliser le "jeu" global.
Identification des convergences : Quels sont les points où des rationalités très différentes (par exemple, un pilote et un activiste) produisent des descriptions similaires de l'anomalie ?
Identification des nœuds de tension : Quels sont les points d'incommensurabilité où les contradictions ne sont pas des erreurs, mais le résultat de logiques pratiques fondamentalement incompatibles ?
Identification des boucles de rétroaction : Comment la production d'un récit par un acteur (par exemple, une communication officielle) influence-t-elle les récits ultérieurs des autres acteurs ? Ce niveau produit une topologie du champ de bataille pour la définition de la réalité.
4.2.3. Niveau 3 : L'analyse énactive (Le "Pourquoi") Le dernier niveau d'interprétation fait appel à la biologie de la cognition. L'analyste cherche à comprendre la finalité sous-jacente de la dynamique observée au niveau 2. En s'appuyant sur le concept d'autopoïèse, il interprète la topologie des interactions comme la manifestation d'un système plus large (l'organisation, la société) qui cherche à maintenir sa cohérence face à une perturbation. Les dénis, les secrets, les enquêtes, les controverses ne sont plus vus comme des actions isolées, mais comme des stratégies de compensation déployées par le système pour "digérer" l'anomalie et préserver son identité organisationnelle. C'est à ce niveau que l'analyste peut formuler des hypothèses sur les "angles morts" du système : les types d'anomalies que l'organisation est structurellement incapable de voir ou de traiter.
4.3. Le produit final : du méta-récit à la décision éclairée
L'exploitation des données selon le PIT n'aboutit pas à une conclusion unique et définitive. Elle produit une synthèse de second ordre qui se décline en deux livrables :
Le méta-récit : C'est un récit qui raconte non pas l'histoire de l'anomalie, mais l'histoire de la manière dont l'organisation a interagi avec l'anomalie. Il rend visible les rationalités en jeu, les points de friction, les processus de construction de la preuve et les stratégies de maintenance de l'ordre. Il est l'outil de diagnostic le plus puissant pour comprendre la culture d'une organisation face à l'incertitude.
La cartographie des possibles pour l'aide à la décision : À partir du méta-récit, l'analyste peut fournir au décideur non pas une "solution", mais une cartographie des options et de leurs conséquences probables. En ayant modélisé le "jeu" et ses règles implicites, il peut répondre à des questions stratégiques : "Si nous communiquons de cette manière, quelle rationalité allons-nous activer et quelle boucle de rétroaction risquons-nous de déclencher ?", "Quel est l'angle mort de notre système de renseignement actuel face à ce type d'événement ?".
En fin de compte, l'exploitation des données selon le PIT est une discipline qui transforme l'analyste en un architecte de la complexité, capable de fournir au décideur non pas la certitude, mais la lucidité nécessaire pour naviguer en contexte d'incertitude radicale.