Exposé méthodologique appliqué
Introduction : Du récit à la matrice des pratiques
« Derrière le récit de Maurice Masse se cache une histoire bien plus large: celle d'un homme marqué à vie, d'un village transformé, et d'une énigme qui a divisé la France. Les traces sur le sol (brûlures, déformations) et les troubles psychologiques du témoin ne sont que le début de l'histoire. Comment son entourage a-t-il réagi? Comment Valensole est-elle devenue, malgré elle, un symbole ? Et pourquoi ce cas continue-t-il de fasciner et de diviser, plus de 60 ans après ? »
Pour répondre à ces questions, il faut opérer une rupture épistémologique. Les approches traditionnelles, qu'elles soient crédules ou sceptiques, échouent car elles tentent de séparer les "faits objectifs" (les traces) des "récits subjectifs" (le témoignage) et des "constructions sociales" (la légende). Elles cherchent à isoler une "vérité" originelle.
Le Module Opérationnel Ethnométhodologique (MOE) propose l'inverse. Il postule que toutes ces dimensions sont indissociables car elles sont le produit d'une seule et même chose: le travail pratique (work) des acteurs pour rendre une situation anormale intelligible et "comptable" (accountable). Ce protocole va donc décrire comment le MOE enquête non pas sur les faits, mais sur la fabrique des faits à tous les niveaux.
Chapitre 1 : La posture du MOE face à la "totalité" du phénomène
Le MOE aborde le cas de Valensole non comme un ensemble de données à vérifier, mais comme une écologie de pratiques.
Concept didactique : l'indissociabilité des pratiques et des objets. Inspiré par les travaux de Michael Lynch sur le travail scientifique, le MOE refuse de séparer un "objet" (comme une trace au sol) des pratiques qui le font exister en tant qu'objet d'étude. La trace n'est pas une "preuve" en soi; elle devient une preuve à travers le travail des gendarmes qui la photographient, des scientifiques qui la prélèvent, et des journalistes qui la décrivent. L'objet et le travail de sa documentation sont inséparables.
Application: notre enquête ne posera pas la question "Quelle est la nature de la trace ?", mais "Comment la trace a-t-elle été accomplie en tant que 'preuve physique anormale' par l'ensemble des acteurs ?". De même, nous ne demanderons pas "Quel est le traumatisme de Masse ?", mais "Comment le 'traumatisme' a-t-il été accompli, manifesté et géré dans les interactions entre Masse, sa famille, les médecins et les enquêteurs?".
Chapitre 2 : Enquêter sur le terrain - la matrice physique et somatique
Cette phase se concentre sur le "point zéro" de l'événement: l'interaction entre le phénomène, le témoin et l'environnement physique.
2.1. L'analyse du travail de la preuve physique (the work of evidence)
Action d'une équipe MOE: une équipe MOE, si elle avait été présente en 1965, n'aurait pas seulement prélevé des échantillons. Elle aurait filmé et enregistré les gendarmes et les experts en train de prélever les échantillons.
Analyse ethnométhodologique: l'analyse porterait sur :
Les délibérations pratiques: les conversations entre enquêteurs: "On prend la terre ici ou plutôt là ? ", "Comment on évite la contamination?", "Comment on étiquette ce sachet pour que ce soit 'propre' pour le labo?". Ces conversations sont le lieu où la qualité "scientifique" de la preuve est pratiquement négociée et construite.
La chaîne de traduction: le MOE suivrait la "vie" de l'échantillon: du champ de lavande au sachet en plastique, du sachet au laboratoire, du laboratoire à la machine d'analyse, de la machine à un graphique, du graphique à une ligne dans un rapport. Chaque étape est une traduction qui transforme la "terre" en "donnée". C'est cette chaîne de travail qui est notre objet d'étude.
2.2. L'analyse de l'accomplissement somatique et psychique (embodied accountability)
Action d'une équipe MOE: conduire des entretiens non seulement avec Maurice Masse, mais aussi avec sa famille, son médecin, ses voisins.
Analyse ethnométhodologique :
Le corps comme scène: le MOE analyse comment le corps de Masse devient une ressource pour rendre son récit comptable. Sa paralysie rapportée, ses troubles du sommeil ultérieurs ne sont pas traités comme des symptômes à diagnostiquer, mais comme des démonstrations corporelles de l'authenticité et de la violence de l'expérience.
La co-construction du "traumatisme" : l'analyse se porterait sur les interactions. Par exemple, une conversation entre Masse et sa femme en présence de l'enquêteur. Comment valident-ils mutuellement le récit de sa transformation ("Il n'est plus le même homme...")? Comment utilisent-ils le vocabulaire de la psychologie et du trauma (même de façon profane) pour donner un cadre socialement acceptable à une expérience inouïe? C'est l'application de l'analyse de la cognition comme pratique sociale de Coulter.
Chapitre 3 : Enquêter sur la propagation - la matrice socioculturelle et politique
Cette phase analyse comment l'événement, une fois accompli localement, se propage et se transforme.
3.1. L'accomplissement de "Valensole" comme symbole (du local au national)
Action d'une équipe MOE: analyser les archives de la presse locale et nationale, les reportages télévisés, et si possible, les archives municipales.
Analyse ethnométhodologique :
Le travail des médias: comment les journalistes ont-ils transformé un fait divers local en "Affaire de Valensole"? Le MOE analyserait le choix des titres, des photos (celle de Masse montrant la trace), et la structure narrative des articles qui accomplissent l'événement en tant que "mystère national".
Le travail politique local: comment le village et ses représentants ont-ils "géré" cette nouvelle identité ? L'analyse porterait sur les déclarations officielles, la gestion du "tourisme ufologique", et les interactions quotidiennes des habitants confrontés à cette notoriété. Comment "être un habitant de Valensole" a-t-il changé après 1965 ?
3.2. L'accomplissement de la controverse (du national au global)
Action d'une équipe MOE: analyser les publications ufologiques et sceptiques sur des décennies.
Analyse ethnométhodologique :
La répétition des enquêtes comme rituel: le MOE analyse le fait que de multiples enquêteurs (ufologues, sceptiques, journalistes) retournent à Valensole pendant des années. Cette répétition n'est pas une quête de nouveaux faits. C'est un rituel qui réaffirme l'importance et le mystère du cas. Chaque nouvelle "enquête" est une re-performance qui maintient le cas en vie.
La logique du jeu de Palo Alto: la controverse globale est analysée comme un "jeu" systémique. Chaque publication, qu'elle soit pro ou anti, est une "tentative de solution" qui échoue à clore le débat, mais réussit parfaitement à le faire perdurer. Le but non avoué du système n'est pas la résolution, mais la continuation de la controverse elle-même.
Chapitre 4 : Synthèse - l'événement comme tresse de pratiques accomplies
Conclusion du protocole :
L'application du MOE au cas de Valensole ne produit pas une conclusion sur la nature de l'engin ou des entités. Elle produit une modélisation dense de l'événement total.
Le résultat est la vision de "l'Affaire de Valensole" non comme un point de départ mystérieux, mais comme une tresse complexe et continue, tissée par les fils innombrables des pratiques de chacun :
Le fil du travail somatique de Maurice Masse accomplissant son statut de témoin.
Le fil du travail bureaucratique des gendarmes accomplissant un rapport officiel.
Le fil du travail scientifique des experts accomplissant une "analyse de preuve".
Le fil du travail narratif des médias accomplissant une "énigme nationale".
Le fil du travail rituel des ufologues accomplissant un "cas classique".
Le MOE ne cherche pas à défaire la tresse pour trouver un fil originel. Il fournit la méthode pour comprendre l'art et la manière dont la tresse est continuellement tissée et re-tissée, moment après moment. C'est en cela qu'il offre une résolution, non pas à l'énigme de l'OVNI, mais à la problématique de son étude scientifique.