Introduction: Re-spécifier le "Chupa-Chupa"
En 1977, sur l'île de Colares et dans les municipalités environnantes de l'État du Pará, un phénomène surnommé "Chupa-Chupa" ("suceur-suceur") a semé la panique. Des habitants ont rapporté avoir été ciblés par des rayons lumineux émanant d'objets volants, provoquant des blessures (brûlures, marques de perforation), une anémie et une terreur intense. En réponse, l'armée de l'air brésilienne (Força Aérea Brasileira, FAB) a lancé l'Opération Prato, une mission d'enquête militaire secrète.
Une enquête traditionnelle se retrouverait paralysée, prise entre l'extrême étrangeté des récits et le secret militaire. Le MOE re-spécifie le problème. L'objet de notre enquête n'est pas de déterminer l'origine des lumières, mais de répondre à la question: "Comment l'état de 'siège par une force inconnue' a-t-il été pratiquement accompli par les habitants, les médecins et les militaires, et comment la 'réalité' de cet événement a-t-elle été construite, gérée et finalement neutralisée par le travail institutionnel ?"
Chapitre 1: L'accomplissement de la "crise somatique" - le travail des acteurs locaux
Le MOE commence son analyse au niveau du terrain, là où le phénomène est vécu dans les corps et les interactions quotidiennes.
1.1. Le travail de la victime et du soignant
Action: des habitants se présentent au poste de santé de l'île, se plaignant d'avoir été attaqués par une lumière. Le Dr Wellaide Cecim Carvalho les examine, documente leurs blessures et écoute leurs récits.
Analyse MOE :
L'accomplissement du statut de "victime": le MOE analyse comment un patient accomplit son statut de "victime du Chupa-Chupa". Il le fait en liant, dans son récit, une expérience anormale (la lumière) à un symptôme physique observable (la brûlure). La blessure physique devient la ressource irréfutable qui ancre une histoire incroyable dans une réalité corporelle.
Le travail de traduction médicale: le Dr Carvalho, en examinant et en nommant les symptômes (brûlures au premier degré, asthénie, etc.), accomplit un travail de traduction. Elle transforme les récits de "rayon magique" en faits médicaux comptables (accountable) pour la science et l'administration. Ses rapports sont une performance de légitimation qui rend l'anomalie "réelle" pour le monde extérieur.
1.2. L'accomplissement de la panique collective
Action: les habitants organisent des veillées, tirent en l'air avec des fusils de chasse, et certains fuient leurs villages.
Analyse MOE: la panique n'est pas un simple "sentiment". C'est un ensemble d'actions pratiques et organisées. Le MOE analyse ces actions comme des méthodes de sens commun pour gérer une menace perçue comme réelle. Le départ des habitants n'est pas de l'"hystérie", c'est l'accomplissement pratique d'une stratégie de survie face à une situation où les autorités locales sont perçues comme impuissantes.
Chapitre 2: L'accomplissement de l'"enquête militaire" - le travail de l'opération Prato
2.1. Le travail de documentation en contexte hostile
Action: le Capitaine Uyrangê Hollanda et son équipe s'installent à Colares, interrogent les témoins et tentent de photographier et filmer les phénomènes.
Analyse MOE: les fameuses photos et croquis de l'Opération Prato sont analysés comme les artefacts d'un travail difficile. Le MOE s'intéresse à la chaîne de production de ces images: comment les militaires, avec un équipement limité et dans un état de stress, ont-ils accompli la tâche de transformer des observations fugaces en documents militaires stables ? Chaque photo est un document sur l'événement, mais aussi sur le travail de l'observateur.
2.2. Le travail de la clôture et du secret
Action: l'opération est terminée, le rapport final est classifié, et la conclusion officielle est qu'il n'y a rien de significatif. Des décennies plus tard, Hollanda "brise le silence" et contredit la version officielle avant de mourir.
Analyse MOE:
Le travail de clôture bureaucratique: le rapport officiel qui minimise les faits est un accomplissement de normalisation. Son but n'est pas de décrire la réalité de l'enquête, mais d'accomplir la tâche institutionnelle de fermer un dossier dérangeant et de réaffirmer le contrôle de l'État.
Le travail du lanceur d'alerte: le témoignage tardif d'Hollanda est un travail de re-catégorisation. Il tente de transformer ce qui avait été officiellement accompli comme un "non-événement" en "preuve d'une réalité extraterrestre".
La gestion de la désinformation: le MOE analyse la "désinformation" non comme un mensonge, mais comme le conflit observable entre deux accomplissements de réalité concurrents : la réalité bureaucratique de l'institution et la réalité vécue de l'enquêteur de terrain.
Chapitre 3: Gérer l'ingérable - le MOE face aux hypothèses et à l'indexicalité
3.1. Le traitement des hypothèses
Le MOE n'a pas pour but de tester des hypothèses (naturelles, militaires, exogènes, psychosociales). Il analyse comment les acteurs utilisent ces hypothèses comme des ressources pour rendre le monde intelligible. L'hypothèse "extraterrestre" est la ressource utilisée par les témoins pour donner un sens à des blessures inexplicables. L'hypothèse "psychosociale" est la ressource utilisée par les sceptiques pour normaliser la situation. Le MOE cartographie cette économie des hypothèses.
3.2. Contrôler l'infinitude de l'indexicalité
Concept didactique: l'indexicalité. La signification d'un énoncé dépend de son contexte. Comme tout contexte peut être re-contextualisé à l'infini, comment arrêter l'analyse ?
Solution du MOE: le MOE contrôle ce problème en se limitant à ce que les acteurs eux-mêmes rendent pertinent dans l'interaction.
Exemple: lorsqu'un témoin décrit le rayon lumineux, le contexte pertinent qu'il mobilise n'est pas l'histoire de la science-fiction, mais son expérience corporelle ("J'ai senti une paralysie"). L'analyse du MOE se fonde sur ce contexte accompli par l'acteur, et non sur un contexte infini importé par l'analyste.
Chapitre 4: L'enquête multiscalaire et l'anticipation stratégique
4.1. Du local au global
L'enquête MOE est intrinsèquement multiscalaire :
Niveau micro (local): elle commence par l'analyse des interactions sur le terrain à Colares (patient-médecin, témoin-enquêteur).
Niveau méso (institutionnel): elle s'élargit à l'analyse du travail de l'Opération Prato comme organisation militaire.
Niveau macro (global): elle analyse comment le cas, une fois "fuité", est devenu un objet de la controverse ufologique mondiale et comment il a affecté la politique de transparence de l'État brésilien sur le long terme.
4.2. Le MOE comme outil pour les décideurs politiques
Un incident comme l'Opération Prato est une crise de gouvernance majeure.
Le problème: des citoyens sont blessés, l'État est incapable de les protéger ou d'expliquer la menace. C'est une faillite de sa mission fondamentale.
La contribution du MOE: le MOE fournit une méthode pour développer des scénarios d'anticipation stratégique.
Gestion de crise: former les autorités (santé, police, armée) à des protocoles qui accomplissent le soutien à la population (prise en charge médicale, écoute) tout en évitant de valider prématurément une cause spécifique.
Communication stratégique : développer une doctrine de communication qui gère l'incertitude. Au lieu d'un secret total qui mène à des fuites explosives, le MOE informe une stratégie qui accomplit la transparence sur les actions menées ("Voici ce que nous faisons pour enquêter") sans spéculer sur la nature du phénomène ("Voici ce que nous ne savons pas"). L'objectif est de maintenir la confiance publique même face à l'inconnu.
Conclusion
L'application du MOE à l'Opération Prato transforme une affaire chaotique et terrifiante en un cas d'étude rigoureux sur la gestion pratique de la réalité en situation de crise extrême. En se concentrant sur le travail observable de tous les acteurs, le MOE produit une connaissance fiable là où les autres approches échouent. Il fournit aux décideurs non pas une réponse sur la nature du "Chupa-Chupa", mais une méthode pour se préparer à la tâche la plus difficile qui soit: gouverner face à une anomalie qui blesse les corps et déstabilise l'ordre social.