Exposé méthodologique sur la gestion d'une anomalie en contexte aéronautique et stratégique
Introduction
Le 17 novembre 1986, un avion-cargo Boeing 747 de la Japan Air Lines (vol 1628), commandé par le capitaine Kenju Terauchi, a été le témoin d'une rencontre prolongée avec plusieurs objets non identifiés au-dessus de l'Alaska. L'événement a été corroboré par les radars de bord, ainsi que par les radars civils (FAA) et militaires. Malgré la crédibilité de l'équipage et la multiplicité des données techniques, l'affaire a été officiellement classée puis étouffée, avant de refaire surface des années plus tard grâce à des lanceurs d'alerte.
L'incident est un cas d'étude paradigmatique pour le MOE, car il expose crûment la tension entre l'expérience vécue par des témoins experts et le travail institutionnel visant à contrôler, normaliser ou effacer un événement jugé « impossible » ou stratégiquement sensible.
1. Déconstruction de la controverse et chronologie de l’affaire
Le MOE analyse la chronologie non comme une suite de « faits », mais comme une suite d'accomplissements pratiques par différents acteurs.
L'accomplissement de l'anomalie (le récit des pilotes) : le travail initial est celui de l'équipage. Le capitaine Terauchi, en communiquant en temps réel avec le contrôle aérien (ATC), accomplit la tâche de rapporter une anomalie selon les procédures professionnelles. Il utilise son expertise pour décrire ce qu'il voit, le traduisant en termes aéronautiques (« trafic », « cible radar »), rendant ainsi l'expérience comptable (
accountable
) pour l'institution.L'accomplissement de la normalisation (la contre-enquête de la FAA) : la première réponse officielle de la FAA est un travail de normalisation. En suggérant des explications comme des « retours radar anormaux » ou la planète Jupiter, l'institution tente de faire rentrer l'événement dans une catégorie connue et non menaçante. C'est une tentative de solution visant à clore le cas rapidement.
L'accomplissement du secret (l'implication de la CIA) : le témoignage du responsable de la FAA, John Callahan, est crucial. Il décrit une réunion où la CIA, après avoir visionné les données, ordonne de clore l'affaire et confisque les enregistrements. Du point de vue du MOE, cet acte est le travail pratique de la production du secret. Ce n'est pas une simple « dissimulation » ; c'est un acte de parole institutionnel qui re-catégorise l'événement d' « anomalie à investiguer » en « non-événement à oublier », en le plaçant sous le sceau du secret-défense.
L'accomplissement du dédit (la controverse médiatique) : le MOE analyse comment la presse, en rapportant d'abord l'incident puis la version officielle et la mise à l'écart du capitaine Terauchi, participe au travail de discrédit. Le témoin expert est transformé en pilote peu fiable, un accomplissement qui sert la narration institutionnelle de la normalisation.
2. Gestion des témoignages et des preuves techniques
Le travail de crédibilité des témoins : la crédibilité de l'équipage et des contrôleurs aériens est leur principale ressource. Le MOE analyse comment, dans leurs récits, ils mobilisent constamment leur statut professionnel (« en tant que pilote expérimenté... », « sur nos écrans radar... ») pour accomplir leur témoignage comme étant « factuel » et « fiable ».
Le travail de marginalisation et de réhabilitation : la mise à l'écart du capitaine Terauchi est un accomplissement de sanction institutionnelle. Son refus de se dédire est un acte de résistance. La divulgation ultérieure de John Callahan est, quant à elle, un travail de réhabilitation. En tant que chef de division de la FAA, sa parole a le pouvoir de re-valider le récit initial du pilote. Le MOE analyse comment Callahan, en révélant l'histoire de la réunion avec la CIA, re-contextualise l'ensemble de l'affaire, transformant ce qui était présenté comme une « erreur de pilote » en « affaire étouffée par le renseignement ».
3. Pertinence du cas JAL1628 comme modèle d’étude
Cet incident est un cas d'école pour tester la robustesse du MOE face à la complexité.
Méta-analyse des contradictions : le MOE n'essaie pas de résoudre la contradiction entre le récit de Terauchi/Callahan et la version officielle. Il l'analyse comme le résultat observable de deux travaux de construction de la réalité concurrents. Chaque version est parfaitement cohérente dans son propre cadre de référence (celui du témoin expert vs. celui de l'institution protégeant ses intérêts).
Gestion de la désinformation et contrôle de l'indexicalité :
Concept didactique (indexicalité) : la signification d'un énoncé dépend de son contexte. « L'écho radar était un retour parasite » est un énoncé dont la signification change radicalement selon le contexte (« dit par un technicien après une analyse de routine » vs. « dit par un porte-parole après une réunion avec la CIA »).
Solution du MOE : le MOE contrôle cette « infinitude » en n'analysant pas l'énoncé en soi, mais en analysant comment les acteurs eux-mêmes produisent le contexte pertinent pour leurs dires. Callahan, en décrivant en détail la réunion (les personnes présentes, les paroles échangées), accomplit la tâche de rendre le contexte de la « dissimulation » plus pertinent que le contexte de la « simple erreur technique ».
4. Enjeux géopolitiques et stratégiques
Le secret qui entoure l'affaire n'est pas nécessairement lié à une « présence extraterrestre ». Le MOE analyse ce travail du secret comme une pratique rationnelle de gestion des risques stratégiques à l'époque de la Guerre Froide :
Hypothèse technologique soviétique : l'objet pouvait être un aéronef secret soviétique testant les défenses aériennes américaines. Admettre publiquement une telle intrusion était géopolitiquement impossible.
Hypothèse technologique américaine : l'objet pouvait être un prototype secret américain. Le secret était donc nécessaire pour protéger le projet.
Hypothèse d'anomalie totale : si la nature de l'objet était véritablement inconnue, admettre qu'une technologie non identifiée pouvait survoler et suivre un Boeing 747 en toute impunité était un aveu de vulnérabilité stratégique intolérable.
Dans tous les cas, le travail de produire un « non-événement » était, du point de vue de la sécurité nationale, la solution la plus stable.
5. Application progressive du protocole MOE : du local au global
Phase locale : l'enquête MOE commence par l'analyse micro des interactions : les transcriptions audio entre le vol JAL 1628 et l'ATC. C'est là que l'anomalie est accomplie pour la première fois comme un problème opérationnel.
Élargissement progressif : l'enquête intègre ensuite les artefacts du travail bureaucratique (rapports de la FAA, mémos). Puis, elle analyse le travail de divulgation (livres de Kean, interviews de Callahan) qui fait sortir l'affaire de son contexte initial.
Complexification des variables : le MOE modélise alors comment ces différentes strates interagissent, en appliquant une analyse discursive pour déconstruire les récits et en modélisant les réseaux d'influence (comment la parole de Callahan re-légitime celle de Terauchi, etc.).
Conclusion : une méthodologie pour les affaires sensibles
L'incident du vol 1628 Japan Airlines est un modèle parfait pour comprendre les mécanismes de contrôle de l'information dans les démocraties en contexte de sécurité nationale. Le protocole MOE se révèle être l'outil le plus adapté pour ce type d'enquête complexe.
Il ne prétend pas révéler la « vérité » finale sur l'objet, mais il accomplit une tâche scientifiquement plus robuste : il modélise avec une grande précision la manière dont la « vérité » d'un événement est socialement et institutionnellement construite, déconstruite et reconstruite au fil du temps. En se concentrant sur le travail observable des acteurs, le MOE offre une voie pour produire une connaissance rigoureuse et vérifiable, même face au secret d'État, et pour en tirer des leçons stratégiques sur la gouvernance de l'inconnu.