Introduction : Enquêter sur une controverse durable
L'affaire Travis Walton, survenue en Arizona en 1975, est bien plus qu'un simple récit d'enlèvement. C'est un phénomène social total. Il implique une chronologie contestée, des contre-enquêtes récurrentes, une exploitation médiatique massive (notamment le film Fire in the Sky), et un débat incessant entre la "réalité physique" de l'événement initial et les arguments sceptiques.
Une approche traditionnelle se perdrait dans la tentative de valider ou d'invalider les "preuves" (tests au polygraphe, témoignages, etc.). Le MOE, avec sa posture d'indifférence ethnométhodologique, se détourne de cette quête de vérité pour se concentrer sur une question plus fondamentale et empiriquement observable : comment tous les acteurs (Walton, son équipe, les sceptiques, les médias) ont-ils, par leurs méthodes pratiques et leurs interactions, fabriqué, maintenu et géré la réalité de "l'Affaire Travis Walton" pendant près de 50 ans ?
Chapitre 1: L'accomplissement du "témoin abducté" - le travail narratif de Travis Walton
Cette phase se concentre sur Travis Walton et son équipe en tant qu'acteurs principaux dans la production du récit originel.
1.1. Le travail de la crédibilité (accountability work)
- Concept didactique: accountability (comptabilité sociale). Tel que défini par Harold Garfinkel, ce concept décrit comment les gens organisent leurs actions pour qu'elles soient reconnaissables et justifiables. Le MOE analyse le témoignage non comme un rapport, mais comme une performance de comptabilité.
- Application: le MOE analyserait en détail le premier récit de Walton et de ses collègues.
- Le récit initial: l'insistance sur le fait qu'ils étaient des "bûcherons", des "travailleurs" rentrant d'une journée de labeur, est une méthode pratique pour se présenter comme des gens "ordinaires", "crédibles", loin des stéréotypes de l'illuminé.
- La gestion de l'absence: le retour de Walton après cinq jours est le cœur du problème narratif. Son récit (amnésie, flashs de souvenirs) est un travail de gestion de l'inconnu. Le MOE analyse comment le vocabulaire du trauma et de la mémoire fragmentée est utilisé pour rendre une absence inexpliquée "comptable" et médicalement légitime.
1.2. Le travail de la persistance (durability work)
- Action: le MOE analyserait les interviews de Walton et de son équipe sur plusieurs décennies.
- Analyse ethnométhodologique: l'analyse se porterait sur la cohérence du récit. Le fait que les témoins maintiennent la même histoire pendant des années n'est pas traité comme une "preuve" de sa vérité, mais comme un accomplissement pratique remarquable. C'est un travail continu de mémorisation, de répétition et de défense collective qui assure la durabilité du récit face aux attaques.
Chapitre 2 : L'accomplissement du "canular" - le travail de la contre-enquête
Cette phase analyse le travail des sceptiques, comme le journaliste Philip J. Klass, non comme des "rabat-joie", mais comme des co-constructeurs essentiels de la controverse.
2.1. Le travail de déconstruction (debunking work)
- Action: le MOE analyserait les publications de Klass et d'autres sceptiques en se concentrant sur leurs méthodes pratiques.
- Analyse ethnométhodologique:
- La production du doute: le MOE examine comment les sceptiques transforment les éléments du récit en "incohérences". L'analyse des résultats du test au polygraphe, par exemple, n'est pas une simple lecture de données ; c'est un travail d'interprétation qui vise à produire le "fait" d'un mensonge.
- La construction du mobile: la recherche d'un mobile financier (droits du livre, du film) est une méthode classique pour accomplir une histoire alternative crédible. Le sceptique ne fait pas que douter; il construit un contre-récit tout aussi structuré que celui de Walton.
2.2. Le "jeu" sceptique-croyant: une co-dépendance systémique
- Concept didactique: le jeu sans fin (Palo Alto). La controverse est un jeu systémique parfait. Chaque camp a besoin de l'autre pour exister.
- Application: le travail de Klass, en fournissant des "attaques" spécifiques, donne à Walton et à ses partisans du matériel pour accomplir leur rôle de "victimes persécutées qui défendent la vérité". Sans le sceptique, le croyant ne peut pas prouver sa constance. Sans le croyant, le sceptique ne peut pas prouver sa rationalité. Le MOE modélise cette dynamique de co-construction de la controverse.
Chapitre 3 : L'accomplissement du spectacle - le travail de l'exploitation médiatique
Cette phase se concentre sur la transformation du cas en produit culturel.
3.1. L'analyse du travail de traduction cinématographique
- Action: le MOE comparerait méticuleusement le livre de Walton, "The Walton Experience", et son adaptation cinématographique, "Fire in the Sky" (1993).
- Analyse ethnométhodologique :
- La fabrication de l'horreur : le film change radicalement la description que fait Walton des extraterrestres et de l'intérieur du vaisseau, la transformant en une scène d'horreur traumatisante. Ce n'est pas une "erreur", c'est un travail de traduction qui adapte un récit ambigu aux codes narratifs du genre hollywoodien pour le rendre commercialement viable.
- La réflexivité du média: le film, pour des millions de gens, est devenu la "vraie" histoire de Travis Walton. Le MOE analyse cet effet réflexif : la représentation médiatique ne rapporte pas l'événement, elle le remplace et le redéfinit dans l'imaginaire collectif.
Chapitre 4 : La gestion de la "réalité physique"
Comment le MOE traite-t-il le "point de départ": la lumière dans la forêt, la disparition de Walton ?
- Concept didactique : l'indétermination comme ressource. Le MOE ne nie pas qu'un événement déclencheur a eu lieu. Il le traite comme une ressource narrative indéterminée. Le "phénomène physique" initial est comme une tache d'encre dans un test de Rorschach. Sa nature est moins importante que le travail d'interprétation qu'il rend possible.
- Application :
- Pour l'équipe de Walton: la lumière et la disparition sont le document qui prouve le schéma "abduction".
- Pour l'équipe de Klass: la lumière et la disparition sont le document qui prouve le schéma "mise en scène d'un canular".
Le MOE analyse comment cette ressource ambiguë est mobilisée par chaque camp pour accomplir sa propre version de la réalité. La "réalité physique" n'est pas le sol sur lequel les acteurs se battent; elle est l'arme avec laquelle ils se battent.
Conclusion : Le MOE comme résolution de la controverse
L'application du MOE à l'affaire Travis Walton ne conclut pas à la "vérité" de l'abduction ou du canular. Elle produit une conclusion d'un ordre supérieur et plus rigoureux : elle modélise "l'Affaire Travis Walton" comme un accomplissement pratique collectif et continu. C'est le produit du travail narratif de Walton, du travail de contre-narration des sceptiques, du travail de traduction des médias, et du travail rituel de répétition de la controverse.
Le MOE résout la frustration de l'enquêteur en lui donnant un objet d'étude entièrement observable et analysable : non pas un enlèvement insaisissable, mais la machinerie sociale fascinante par laquelle une communauté humaine construit, débat et maintient une réalité extraordinaire pendant un demi-siècle.