Introduction: Re-spécifier le problème "Roswell"
L'incident de Roswell n'est pas un événement de juillet 1947. C'est un processus historique et social continu de construction, de déconstruction et de reconstruction narrative. La question "Que s'est-il réellement écrasé à Roswell ?" est, d'un point de vue ethnométhodologique, mal posée. Elle suppose qu'il existe une vérité originelle unique à déterrer.
Le MOE re-spécifie le problème. La question pertinente devient: "Comment l'ensemble des acteurs (militaires, témoins, chercheurs, sceptiques, médias) ont-ils, par leurs travaux pratiques et observables, accompli et maintenu 'l'Affaire Roswell' en tant que controverse durable et mythe global pendant plus de 75 ans ?". Notre enquête ne porte pas sur l'archéologie de l'objet, mais sur l'archéologie du mythe.
Chapitre 1: Cartographie des "travaux" de construction de la réalité
Le MOE analyse les actions de chaque acteur comme un travail pratique (work) visant à produire une version "comptable" (accountable) de la réalité.
1.1. Le travail bureaucratique et la gestion de crise (acteurs étatiques - 1947)
Action: l'Armée de l'Air américaine (USAAF) publie un communiqué annonçant la capture d'un "disque volant", puis se rétracte quelques heures plus tard en parlant de "ballon-météo".
Analyse MOE : ce n'est pas analysé comme un "mensonge" ou une "vérité", mais comme l'accomplissement observable d'un travail de gestion de la comptabilité institutionnelle.
Le premier communiqué est un échec de procédure : des officiers de rang inférieur (Jesse Marcel) appliquent leurs catégories de sens commun ("ça ne ressemble à rien de connu") et produisent un récit qui rend leur institution non-comptable vis-à-vis d'une narration de stabilité nationale.
Le second communiqué (le ballon) est une réparation procédurale réussie. Le Général Ramey, en mobilisant son autorité et des "preuves" (les débris du ballon montrés aux journalistes), accomplit la tâche de produire une version des faits qui est bureaucratiquement stable et publiquement rassurante.
1.2. Le travail mémoriel et d'investigation (acteurs civils - 1970s et au-delà)
Action: des chercheurs comme Stanton Friedman retrouvent des témoins (Jesse Marcel, Walter Haut) qui, des décennies plus tard, livrent des souvenirs plus détaillés et plus anormaux.
Analyse MOE: ceci est analysé comme un travail mémoriel co-construit.
Le travail de l'enquêteur: Friedman n'est pas un simple collecteur de souvenirs. Son travail consiste à poser des questions, à mettre en relation des témoignages, à confronter les témoins à des documents, bref, à fournir un cadre qui permet aux souvenirs fragmentaires de s'organiser en un récit cohérent et accusateur.
Le travail du témoin: Jesse Marcel, en 1978, accomplit le travail de se re-présenter non plus comme un simple militaire, mais comme le détenteur d'un secret historique, justifiant ainsi la "vérité" de son souvenir initial face à la version officielle.
Chapitre 2: Gérer la complexité - les outils du MOE face aux défis de Roswell
Roswell est un cas d'école pour les défis méthodologiques les plus ardus.
2.1. Contrôler "l'infinitude de l'indexicalité"
Concept didactique : l'indexicalité. Ce concept central de l'ethnométhodologie, formalisé par Garfinkel, signifie que la signification d'un énoncé ou d'une action est inextricablement liée à son contexte. "L'infinitude" vient du fait que tout contexte peut lui-même être contextualisé à l'infini. "Marcel a dit X" -> "Dans quel contexte ?" -> "Une interview avec Friedman" -> "Dans quel but?" -> etc. Tenter de trouver le "vrai" contexte est une quête sans fin.
Solution du MOE: le MOE ne cherche pas le "contexte ultime". Il pose une question pratique: "Pour les acteurs eux-mêmes, dans la situation, quel est le contexte qu'ils rendent pertinent et observable pour justifier leurs actions?".
Exemple: pour justifier la rétractation, le Général Ramey a rendu pertinent le contexte de "la nécessité de ne pas affoler le public" et "la simple erreur d'un subordonné". Pour justifier son témoignage tardif, Jesse Marcel a rendu pertinent le contexte de "sa conscience qui le tourmentait" et "son serment qui n'était plus valide". L'enquête du MOE se concentre sur l'analyse de la manière dont les acteurs eux-mêmes gèrent et produisent le contexte pertinent pour rendre leurs actions intelligibles.
2.2. Gérer les contradictions, la désinformation et le secret
Concept didactique : l'indifférence ethnométhodologique. Le MOE ne cherche pas à trier le "vrai" du "faux". Les contradictions entre témoignages, les actes de désinformation (avérés ou supposés) et le secret-défense sont traités non comme des "bruits" ou des obstacles, mais comme des données de premier ordre.
Application:
Contradictions: une contradiction entre deux témoins n'est pas un problème de fiabilité, mais un phénomène interactionnel à étudier. Pourquoi leurs récits divergent-ils ? C'est souvent parce qu'ils accomplissent des tâches différentes (l'un veut prouver sa présence, l'autre veut décrire l'objet, etc.).
Désinformation et secret: le MOE analyse le secret non comme une absence d'information, mais comme une activité observable de gestion de l'information. Le rapport de l'USAF des années 1990 ("The Roswell Report") est un document fascinant. Le MOE l'analyserait comme un travail bureaucratique monumental visant à accomplir la "clôture définitive du cas". On y étudie le langage, la structure, la manière dont les témoignages sont cités et réfutés, comme une performance institutionnelle de rationalité. Le secret est le travail de produire et de maintenir des frontières entre ce qui est dicible et ce qui ne l'est pas.
Chapitre 3: L'enquête multiscalaire - du local au global
Le MOE est unique dans sa capacité à passer de l'analyse micro-interactionnelle à la modélisation de phénomènes macro-sociaux.
3.1. Niveau local: l'accomplissement de "Roswell, ville symbole"
Action: une enquête de terrain à Roswell aujourd'hui.
Analyse MOE: l'enquête se focaliserait sur le travail quotidien qui produit la ville en tant que "capitale des OVNIs". On analyserait les interactions entre les tenanciers de musées et les touristes, le discours des guides, le design des boutiques de souvenirs. L'objectif est de comprendre comment l'identité "ufologique" de la ville est accomplie et maintenue dans les pratiques les plus ordinaires.
3.2. Niveau national: l'accomplissement de "l'affaire d'état"
Action: analyser les documents déclassifiés, les auditions au Congrès, les rapports officiels.
Analyse MOE: l'enquête se focaliserait sur le travail institutionnel de gestion du "problème Roswell". Comment les différentes branches du gouvernement (Armée, Congrès, Renseignement) interagissent-elles ? Comment le "cas" est-il utilisé comme une ressource dans les débats sur la transparence gouvernementale ou le budget militaire ? C'est l'analyse de Roswell comme un objet politique.
3.3. Niveau global: l'accomplissement du mythe moderne
Action: analyser la propagation de l'histoire de Roswell dans la culture populaire mondiale (cinéma, séries TV, livres).
Analyse MOE: l'enquête analyserait comment le récit de Roswell a été adapté, traduit et re-contextualisé pour devenir un mythe fondateur de la fin du XXe siècle. Ce mythe parle de la méfiance envers le pouvoir, de la place de l'humanité dans le cosmos, et des technologies secrètes. Le MOE étudie comment ce travail de mythification est accompli par les industries culturelles.
Conclusion: Le MOE comme "archéologie des pratiques"
Appliquer le MOE à Roswell, c'est abandonner l'espoir de trouver une "boîte noire" dans le désert du Nouveau-Mexique. C'est, au contraire, se donner les moyens de réaliser une archéologie des pratiques qui ont construit ce mythe couche par couche. Le MOE ne résout pas l'énigme de l'objet, mais il résout intégralement l'énigme de la controverse. Il démontre que "Roswell" est l'un des accomplissements sociaux, narratifs et institutionnels les plus complexes et les plus fascinants de l'ère moderne, et il fournit les outils pour en cartographier, avec une rigueur empirique, la prodigieuse machinerie.