Exposé méthodologique appliqué
Introduction : enquêter sur le secret
Le survol de sites stratégiques comme les centrales nucléaires de Fessenheim ou de Golfech par des aéronefs non identifiés représente l'un des défis les plus redoutables pour une enquête. Il met en scène une asymétrie d'information fondamentale :
D'un côté, les acteurs étatiques (exploitants des centrales comme EDF, gendarmerie, armée, services de renseignement) sont soumis à une culture et à des impératifs de confidentialité et de secret-défense.
De l'autre, les enquêteurs civils (ufologues, journalistes, citoyens) disposent d'un accès quasi nul aux données cruciales (enregistrements radar, rapports d'incidents classifiés, témoignages du personnel de sécurité) et font face à une communication officielle minimale.
Une approche traditionnelle, visant à "découvrir la vérité", se heurte frontalement à ce mur du secret et se conclut par un échec ou des spéculations. Le MOE, avec sa posture d'indifférence ethnométhodologique, ne cherche pas à percer le secret, mais à analyser comment le secret est pratiquement accompli, géré et utilisé comme une ressource par tous les acteurs. Le "mur du silence" n'est pas un obstacle à l'enquête ; il est le phénomène central à enquêter.
Chapitre 1 : La matrice du secret, cartographie des "travaux" de gestion de l'information
Le premier objectif du MOE est d'analyser les travaux pratiques de chaque acteur, qui consistent ici principalement à gérer (cacher, chercher, formuler, interpréter) l'information.
1.1. Le travail de confinement de l'information (acteurs étatiques)
Concept didactique : L'analyse du travail bureaucratique (
Workplace Analysis
) Le MOE, inspiré par les travaux de Garfinkel sur les organisations, analyse les actions des institutions non pas selon leurs buts affichés ("assurer la sécurité"), mais comme des accomplissements pratiques et procéduraux. Le secret n'est pas un état, mais une activité continue.Application :
EDF et la sécurité du site : Leur travail consiste à produire des documents internes (rapports d'incidents) qui suivent des formats stricts, utilisant un langage codifié accessible uniquement aux initiés. Ils accomplissent le confinement en appliquant des procédures de classification. Leur communication externe ("no comment", communiqués laconiques) est également une pratique observable, un travail visant à clore l'interaction.
Gendarmerie et Armée de l'Air : Leur travail est une enquête sous contrainte. Le MOE analyserait leurs communiqués de presse officiels comme des chefs-d'œuvre de rhétorique institutionnelle. Par exemple, l'usage de termes comme "aéronef assimilable à un drone" est une méthode pratique pour simultanément (1) reconnaître un événement, (2) lui assigner une catégorie a priori non-menaçante, et (3) clore le débat sur sa nature anormale. C'est l'accomplissement de la normalisation.
1.2. Le travail de forçage de l'information (acteurs civils)
Concept didactique : La Méthode Documentaire d'Interprétation Les enquêteurs civils, face à des données rares et fragmentaires, utilisent la méthode documentaire de Garfunkel : chaque fragment est vu comme le "document" d'un schéma sous-jacent (le "secret" ou le "cover-up").
Application :
Enquêteurs ufologues : Leur travail consiste à assembler des données hétérogènes. Le MOE analyserait comment un témoignage de villageois, une coupure de presse et une déclaration officielle évasive sont tissés ensemble pour construire un récit cohérent. Le "silence" de l'État n'est pas un vide, il devient la preuve centrale qui donne du poids à toutes les autres informations fragmentaires.
Médias : Leur travail est de produire une histoire. Le MOE analyse comment le manque d'information officielle devient le cœur même de la narration. Le titre "Mystérieux drones au-dessus de la centrale : les autorités restent muettes" est un accomplissement journalistique qui transforme l'absence de données en information captivante.
Chapitre 2 : Déploiement des outils du MOE dans un contexte d'accès limité
Le MOE est particulièrement adapté aux situations où l'accès direct est impossible, car il se concentre sur les traces observables du travail des acteurs.
2.1. L'Analyse des artefacts bureaucratiques et publics
Action : L'équipe MOE collecte tous les documents publics : les communiqués de presse d'EDF et des préfectures, les questions parlementaires posées par des députés, les articles de presse, les rapports d'associations comme la CRIIRAD.
Analyse ethnométhodologique : L'analyse porte sur la structure formelle de ces documents.
Le travail de juridiction : Comment les communiqués délimitent-ils les responsabilités ? ("La sécurité du site est l'affaire d'EDF, la sécurité de l'espace aérien est celle de l'Armée"). Ces phrases ne sont pas de simples informations, ce sont des actes de délimitation de la comptabilité (
accountability
).Le travail de temporalisation : L'usage de formules comme "une enquête est en cours" est une méthode pratique pour reporter indéfiniment la nécessité de fournir une conclusion, tout en montrant que l'institution "fait son travail".
2.2. L'Analyse de conversation des témoins "périphériques"
Action : Conduire des entretiens avec des acteurs qui ne sont pas soumis au secret-défense : des riverains, des élus locaux, d'anciens employés (non-sécurité), des militants anti-nucléaires.
Analyse ethnométhodologique : L'objectif est d'analyser comment ces personnes gèrent leur position difficile d'observateurs proches mais non autorisés.
L'accomplissement de la "crédibilité non-experte" : Comment un témoin riverain décrit-il un phénomène aérien étrange tout en utilisant des marqueurs de prudence ("Je ne suis pas un spécialiste, mais...", "Ça ne ressemblait à rien de ce que je connais...") pour se prémunir contre l'accusation d'être un "illuminé" ?
La gestion du dilemme de l'élu local : Comment un maire, dans son discours, accomplit-il simultanément deux tâches contradictoires : (1) rassurer sa population et (2) montrer qu'il prend l'affaire au sérieux en interpellant les autorités, tout en admettant son manque d'information ?
Chapitre 3 : L'accomplissement de la "menace ambiguë" et la résolution du problème d'enquête
3.1. Synthèse : La co-construction de l'opacité
L'analyse MOE ne conclut pas à l'identité des objets, mais modélise le phénomène comme l'accomplissement collaboratif (bien qu'involontaire) d'une "menace ambiguë".
Les acteurs étatiques, par leur travail de confinement, produisent et maintiennent l'ambiguïté de la nature du phénomène.
Les acteurs civils, par leur travail de forçage et d'interprétation du silence, produisent et maintiennent le caractère de menace (terroriste, étrangère, ou autre).
La difficulté d'enquête des civils n'est donc pas un "problème" pour le MOE ; elle est la ressource même qui alimente le système. Le "secret" de l'État et la "spéculation" des civils sont les deux faces d'une même pièce, un jeu systémique qui s'auto-entretient parfaitement.
3.2. La résolution du problème de l'enquêteur civil
Le MOE résout la frustration de l'enquêteur civil en changeant radicalement son objectif :
Ancien objectif (voué à l'échec) : Percer le secret pour découvrir la "vérité".
Nouvel objectif (réalisable) : Analyser et modéliser la machinerie observable de la production du secret.
L'enquêteur civil devient un ethnographe des pratiques de confidentialité. Son rapport ne sera pas une spéculation sur l'identité des OVNIs, mais une analyse rigoureuse et factuelle de la manière dont les institutions et les citoyens gèrent une anomalie dans un contexte de haute sécurité. C'est une contribution scientifique tangible et originale.