Introduction: Re-spécifier l'enquête comparative
La comparaison traditionnelle entre Roswell et Rendlesham se focalise sur une hiérarchie de la "preuve": la qualité des témoins (militaires vs. civils), la nature des traces (débris vs. lectures radioactives), etc. Cette approche, bien que commune, est une impasse car elle reste prisonnière de la question stérile: "Que s'est-il réellement passé ?".
Le MOE re-spécifie radicalement le problème. Il ne compare pas les "faits", mais les méthodes pratiques (work) par lesquelles les "faits" ont été produits, gérés, contestés et maintenus. La question devient: "Comment les logiques d'accomplissement de la réalité à Roswell et à Rendlesham different-elles, et que nous apprend cette différence sur la nature des controverses socio-techniques?".
Chapitre 1: L'accomplissement de la "scène primitive" - enquête locale et travail institutionnel
Le MOE analyse d'abord comment l'événement est initialement "fabriqué" en tant que "cas" par le travail des premiers acteurs.
1.1. Roswell (1947): l'accomplissement d'une "crise bureaucratique réparée"
Le travail local: l'événement est initialement accompli par le travail de civils (le fermier Mac Brazel) et de militaires de bas rang (Jesse Marcel). Leur travail consiste à catégoriser l'inconnu en utilisant leurs compétences de sens commun ("ça ne ressemble à rien de connu"), ce qui mène à l'échec procédural du premier communiqué de presse ("disque volant").
Le travail institutionnel: la réponse du Général Ramey est un travail de réparation de la comptabilité (accountability) institutionnelle. En présentant les débris d'un ballon-météo, il ne fait pas que "mentir" ou "dire la vérité"; il accomplit la tâche pratique de produire une version des faits qui est stable, rationnelle et qui clôt la crise publique. Roswell est, à son origine, un accomplissement de normalisation bureaucratique.
1.2. Rendlesham (1980): l'accomplissement d'une "anomalie militaire documentée"
Le travail local: l'événement est accompli exclusivement par des militaires de l'USAF en service sur une base de l'OTAN (RAF Bentwaters/Woodbridge). Leur travail consiste à suivre des procédures: observer, rapporter, mesurer (traces, radioactivité), enregistrer (la cassette du Colonel Halt).
Le travail institutionnel: le document clé, le mémo du Lieutenant-Colonel Charles Halt, n'est pas une réparation de crise, mais un accomplissement de documentation procédurale. Son langage est factuel, technique, et vise à rendre compte d'un événement "inexpliqué" à sa hiérarchie. Rendlesham est, à son origine, un accomplissement de documentation d'une anomalie par des experts.
1.3. Analyse comparative initiale
La différence est fondamentale. Roswell naît d'une rupture de la normalité publique que l'institution s'empresse de réparer. Rendlesham naît d'une rupture de la normalité opérationnelle que l'institution documente en interne. Cette différence dans le travail initial va conditionner toute la trajectoire future des deux affaires.
Chapitre 2: La gestion de la longue durée - mémoire, controverse et rôle de l'ufologie
2.1. Le travail de la controverse
Roswell: la controverse est accomplie par un travail archéologique. Des chercheurs civils (Friedman, etc.) exhument des témoignages des décennies plus tard. C'est une co-construction mémorielle : l'enquêteur fournit le cadre narratif qui permet au témoin de transformer des souvenirs flous en un récit cohérent.
Rendlesham: la controverse est accomplie par un travail de schisme interne. Elle ne vient pas de l'extérieur, mais des contradictions et des interprétations divergentes entre les témoins militaires eux-mêmes (Halt, Penniston, Burroughs, etc.). C'est un accomplissement de fragmentation testimoniale.
2.2. L'analyse réflexive des méthodes de l'ufologie
Concept didactique : l'analyse réflexive. L'ethnométhodologie, en étudiant les méthodes des autres, est constamment amenée à réfléchir sur ses propres méthodes. Le MOE applique ce principe à l'ufologie.
Autocritique de l'ufologie :
Dans le cas de Roswell, l'ufologie n'est pas un observateur neutre; elle est le principal agent constructeur du mythe moderne à partir des années 1970. Ses méthodes d'enquête (chercher des témoins oubliés, les questionner) ne "découvrent" pas une histoire cachée, elles la produisent activement.
Dans le cas de Rendlesham, l'ufologie agit différemment. Elle est moins une productrice qu'une caisse de résonance et une arène où les différents récits des militaires s'affrontent. Elle devient le lieu où le schisme interne à l'armée est rendu public et amplifié.
Cette comparaison permet à l'ufologie de passer d'une posture de "quête de la vérité" à une analyse de son propre rôle en tant qu'acteur social qui façonne activement la réalité qu'il prétend étudier.
Chapitre 3: Gérer la complexité globale - secret, géopolitique et médias
3.1. Contrôler "l'infinitude de l'indexicalité"
Concept didactique : l'indexicalité. La signification d'un énoncé dépend de son contexte. Comme tout contexte peut être re-contextualisé, cela crée une régression à l'infini.
Solution du MOE: le MOE ne cherche pas le "vrai" contexte. Il analyse comment les acteurs eux-mêmes produisent le contexte pertinent pour leurs actions.
Roswell: le contexte produit par les témoins tardifs est celui de la "fin du secret-défense" ("Je peux parler maintenant car je suis à la retraite"). Le contexte produit par l'USAF dans son rapport de 1994 est celui de la "transparence historique".
Rendlesham: le contexte produit par les témoins est celui de la "sécurité nucléaire en pleine Guerre Froide". C'est ce qui donne un poids immense à leur témoignage. Le contexte produit par le Ministère de la Défense britannique est celui de la "non-menace pour la défense nationale", une méthode pour clore le cas sans le nier.
3.2. Le travail du secret et les enjeux géopolitiques
Le MOE analyse le secret non comme un vide, mais comme une activité institutionnelle observable.
Roswell: le secret est un travail de gestion du passé. Les enjeux sont liés à la construction du mythe du complexe militaro-industriel et de la méfiance envers le gouvernement fédéral américain.
Rendlesham: le secret est un travail de gestion du présent (de l'époque). Les enjeux sont géopolitiques et stratégiques: la présence d'armes nucléaires américaines sur le sol britannique, un sujet politiquement explosif au Royaume-Uni. Le "mystère OVNI" est analysé comme une ressource potentiellement utilisée pour masquer ou détourner l'attention de ces enjeux bien plus concrets.
Chapitre 4: Nouvelles pistes pour une méta-analyse comparative
L'application du MOE à cette comparaison ouvre des voies de recherche inédites.
Analyse comparative des "carrières de témoins": étudier comment un témoin (ex: Jesse Marcel pour Roswell, Jim Penniston pour Rendlesham) apprend et perfectionne son rôle de "témoin célèbre" sur des décennies, à travers des milliers d'interactions avec les médias et les chercheurs. C'est l'étude du travail de devenir un témoin.
Analyse comparative des "chaînes de traduction": modéliser comment un "fait" est transformé en passant d'un contexte à un autre. Par exemple, comment une lecture de radiation (contexte scientifique) devient une "preuve de contact" (contexte ufologique), puis une "scène dramatique" (contexte médiatique).
L'ethnographie des "lieux de mémoire": comparer le travail qui produit Roswell en tant que destination touristique et Rendlesham en tant que "sentier de randonnée ufologique". Comment les lieux physiques sont-ils mobilisés pour maintenir la réalité du mythe ?
Conclusion
La comparaison de Roswell et Rendlesham via le MOE est extraordinairement productive. Elle révèle que, derrière des scénarios apparemment similaires (un incident militaire impliquant un OVNI), se cachent des machineries de construction de la réalité radicalement différentes.
Roswell est l'accomplissement d'un mythe archéologique, exhumé et construit a posteriori par des acteurs civils.
Rendlesham est l'accomplissement d'une controverse institutionnelle, née d'une documentation militaire et alimentée par ses fractures internes.
Cette analyse comparative ne résout pas les énigmes, mais elle accomplit une tâche scientifiquement plus importante : elle modélise les grammaires sociales, politiques et narratives par lesquelles l'humanité, à différentes époques et dans différents contextes, fabrique du sens et de la réalité face à l'inconnaissable.