Pour un nouveau paradigme transdisciplinaire dans l'étude du phénomène OVNI : de la systémique de la rupture à la science de la construction de la réalité


Avertissement : Ce document constitue une refondation paradigmatique. Il se fonde sur l'analyse critique de modèles antérieurs ( se référer au cadre d'analyse et de construction d'un "modèle hybride cognitif multimodal") pour proposer une architecture de recherche transdisciplinaire. Il est destiné à servir de support fondamental pour la recherche, la pédagogie et la présentation de postulats scientifiques pour l'exploitation de nouveaux paradigmes.


Sommaire

 

Ce rapport de recherche s'inscrit dans un cadre pédagogique visant à la génération de modèles "hybrides socio-cognitifs" avancés, spécifiquement appliqués à la compréhension des anomalies sociales à haute étrangeté. Il a pour objet l'étude de phénomènes tels que les réalités non ordinaires, les manifestations paranormales et, plus largement, les expériences situées aux limites du descriptible, qui défient les cadres conventionnels de la connaissance. L'élaboration de ce document procède d'un parcours itératif et réflexif : initié comme une analyse critique d'un modèle systémique existant dans le champ de l'ufologie, le travail a progressivement évolué pour identifier et résoudre les problèmes épistémologiques et méthodologiques que cette première analyse a révélés.

La démarche commence par une déconstruction rigoureuse des approches objectivistes, démontrant leurs limites à saisir la nature co-construite de l'anomalie. De cette critique émerge une problématique plus fondamentale : comment une intelligence, individuelle ou collective, parvient-elle à construire, maintenir et réparer sa propre réalité lorsqu'elle est confrontée à une rupture de sens ? Pour y répondre, le rapport synthétise et intègre des paradigmes issus de la phénoménologie, de la biologie de la cognition (autopoïèse, énaction), de l'ethnométhodologie et de la cybernétique de second ordre.

Le résultat de ce processus est un méta-modèle transdisciplinaire, la noétique des anomalies, qui déplace l'objet de l'enquête du stimulus externe vers l'événement de rupture cognitive et les processus de reconstruction du réel qu'il déclenche. En conclusion, ce rapport ne se contente pas d'analyser un phénomène ; il propose de nouveaux arguments méthodologiques et épistémologiques pour fonder une science rigoureuse et réflexive de la manière dont la conscience humaine interagit avec l'inconnaissable.


Table des Matières

 

Introduction : De la cartographie d'un objet à la topologie d'un événement

Partie 1 : Déconstruction critique du modèle « Ufosystémique »

Partie 2 : Proposition d'un méta-modèle transdisciplinaire : la noétique des anomalies

Partie 3 : Proposition d'un nouveau paradigme opérationnel pour l'étude des anomalies

Partie 4 : Synthèse et tableaux synoptiques

Conclusion générale : Forger de nouveaux yeux

Lexique thématique


Introduction : de la cartographie d'un objet à la topologie d'un événement

 

Toute civilisation avancée se heurte tôt ou tard aux limites de ses propres modèles de la réalité. Elle rencontre des anomalies : des événements ou des observations qui résistent obstinément à la catégorisation, qui déchirent le tissu de la connaissance commune et défient les paradigmes établis. La manière dont une culture traite ces anomalies, en les ignorant, en les mythifiant ou en les étudiant, est sans doute l'indicateur le plus puissant de sa maturité épistémique et de sa résilience cognitive. Le document « Ufosystémique », qui sert de point de départ à notre analyse, est un artefact humain d'une valeur inestimable, précisément parce qu'il représente une tentative sophistiquée et rigoureuse de cartographier l'une des anomalies les plus persistantes de l'ère contemporaine : le « phénomène OVNI ». Son ambition est de dépasser le débat stérile fondé sur la croyance pour imposer un ordre rationnel.

Cependant, comme nous le démontrerons, une telle cartographie, aussi nécessaire soit-elle, reste à la surface du problème. Elle décrit la forme du contenant social sans jamais pouvoir sonder la nature de son contenu expérientiel. Ce rapport a pour objectif d'opérer un déplacement fondamental : passer de la cartographie de l'objet  (l'OVNI et le système social qu'il engendre) à la topologie de l'événement ( la rupture dans le tissu de la réalité et les mécanismes de sa reconstruction).

Pour ce faire, ce document se structure en plusieurs temps, suivant un mouvement allant de la déconstruction à la reconstruction, puis à l'application opérationnelle :

Ce faisant, l'analyse initiale du document « Ufosystémique » deviendra le prélude nécessaire à une construction intellectuelle plus vaste. Le but n'est plus de résoudre l'énigme des OVNIs, mais de se saisir de cette énigme comme d'un laboratoire exceptionnel pour doter l'intelligence humaine d'un nouveau paradigme afin de penser ce qui, par définition, échappe à la pensée : les limites de sa propre construction du réel.


Partie 1 : Déconstruction critique du modèle « Ufosystémique »

L'analyse qui suit ne vise pas à invalider l'effort intellectuel notable que représente le modèle « Ufosystémique », mais à en sonder les fondations épistémologiques pour en révéler les limites structurelles. Ce modèle, en tentant de cartographier le champ complexe de l'ufologie, offre un exemple parfait de ce que nous nommons le « positivisme systémique » : une approche qui, en cherchant à objectiver un phénomène, ne fait que décrire avec une grande fidélité les opérations sociales et cognitives de la communauté qui l'étudie. Cette déconstruction en trois chapitres – portant sur l'ontologie du phénomène, la cybernétique de l'enquête et l'épistémologie de la quête de légitimité – est le préalable indispensable à la construction d'un paradigme plus robuste.

 

Chapitre 1.1 : L'ontologie du « stimulus » et l'apport de la phénoménologie sociale

Le fondement axiomatique du modèle « Ufosystémique », son point de départ logique et conceptuel, est l'existence postulée d'une entité discrète et externe : le « stimulus », ou l'« OVNI ». Dans la cartographie systémique proposée, cet élément est le primum movens, la source exogène qui injecte de l'information, de la matière ou de l'énergie dans un système qui, dès lors, se met en branle. Cette posture, si elle est méthodologiquement commode pour délimiter un objet d'étude, constitue une erreur ontologique fondamentale, une inversion de la production du sens que les outils de la phénoménologie sociale permettent de dissoudre et de corriger.

 

1.1.1. Le monde de la vie (Lebenswelt) et l'effondrement de la typification

Pour comprendre la nature de cette erreur, il faut se référer au concept de monde de la vie (Lebenswelt), développé par Edmund Husserl et adapté à la sociologie par Alfred Schutz. Le Lebenswelt est la réalité de l'évidence, le monde de la vie quotidienne que nous tenons pour acquis et au sein duquel nous opérons sans cesse. Notre navigation dans ce monde n'est possible que grâce à un « stock de connaissances à portée de main », un répertoire internalisé de schémas d'interprétation et de typifications. Nous ne percevons pas une infinité d'objets uniques ; nous percevons des « arbres », des « voitures », des « avions ». Ces types, socialement construits et individuellement assimilés, nous permettent d'agir de manière efficace et économique, en réduisant la complexité infinie du monde à des catégories familières.

L'événement qualifié d'« OVNI » est précisément, et fondamentalement, ce qui fait effondrer ce mécanisme de typification. Le témoin ne perçoit pas un « OVNI » ; il perçoit un quelque chose qui fait échouer, l'une après l'autre, sa cascade de catégorisations automatiques. Le processus cognitif réel, masqué par la simplicité apparente du terme « stimulus », est le suivant :

  1. Perception brute : Un phénomène perceptif (une lumière, une forme, un silence) s'impose à l'attention.

  2. Tentative de typification n°1 (automatique) : L'appareil cognitif convoque le type le plus probable. « C'est un avion ». Le stock de connaissances active instantanément les attributs prototypiques de la catégorie « avion » (trajectoire rectiligne, feux de navigation réglementaires, bruit de moteur caractéristique).

  3. Comparaison et invalidation : L'expérience vécue entre en contradiction flagrante avec les attributs du type. Le phénomène perçu ne correspond pas (mouvement erratique, silence absolu, forme non conventionnelle). Cette inadéquation entre le perçu et le connu génère une tension cognitive, une dissonance.

  4. Recherche de types alternatifs : Le système cognitif cherche alors d'autres catégories disponibles : hélicoptère, satellite, ballon-sonde, drone, phénomène météorologique... Chaque tentative se solde par un nouvel échec, la discordance persistant.

Le « stimulus » des auteurs n'est donc pas l'objet initial, mais l'expérience vécue de cette cascade d'échecs cognitifs. L'« OVNI » n'est pas la cause de l'enquête ; il est le nom donné à la rupture dans le tissu du monde de la vie. Ce qui est « non identifié », ce n'est pas tant l'objet que la situation elle-même, qui devient ontologiquement ambiguë et anxiogène.

 

1.1.2. De l'anthropologie cognitive à la neurophénoménologie

Cette analyse est renforcée par l'anthropologie cognitive, qui nous enseigne que ces schémas de typification sont radicalement dépendants de la culture. Une société sans aviation et sans technologie spatiale ne typifiera pas une anomalie céleste de la même manière qu'une société post-industrielle ; elle pourra mobiliser des types disponibles dans son propre stock de connaissances, tels que « esprit », « présage » ou « créature mythologique ». L'« OVNI », en tant que catégorie (disque, triangle, cigare), est une typification propre à une culture technologiquement avancée, dont l'imaginaire collectif (notamment la science-fiction) a déjà fourni les moules perceptifs et sémantiques.

En poussant l'analyse au niveau le plus fondamental, la neurophénoménologie, champ initié par Francisco Varela, chercherait à lier ce récit d'expérience à la première personne à ses corrélats neuronaux. On pourrait ainsi postuler que l'expérience d'une anomalie persistante déclenche une activité cérébrale spécifique, un conflit objectivable entre les réseaux de reconnaissance de formes (situés dans le lobe temporal) et les centres exécutifs (dans le cortex préfrontal) qui luttent pour résoudre l'ambiguïté et maintenir une interprétation cohérente du monde. L'émotion intense si souvent rapportée par les témoins (fascination, terreur) serait alors le marqueur somatique de ce conflit cognitif profond. Le « stimulus » n'est donc plus un point de départ simple et localisable « là-bas », dans le ciel ; il doit être redéfini comme un événement complexe et distribué, co-constitué par un phénomène physique potentiellement ambigu, un cerveau en état de crise interprétative, et un contexte culturel qui fournit (ou non) les catégories pour penser l'impensable.

 

Chapitre 1.2 : La cybernétique de l'enquête : réflexivité et auto-poïèse

Si le modèle « Ufosystémique » échoue à conceptualiser son point de départ, il est également incapable de rendre compte de son propre fonctionnement. Il se présente comme une application de l'analyse systémique, mais reste prisonnier d'une cybernétique de premier ordre : celle des systèmes que l'on observe de l'extérieur, comme un ingénieur analyse un thermostat. Une analyse plus rigoureuse exige de passer à une cybernétique de second ordre, la cybernétique des systèmes observants, qui inclut l'observateur et ses outils dans le système lui-même.

 

1.2.1. L'enquêteur comme agent de la boucle réflexive

L'ethnométhodologie, développée par Harold Garfinkel, insiste sur le caractère fondamentalement réflexif de l'ordre social : nos descriptions du monde sont une partie constitutive de ce même monde. Le travail de l'enquêteur, tel que décrit dans l'« Ufosystémique », est un exemple paradigmatique de cette boucle réflexive.

La formule de Heinz von Foerster prend ici tout son sens : « l'objectivité est l'illusion que les observations peuvent être faites sans un observateur ». L'enquêteur de l'« Ufosystémique » est présenté comme un observateur objectif ; il est en réalité un co-créateur de la donnée qu'il pense simplement enregistrer.

 

1.2.2. L'ufologie comme système auto-poïétique

Le concept d'auto-poïèse, issu de la biologie théorique de Humberto Maturana et Francisco Varela, offre la clé la plus puissante pour comprendre la finalité réelle du système. Un système auto-poïétique (du grec auto, soi-même, et poiesis, création) est un système qui produit continuellement ses propres composantes et maintient ses propres frontières. Sa seule finalité est sa propre continuation. L'ufologie, telle que structurée par un modèle comme l'« Ufosystémique », fonctionne précisément comme un système social auto-poïétique.

La finalité du système « Ufosystémique », que les auteurs déclarent « inconnue », devient donc, d'un point de vue de la cybernétique de second ordre, parfaitement claire : sa finalité est de continuer à opérer la distinction identifié/non-identifié. Il ne cherche pas une réponse finale (qui le ferait disparaître), mais la continuation du processus. Il est un système qui se nourrit structurellement de l'incertitude qu'il prétend vouloir réduire.

 

Chapitre 1.3 : L'épistémologie de la quête : paradigmes et rituels scientifiques

La revendication centrale et répétée du document est une aspiration à la scientificité. Cette quête de légitimité, analysée à travers le prisme de l'épistémologie et de la sociologie des sciences, se révèle être un processus complexe de mimétisme institutionnel.

 

1.3.1. L'ufologie comme champ pré-paradigmatique

Dans son œuvre majeure, La structure des révolutions scientifiques, Thomas S. Kuhn décrit la science mature (ou « science normale ») comme une activité de résolution d'énigmes se déroulant à l'intérieur d'un paradigme partagé — un ensemble de théories, de méthodes et de problèmes considérés comme légitimes par une communauté scientifique. L'ufologie est un exemple parfait de ce qu'il nomme un champ à l'état pré-paradigmatique. Il existe une myriade d'observations et de données, mais aucune théorie unificatrice n'est acceptée par la communauté pour guider la recherche et définir ce qui constitue une « énigme » pertinente.

Face à cette absence de paradigme, les pratiques décrites dans l'« Ufosystémique » (classification, études statistiques, approche hypothético-déductive) ne sont pas des pratiques de « science normale », mais des rituels visant à imiter l'apparence extérieure de la science normale. L'empirisme descriptif, qui consiste à accumuler et classer massivement des cas, est typique d'un champ qui ne dispose pas encore de théorie pour savoir quoi observer de manière ciblée. On accumule des données en espérant qu'un schéma finira par émerger.

 

1.3.2. La construction sociale de la crédibilité

La sociologie des sciences nous apprend que la « crédibilité » d'un rapport ou d'un témoin n'est pas une qualité intrinsèque, mais un label socialement attribué. L'« Ufosystémique » est, en ce sens, un remarquable manuel de gestion de la crédibilité. En insistant sur les témoins dits « qualifiés » (pilotes, ingénieurs, gendarmes) et en s'appuyant sur des rapports officiels (comme le rapport Battelle ou COMETA), le système tente de construire un corpus de « faits durs ». Ce processus n'est pas neutre : il consiste à importer la crédibilité sociale d'autres institutions (l'armée, la science établie, l'État) pour la transférer sur son propre objet d'étude. C'est une stratégie de légitimation par association, visant à compenser le manque de légitimité intrinsèque du champ. Le document lui-même, par son style académique, sa structure et ses références, est un acte performatif visant à se positionner comme une source crédible dans un domaine qui en manque cruellement.


Partie 2 : Proposition d'un méta-modèle transdisciplinaire : la Noétique des Anomalies

 

La déconstruction du modèle « Ufosystémique » dans la partie précédente n'est pas une fin en soi, mais la fondation nécessaire sur laquelle doit s'ériger une nouvelle architecture conceptuelle. Ayant démontré les impasses d'un paradigme centré sur l'objet et sa gestion sociale, nous proposons maintenant de le remplacer par un paradigme centré sur l'événement et sa signification cognitive. Il s'agit d'un déplacement radical de l'objet de la recherche : nous ne chercherons plus à définir l'« OVNI », entité insaisissable et ontologiquement ambiguë, mais à analyser avec la plus grande rigueur le phénomène de rupture de sens (PRS).

Un PRS est défini comme un événement qui ne peut être intégré dans le monde de la vie d'un individu ou d'un groupe via les schémas de typification disponibles, provoquant une crise cognitive et une cascade de réajustements sociaux et narratifs. Ce nouveau paradigme, que nous nommons noétique des anomalies (du grec noêsis, l'acte de penser et de percevoir dans sa dimension la plus fondamentale), ne cherche pas à résoudre l'anomalie, mais à l'utiliser comme un instrument pour étudier la structure, la résilience et les limites de la construction humaine de la réalité. Il repose sur un socle de principes fondateurs et se déploie sur trois niveaux d'analyse interdépendants.

 

Chapitre 2.1 : Principes fondateurs et clarification du paradigme transdisciplinaire

 

2.1.1. Justification épistémologique du terme « Noétique »

Avant de détailler les axiomes de notre modèle, il est impératif de justifier le choix du terme « noétique des anomalies ». Ce choix n'est pas anodin ; il ancre notre démarche dans un champ épistémologique précis et la protège de potentielles interprétations erronées. Le terme "noétique" dérive de "noèse" (du grec nóēsis) et est utilisé en phénoménologie, notamment chez Husserl, pour désigner ce qui concerne l'acte de la pensée et de la perception. La fonction noétique révèle que la conscience co-construit le monde dans une corrélation fondamentale entre sujet et objet. En sciences cognitives contemporaines, la "conscience noétique" est le niveau de conscience propre à la mémoire sémantique, se manifestant par la simple conscience de connaissances sur le monde. Notre usage de "noétique" se situe à la confluence de ces deux traditions : nous l'utilisons dans un sens strictement cognitif et phénoménologique, pour désigner la science de l'acte de connaître et de donner du sens (noèsis), et de la crise de ce même processus face à une rupture. Il s'agit donc d'étudier la composante intellectuelle de la vie psychique au moment précis où elle est confrontée à ses propres limites.

 

2.1.2. La transdisciplinarité comme coordination de rationalités locales

Ce rapport se revendique d'une approche transdisciplinaire. Selon Basarab Nicolescu, la transdisciplinarité est "ce qui est à la fois entre les disciplines, à travers les différentes disciplines et au-delà de toute discipline", avec pour finalité la compréhension du monde présent via une unité de la connaissance. Cette vision, fondée sur des axiomes ontologiques et logiques (niveaux de réalité, tiers inclus), est un idéal puissant.

Cependant, pour la rendre opérationnelle, nous proposons de l'enrichir du point de vue de l'ethnométhodologie. L'ethnométhodologie étudie les rationalités locales : les méthodes pratiques que les acteurs emploient pour produire et comprendre l'ordre social. Dans cette perspective, la transdisciplinarité n'est plus seulement une ouverture des disciplines à ce qui les dépasse, mais devient la science de la coordination pratique de ces rationalités locales. Plutôt que de chercher à maîtriser plusieurs disciplines, notre paradigme cherche à comprendre comment des acteurs aux logiques hétérogènes (un physicien, un témoin, un militaire) parviennent (ou échouent) à construire un sens commun face à une anomalie. La transdisciplinarité est donc étudiée ici comme un accomplissement pratique observable sur le terrain.

 

2.1.3. Les trois axiomes du méta-modèle

Pour éviter de retomber dans les pièges du positivisme, la noétique des anomalies s'ancre dans trois axiomes fondamentaux qui guident toute investigation. Ces principes ne sont pas des hypothèses à vérifier, mais des postulats épistémologiques qui cadrent la recherche et garantissent sa rigueur réflexive.

  1. Axiome 1 : Le principe de co-constitution phénoménologique. Cet axiome invalide définitivement la notion d'un « stimulus » externe et objectif. Le PRS n'est pas une cause qui précède un effet. Il est un événement relationnel, irréductiblement co-constitué par la convergence de trois éléments inséparables : (a) un signal physique potentiellement ambigu (une lumière, un silence, une trace), (b) l'appareil cognitivo-perceptif d'un ou plusieurs observateurs (avec son histoire, sa culture, son état attentionnel et émotionnel), et (c) le contexte socio-culturel qui fournit le répertoire des interprétations possibles et impossibles. L'analyse ne doit donc jamais porter sur l'un de ces pôles isolément, mais toujours sur la totalité de cette relation dynamique. L'objet d'étude est le champ d'interaction lui-même.

  2. Axiome 2 : Le principe de récursivité cybernétique. Le traitement d'un PRS par un système social (enquête, médiatisation, analyse scientifique, déni institutionnel) n'est jamais une opération neutre d'enregistrement. Il produit de nouvelles informations, de nouveaux mèmes, de nouvelles attentes et de nouvelles catégories d'interprétation qui modifient en retour les conditions de possibilité des futurs PRS. C'est une boucle de rétroaction inévitable : plus une culture parle d'OVNIs triangulaires, plus ses membres sont susceptibles d'interpréter une formation lumineuse ambiguë comme un triangle. Toute analyse d'un PRS doit donc impérativement prendre en compte l'histoire des PRS précédents et la manière dont ils ont façonné le paysage perceptif et culturel dans lequel le nouvel événement émerge.

  3. Axiome 3 : Le principe d'incomplétude épistémique. Un PRS n'est pas un simple « mystère » ou une « énigme » à résoudre dans le cadre de la science normale. Il est un symptôme épistémique. Il signale une limite, une faille, une « incomplétude » (au sens que lui donnait Gödel pour les systèmes formels) dans le système de connaissance dominant d'une culture. L'étude des PRS n'a donc pas pour finalité de les faire disparaître en les expliquant, mais de les utiliser comme une sonde pour cartographier les frontières, les angles morts et les axiomes implicites de nos propres modèles de la réalité. L'anomalie est ce qui nous renseigne sur la nature de la normalité.

 

Chapitre 2.2 : Les trois niveaux d'analyse du méta-modèle

Pour être opérationnel, le paradigme de la noétique des anomalies se déploie sur trois niveaux d'analyse hiérarchisés et interdépendants. Chaque niveau correspond à une phase de la trajectoire de l'anomalie, de l'expérience intime à l'artefact culturel, et mobilise des outils spécifiques.

 

Chapitre 2.3 : Applications pratiques et heuristique du méta-modèle

Ce méta-modèle n'est pas seulement un outil descriptif ; il est prescriptif et change radicalement la finalité et la méthode de l'enquête sur le terrain.

L'enquêteur formé à ce paradigme n'administre plus un questionnaire visant à identifier un objet. Il déploie un protocole de cartographie multi-niveaux de la rupture de sens. Le processus d'investigation est le suivant :

  1. L'enquêteur commence par une enquête de Niveau 1, en utilisant des techniques d'entretien phénoménologique pour capturer l'expérience brute avec un minimum de distorsion, en se concentrant sur le comment de l'expérience plutôt que sur le quoi de l'objet.

  2. Il poursuit avec une enquête de Niveau 2, en collectant et en analysant rigoureusement les enregistrements des premiers récits du témoin à des tiers, en étudiant les dynamiques familiales et sociales qui ont immédiatement suivi l'événement pour comprendre la genèse du récit public.

  3. Il termine par une analyse de Niveau 3, en traçant le parcours du récit dans l'écosystème médiatique et en identifiant les mutations, les amplifications et les interprétations qu'il subit.

Le produit final n'est plus un rapport concluant « OVNI de type X » ou « Méprise avec Y ». Le produit final est une monographie dense et multi-échelle d'un phénomène de rupture de sens, un document riche qui informe autant sur les limites de notre connaissance que sur la nature potentielle de l'anomalie. L'objectif n'est plus d'atteindre une certitude réductrice, mais de parvenir à une compréhension approfondie de la complexité de l'événement.


Partie 3 : Proposition d'un nouveau paradigme opérationnel pour l'étude des anomalies

 

La déconstruction du modèle « Ufosystémique » (Partie 1) et la proposition du méta-modèle de la « Noétique des Anomalies » (Partie 2) nous ont conduits à un seuil critique. Nous avons déplacé l'objet de l'enquête de la chose (l'OVNI) à l'événement (le Phénomène de Rupture de Sens - PRS). Il nous faut maintenant traduire ce déplacement théorique fondamental en un paradigme opérationnel : un ensemble cohérent de principes, d'axiomes et de procédures qui peuvent guider concrètement le travail des enquêteurs, des analystes et des communautés qui se consacrent à ces phénomènes. Ce nouveau paradigme ne cherche pas à imposer une discipline de l'extérieur, mais à révéler, à coordonner et à enrichir les rationalités déjà à l'œuvre sur le terrain.

 

Chapitre 3.1 : L'ufologie comme mosaïque d'ethnocultures et de rationalités locales

L'une des erreurs fondamentales d'une approche scientiste serait de considérer les diverses communautés ufologiques comme de simples regroupements d'amateurs plus ou moins éclairés, à évaluer selon une unique échelle de rationalité scientifique. Une perspective ethnométhodologique, enrichie par l'anthropologie cognitive, nous oblige à les voir comme des ethnocultures : des groupes sociaux distincts, chacun possédant sa propre vision du monde (Weltanschauung), son langage, ses rituels, ses critères de validation et, surtout, sa propre rationalité locale. Cette rationalité n'est pas une version dégradée de la rationalité scientifique ; c'est un système de sens cohérent et fonctionnel dans son propre contexte.

Nous pouvons en identifier au moins trois archétypes majeurs :

Le drame historique de l'ufologie n'est pas le manque de données, mais l'incommensurabilité (au sens que lui donnaient Kuhn et Feyerabend) de ces rationalités locales. Chaque culture interprète l'anomalie à travers son propre prisme, la traduit dans son propre langage et la valide selon ses propres critères, rendant le dialogue et l'intégration des savoirs presque impossibles.

Le nouveau paradigme postule donc que la transdisciplinarité ne peut être une simple juxtaposition de spécialistes (un physicien + un psychologue + un sociologue). Elle doit être endogène. Elle doit naître de la reconnaissance de ces ethnocultures comme des champs d'expertise légitimes dans leur propre domaine de compétence. L'objectif n'est pas de les unifier sous la bannière d'une seule rationalité (généralement la techno-physicaliste), mais de créer des protocoles de traduction rigoureux entre leurs logiques. Le physicien doit apprendre à voir le récit du psychologue non comme une "croyance subjective", mais comme une description compétente d'une autre facette du phénomène. C'est le premier pas vers une véritable transdisciplinarité : non pas l'abolition des disciplines, mais la construction de ponts sémantiques entre elles.

 

Chapitre 3.2 : Axiomatique opérationnelle et gestion du problème de l'indexicalité

 

3.2.1. Les quatre axiomes opérationnels

Pour construire les ponts sémantiques entre les différentes ethnocultures (chapitre 3.1) et fonder une pratique d'enquête rigoureuse, notre paradigme doit reposer sur un socle commun. Ce socle est le sens commun, non pas au sens de « banalité » ou d'opinion, mais au sens ethnométhodologique : l'ensemble des méthodes, des raisonnements et des procédures que les acteurs sociaux déploient au quotidien pour rendre leurs actions et le monde mutuellement intelligibles. Cette « science du sens commun » est gouvernée par une axiomatique opérationnelle qui guide l'analyse. Les quatre axiomes suivants, compatibles avec la Noétique des Anomalies, forment la base de ce nouveau paradigme.

 

Pour illustrer la richesse et la précision de cette axiomatique, le tableau ci-dessous met en contraste une formulation initiale simplifiée avec la version amplifiée et rigoureuse que nous adoptons. Cette comparaison vise à souligner les nuances et les implications profondes de chaque principe, qui sont essentielles à la bonne application du paradigme.

Tableau 1 : Tableau comparatif des axiomes opérationnels aux fondements ethnométhodologiques

Axiome opérationnel (noétique des anomalies) Principe ethnométhodologique correspondant et auteurs clés Description détaillée du lien théorique Implication opérationnelle concrète (application aux PRS)
1. Principe de compétence locale Indexicalité et Accountability (la manière de "rendre compte de") des méthodes des membres
(Harold Garfinkel)
L'ethnométhodologie postule que toute description est indexicale, c'est-à-dire inséparable de son contexte de production. L'analyse ne porte pas sur la description en elle-même, mais sur les méthodes (les compétences pratiques) que les membres utilisent pour produire un compte-rendu reconnaissable et intelligible (accountable) pour d'autres. Étudier comment les témoins décrivent, et non si ce qu'ils disent est vrai. L'analyse se concentre sur les ressources linguistiques, culturelles et cognitives mobilisées pour accomplir la tâche de raconter l'ineffable.
2. Principe de symétrie cognitive Indifférence ethnométhodologique et principe de symétrie (inspiré du Programme Fort)
(David Bloor)
L'analyste doit pratiquer une "indifférence" vis-à-vis de la vérité, la fausseté, la rationalité ou l'irrationalité des comptes-rendus. L'objectif de cette symétrie praxéologique est d'analyser les pratiques de raisonnement (la praxis) de la même manière, que le résultat soit jugé "correct" ou "erroné" par un observateur externe. Traiter les "méprises" (ex: Vénus prise pour un OVNI) et les "inexpliqués" comme des accomplissements pratiques équivalents. Dans les deux cas, on étudie le processus de rupture de sens et de réinterprétation avec les mêmes outils, sans préjuger de la validité de la conclusion.
3. Principe de réfraction contextuelle Chaînage indexical et chaînes de référence
(Bruno Latour, Michael Lynch)
Aucune donnée n'est "brute". Elle est le produit d'une chaîne de transformations où chaque étape (prélèvement, analyse, rapport) est une opération qui la re-contextualise. Ce "chaînage indexical" signifie que la signification de la donnée dépend de sa trajectoire complète à travers différents contextes. Suivre la trajectoire complète de la donnée comme une séquence d’opérations. L'objet d'étude n'est pas l'artefact isolé (la trace au sol), mais le processus social et technique qui le transforme en "preuve" à travers les interactions entre témoins, enquêteurs, laboratoires et médias.
4. Principe de complémentarité heuristique Multistabilité et analyse des cadres (Frame Analysis)
(Harold Garfinkel, Erving Goffman)
Un phénomène peut être perçu de manière stable à travers plusieurs ordres de pertinence ou cadres (frames) qui ne s'excluent pas mutuellement. L'enjeu n'est pas de choisir le "bon" cadre, mais de comprendre comment les acteurs naviguent entre ces différentes couches de sens pour construire une compréhension globale. Superposer les ordres de pertinence comme des couches de sens :
* Couche physique : Quelles propriétés matérielles sont mises en avant ? (ex. : analyse géologique des traces).
* Couche phénoménologique : Comment le témoin vit-il l’événement ? (ex. : sentiment de "temps suspendu").
* Couche interactionnelle : Comment le récit est-il négocié avec les autres ? (ex. : "Tu me crois, hein ?").
* Couche institutionnelle : Comment les autorités (médias, armée) recadrent-elles le phénomène ?

 

Une ethnométhodologie des anomalies

Ces axiomes constituent une application directe et rigoureuse de l'ethnométhodologie à l'étude des expériences anomales. Plutôt que de chercher à valider ou invalider un témoignage, cette approche se concentre sur le phénomène social observable : la manière dont les individus et les institutions accomplissent le travail de donner un sens à ce qui, par définition, en est dépourvu.

L'apport fondamental de cette démarche est de :

Comme le résume Harold Garfinkel, le fondateur de l'ethnométhodologie : « Le monde social est un accomplissement permanent ». Cela s'applique tout particulièrement aux Phénomènes de Rupture de Sens, où l'on peut observer en direct le travail minutieux par lequel les acteurs construisent, négocient et maintiennent des réalités non ordinaires face à des expériences qui défient les cadres de la normalité.

 

Fondements théoriques et ancrage épistémologique du cadre d'analyse

La construction de notre cadre d'analyse, articulé autour de quatre axiomes opérationnels (compétence locale, symétrie cognitive, réfraction contextuelle, complémentarité heuristique), ne procède pas ex nihilo. Elle repose sur un ancrage théorique solide et une cohérence épistémologique rigoureuse, puisant principalement ses racines dans l'ethnométhodologie, tout en intégrant les apports de dialogues fructueux avec des courants sociologiques voisins. Cette section vise à expliciter cet ancrage en démontrant comment chaque axiome prolonge et opérationnalise un principe fondateur de la sociologie praxéologique.

L'objectif est de valider la robustesse de notre démarche en la situant au sein des traditions qui étudient la production locale de l'ordre social et du sens commun. Pour clarifier la filiation de chaque axiome, le tableau suivant détaille la correspondance entre nos principes opérationnels et les concepts sociologiques dont ils sont directement issus.

Tableau 2 : Correspondance épistémologique entre les axiomes opérationnels et leurs fondements sociologiques

Axiome opérationnel proposé Principe fondateur et auteurs de référence Justification de la filiation conceptuelle
1. Principe de compétence locale Indexicalité et Accountability (méthodes des membres)
(Harold Garfinkel)
Correspondance directe. L'axiome est une application directe du principe central de Garfinkel : toute description est un accomplissement pratique, local et indexical (inséparable de son contexte), dont la rationalité est endogène aux méthodes employées par les membres pour la produire.
2. Principe de symétrie cognitive Indifférence ethnométhodologique (Garfinkel) et Principe de symétrie (Programme fort)
(David Bloor)
Correspondance renforcée. L'axiome s'appuie sur l'« indifférence » de Garfinkel (suspendre le jugement sur la vérité/rationalité d'un compte rendu) et la prolonge via le principe de symétrie de Bloor, qui impose d'expliquer les croyances « vraies » et « fausses » avec les mêmes outils. Il s'agit d'une symétrie praxéologique : tous les accomplissements de sens sont étudiés avec la même rigueur.
3. Principe de réfraction contextuelle Chaînage indexical et Chaînes de référence
(Bruno Latour, Michael Lynch)
Synthèse conceptuelle. Cet axiome fusionne l'indexicalité de Garfinkel avec les travaux de Latour et Lynch (lui-même ethnométhodologue) sur les « chaînes de référence ». Il postule que chaque étape de la transformation d'une donnée (du témoin au média) la ré-indexe dans un nouveau contexte, modifiant ainsi son sens. Le terme de « chaînage indexical » capture cette dynamique de transformation séquentielle.
4. Principe de complémentarité heuristique Multistabilité (Garfinkel) et Analyse des cadres (Frame analysis)
(Erving Goffman)
Association complémentaire. L'axiome combine deux perspectives puissantes. L'analyse des cadres de Goffman fournit l'outil pour décrire comment les acteurs définissent une situation (« qu'est-ce qui se passe ici ? »). La notion de multistabilité, observable dans les expériences de rupture de Garfinkel, justifie l'idée qu'un même phénomène peut supporter plusieurs cadres d'interprétation stables mais distincts (physique, psychologique, social), sans qu'aucun ne soit réductible à un autre.

Comme l'illustre ce tableau, le cadre proposé ne se contente pas de puiser dans une seule tradition, mais organise une synthèse délibérée entre des approches théoriquement compatibles. L'association de Garfinkel, Bloor, Latour et Goffman n'est pas éclectique ; elle révèle une sensibilité analytique commune, centrée sur la description des pratiques concrètes par lesquelles les acteurs construisent, négocient et stabilisent la réalité.

Il en résulte un outil d'analyse non seulement épistémologiquement valide, mais surtout heuristiquement fécond. Il transforme des principes théoriques en une grille de lecture opérationnelle, permettant d'aborder les phénomènes de rupture de sens non pas comme des objets à valider ou invalider, mais comme des accomplissements pratiques à décrire dans toute leur complexité.

 

3.2.2. Clarification du problème de l'indexicalité

L'un des concepts centraux de l'ethnométhodologie, et donc de notre paradigme, est l'indexicalité. Ce phénomène, où la signification d'une expression ("je", "ici", "rapide") dépend entièrement de son contexte de production, pose un défi méthodologique. Le "problème de l'indexicalité" réside dans le fait que chaque mot possède à la fois un sens général, trans-situationnel, et un sens unique, spécifique à chaque situation d'usage. L'ethnométhodologie postule qu'il est illusoire de vouloir remplacer ces expressions indexicales par des définitions "objectives", car cela reviendrait à ignorer la nature même du langage comme accomplissement pratique.

Notre paradigme ne cherche donc pas à "résoudre" ce problème en l'éliminant, mais à le "gérer" par un effort pédagogique et une rigueur méthodologique constants. Pour limiter les ambiguïtés, ce rapport s'efforce d'expliciter systématiquement le contexte d'usage de ses termes clés. Plutôt que de viser des "formulations universelles de l'universel", notre effort se concentre sur la clarification du lien entre chaque concept et le cadre théorique spécifique dans lequel il est employé.

 

 

Chapitre 3.3 : Procédures et modèles pour une praxéologie de l'anomalie

Ces axiomes ne sont pas de simples déclarations philosophiques. Ils permettent de construire une praxéologie (une théorie de l'action pratique) pour l'enquête et l'analyse.

 

3.3.1. La nouvelle dialectique expert/profane

Dans ce paradigme, le statut de l'« expert » est radicalement redéfini. L'expert n'est plus celui qui détient la vérité (le scientifique qui vient "expliquer" au profane ce qu'il a "vraiment" vu). L'expert devient un maïeuticien, un spécialiste des processus de communication et de mise en sens. Son rôle est d'aider le « profane » (le témoin, qui est en réalité l'expert incontestable de sa propre expérience) à déplier son vécu de la manière la plus riche et la moins déformée possible. Cette inversion de la posture est cruciale : elle restaure la dignité épistémique du témoin et transforme l'enquête en une collaboration plutôt qu'en un interrogatoire.

 

3.3.2. Le protocole d'enquête "context-aware" (conscient du contexte)

Un protocole d'enquête fondé sur notre axiomatique se déroulerait en trois phases distinctes et rigoureuses :

  1. Phase 1 : L'immersion contextuelle (Axiome 3). Avant même de rencontrer le témoin, l'enquêteur réalise une analyse approfondie du contexte : histoire locale, mythes régionaux, folklore, actualité médiatique, tensions socio-économiques, conditions météorologiques et astronomiques précises. Il pratique l'épochè phénoménologique en suspendant ses propres hypothèses pour s'imprégner du "monde de la vie" dans lequel le PRS a émergé.

  2. Phase 2 : L'accompagnement phénoménologique (Axiome 1). L'entretien avec le témoin est mené comme une exploration collaborative. L'enquêteur utilise des questions ouvertes, non directives, et se concentre sur la capture de l'expérience vécue. Il prend note non seulement du contenu sémantique du récit, mais aussi des hésitations, des métaphores, du langage corporel, du rythme de la parole — tous ces éléments qui constituent la "compétence" du témoin à décrire l'indicible.

  3. Phase 3 : L'analyse mosaïque (Axiomes 2 & 4). Le matériau collecté (récits, traces physiques, données contextuelles) n'est pas réduit à une seule conclusion. Il est disposé comme une mosaïque et analysé simultanément à travers plusieurs lentilles complémentaires :

    • Lentille cognitive : Quels biais potentiels ? Quelle charge attentionnelle ? Quel état de stress ?

    • Lentille physique : Les traces sont-elles compatibles avec des phénomènes connus ? Quelles sont les contraintes physiques de l'observation (angles, distances, etc.) ?

    • Lentille narrative : Quelle est la structure du récit ? À quels archétypes culturels se rattache-t-il ?

    • Lentille systémique : Comment le récit a-t-il été affecté par les premières interactions sociales et les boucles de rétroaction ?

Le but n'est pas de produire une réponse unique ("c'était X"), mais une cartographie de la complexité de l'événement.

 

3.3.3. Vers un modèle de traitement de l'information transdisciplinaire

Enfin, ce paradigme permet d'envisager un modèle de traitement de l'information qui dépasse les schémas linéaires de l'« Ufosystémique ». Au lieu d'un organigramme, il faudrait imaginer une plateforme de données multi-couches.

Un tel modèle permettrait de poser des questions véritablement transdisciplinaires : « Existe-t-il une corrélation entre un certain type de récit phénoménologique (Couche 1), un certain contexte socio-économique (Couche 2), et une certaine signature physique (Couche 3) ? ». Le système ne chercherait plus des causes linéaires, mais des patrons de résonance à travers les différentes couches de la réalité. Il deviendrait un outil pour visualiser la complexité, un instrument au service d'une nouvelle science, enfin équipée pour dialoguer avec l'inconnu sans chercher à le réduire prématurément au connu.


Partie 4 : Synthèse et tableaux synoptiques

 

Cette quatrième partie a pour vocation de proposer une synthèse de l'itinéraire intellectuel parcouru au sein de ce rapport. Elle vise à consolider les concepts développés et à offrir une vision synoptique des déplacements paradigmatiques opérés. En suivant le fil de notre argumentation, de la déconstruction du modèle initial à la proposition d'un cadre transdisciplinaire opérationnel, cette section a pour but de fournir au lecteur une clé de lecture claire et structurée de l'édifice théorique que nous avons construit. À travers une synthèse narrative et une série de tableaux comparatifs, nous allons cristalliser la transition d'une science de l'objet à une science de la construction de la réalité.

 

Chapitre 4.1 : Itinéraire intellectuel : de la critique à la refondation

 

Notre démarche s'est déroulée en trois phases logiques, constituant un parcours de la critique à la refondation paradigmatique.

  1. La déconstruction (Partie 1) : Notre point de départ fut une analyse critique du modèle « Ufosystémique ». Nous avons démontré que cette approche, bien que structurée, reposait sur des fondations épistémologiques fragiles : un postulat objectiviste (le « stimulus »), une cybernétique de premier ordre ignorant l'observateur, et une vision linéaire d'un processus en réalité circulaire. Cette analyse a révélé que le modèle décrivait moins le phénomène OVNI que les rituels d'une communauté cherchant à produire un discours scientifiquement légitime. Cette étape était nécessaire pour exposer les limites du cadre existant et justifier la nécessité d'un changement radical de perspective.

  2. La reconstruction (Partie 2) : Sur les ruines de cette critique, nous avons érigé une nouvelle architecture théorique : la Noétique des Anomalies. Le geste fondamental a été de déplacer l'objet de l'enquête de l'OVNI vers le Phénomène de Rupture de Sens (PRS). En nous appuyant sur la phénoménologie, la cybernétique de second ordre et la biologie de la cognition, nous avons proposé un méta-modèle à trois niveaux (cognitif, ethno-systémique, socio-mémétique) permettant d'analyser la trajectoire complète de l'anomalie, de l'expérience vécue à l'artefact culturel.

  3. L'opérationnalisation (Partie 3) : Enfin, nous avons traduit cette théorie en un paradigme opérationnel. Nous avons défini une axiomatique rigoureuse (compétence locale, symétrie, réfraction, complémentarité) et des protocoles d'enquête concrets. Cette dernière étape a permis de transformer une architecture conceptuelle en une praxéologie : une méthode d'action pratique pour une nouvelle génération de chercheurs, redéfinissant la dialectique expert/profane et visant non plus la certitude, mais la cartographie de la complexité.

 

Chapitre 4.2 : Tableaux comparatifs

 

Les tableaux suivants ont pour but de visualiser les déplacements conceptuels et méthodologiques opérés tout au long de ce rapport.

Tableau 1 : Comparaison paradigmatique

Axe de Comparaison Modèle « Ufosystémique » (Paradigme initial) Paradigme Transdisciplinaire (Noétique des Anomalies)
Objet d'étude principal L'« OVNI » en tant que stimulus externe et le système social de traitement de l'information qui en découle. Le Phénomène de Rupture de Sens (PRS) en tant qu'événement co-construit, relationnel et multi-niveaux.
Nature de la "donnée" Un rapport d'enquête contenant des faits objectifs à collecter, filtrer et analyser. Une trajectoire de réfraction : l'ensemble des transformations d'une expérience vécue à travers des contextes successifs (cognitif, social, médiatique).
Rôle du témoin Une source d'information, un capteur plus ou moins fiable dont la crédibilité doit être évaluée. L'expert de sa propre expérience vécue ; un système cognitif en crise autopoïétique tentant de reconstruire un monde.
Rôle de l'enquêteur Un observateur objectif, un filtre neutre chargé de collecter des données et de les traduire en un rapport factuel. Un maïeuticien et co-constructeur du récit ; un participant réflexif dont les méthodes organisent la réalité qu'il étudie.
Finalité de la recherche Identifier la nature du stimulus (l'OVNI), classer les cas, et potentiellement « résoudre l'énigme ». Cartographier la complexité de l'événement ; comprendre les mécanismes de construction de la réalité et ses limites.

 

Tableau 2 : Synthèse des nouveaux axes de recherche

Axe de Recherche Question de Recherche Centrale Méthodologies Privilégiées Complémentarité et Synergie
1. Ethnométhodologie des pratiques ufologiques Comment les acteurs construisent-ils et rendent-ils intelligible un événement comme « non identifié » à travers leurs pratiques ordinaires ? Analyse conversationnelle, ethnographie des groupes, analyse des cadres de l'action. Fournit le socle pratique et l'analyse des « rationalités locales » qui ancrent tous les autres axes dans le terrain.
2. Morphologie de la rupture cognitive Existe-t-il des structures récurrentes (une « grammaire ») dans l'expérience vécue de la dissolution du réel ? Phénoménologie appliquée, entretien d'explicitation, psychologie cognitive. Étudie l'expérience à la première personne (le "comment vécu") que l'ethnométhodologie analyse dans sa mise en récit (le "comment social").
3. Analyse des « solutions tentées » institutionnelles Comment les institutions (science, armée, médias) gèrent-elles l'anomalie, et comment ces stratégies maintiennent-elles le problème ? Analyse systémique (École de Palo Alto), sociologie des controverses, analyse stratégique. Modélise la logique des systèmes sociaux dont l'ethnométhodologie étudie les pratiques concrètes des agents.
4. Recherche comparative sur les mondes énactés Comment des cultures différentes énactent-elles et narrent-elles une même perturbation anormale ? Anthropologie cognitive, ethnographie comparative, biologie de la cognition (énaction). Fournit le cadre théorique (énaction) pour comprendre la diversité des rationalités locales étudiées par l'ethnométhodologie.
5. Le PAN comme laboratoire pour les sciences cognitives Que nous apprend l'expérience de la rupture sur le fonctionnement de la conscience « normale » ? Modélisation cognitive, neurophénoménologie, psychologie expérimentale. Utilise les données fines de l'expérience (recueillies par la phénoménologie) pour construire des modèles généraux de la cognition.

 

Tableau 3 : Évolution des concepts clés

Concept Fondamental Dans le paradigme « Ufosystémique » Dans le paradigme de la Noétique des Anomalies
Le "Stimulus" / "OVNI" Une cause externe, un objet-source d'information, une boîte noire ontologique. Un événement relationnel, co-constitué par un signal ambigu, un observateur et un contexte. Le nom donné à une rupture de sens.
Le "Témoignage" Un enregistrement plus ou moins fidèle et déformé d'un événement externe. Une donnée à "nettoyer" de ses biais. Une performance narrative, une tentative de reconstruction d'un monde cohérent, une stratégie de survie cognitive post-rupture.
L'"Enquête" Un processus d'extraction de données factuelles visant à établir la vérité objective d'une observation. Un processus de co-construction où l'enquêteur, par ses méthodes et sa rationalité locale, participe à la mise en forme du "cas".
La "Réalité" Un arrière-plan stable, objectif et non questionné, dans lequel le phénomène "OVNI" fait irruption. Un processus d'énaction continu, un accomplissement fragile dont l'anomalie révèle les mécanismes et les limites.
L'"Anomalie" Un objet ou un événement qui n'a pas encore été expliqué par la science conventionnelle. Un manque de connaissance. Un symptôme épistémique, un révélateur des frontières et des axiomes implicites de notre système de connaissance. Une opportunité.

 


Conclusion : Forger de nouveaux yeux

 

Ce rapport a entrepris un parcours en trois temps, un itinéraire intellectuel qui nous a menés de la déconstruction d'un modèle systémique louable mais limité, à la construction d'un méta-modèle théorique, pour enfin aboutir à la proposition d'un paradigme opérationnel concret et rigoureux. Le fil rouge de ce trajet, qui sous-tend chaque chapitre et chaque argument, est un déplacement fondamental, un pivot épistémologique : celui qui nous fait passer de l'obsession de l'objet (l'OVNI, en tant qu'entité externe à identifier) à l'intelligence de l'événement (le Phénomène de Rupture de Sens, en tant que processus co-construit à analyser).

La déconstruction initiale du modèle « Ufosystémique » n'était pas une critique de surface, mais une dissection de ses fondations positivistes. Nous avons démontré que son postulat d'un « stimulus » objectif était une inversion de la production du sens et que sa méthodologie, prisonnière d'une cybernétique de premier ordre, ne pouvait que décrire les opérations réflexives d'une communauté cherchant à se légitimer, sans jamais atteindre la nature du phénomène vécu. Cette critique nous a permis d'établir non pas que le modèle était faux, mais qu'il était un symptôme, un exemple parfait de « solution tentée » qui, en cherchant à cartographier le réel, ne faisait que renforcer les règles du jeu de sa propre construction de la réalité.

Sur cette base, nous avons érigé une architecture transdisciplinaire, la Noétique des Anomalies, dont l'ambition est de fournir un cadre pour une science de la conscience confrontée à ses propres limites. En redéfinissant l'anomalie comme une rupture autopoïétique, soit une crise dans le processus même de maintenance de l'identité et du monde énacté par un système cognitif, nous avons pu développer un modèle d'analyse à trois niveaux (cognitif, ethno-systémique, socio-mémétique) qui respecte la complexité de l'événement. Ce cadre ne cherche plus à répondre à la question « Qu'est-ce que l'OVNI ? », mais à la question bien plus fondamentale et empiriquement accessible : « Que révèle le phénomène OVNI sur les mécanismes de construction, de défense et de potentielle dissolution de la réalité humaine ? »

Enfin, la proposition d'un paradigme opérationnel, fondé sur une axiomatique de la compétence locale, de la symétrie cognitive, de la réfraction contextuelle et de la complémentarité heuristique, transforme cette architecture théorique en une praxéologie : une pratique concrète de l'enquête. Notre proposition ne vise donc pas à discréditer l'enquête de terrain, l'analyse physique ou le recueil de témoignages. Au contraire, elle vise à les enrichir et à les refonder en les rendant réflexifs. Le nouveau paradigme n'est pas une « solution » à l'énigme des OVNIs ; c'est une invitation à poser de meilleures questions. Il transforme l'enquêteur en un ethnographe de l'inconnu, et l'analyste en un architecte de la complexité, tous deux conscients que chaque acte d'observation est une intervention qui modifie le système observé. Il refonde la relation entre experts et profanes sur une base de collaboration maïeutique, reconnaissant le témoin comme l'expert de son expérience vécue.

La véritable exploration, comme l'a suggéré Marcel Proust, ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux. Ce rapport n'est pas une carte de territoires inconnus ; c'est un manuel pour forger ces nouveaux yeux. Ces yeux ne sont autres que les lentilles conceptuelles et méthodologiques de la phénoménologie, de l'ethnométhodologie, de la cybernétique de second ordre et de la biologie de la cognition. Ils nous permettent de voir non plus des "objets" dans un monde préexistant, mais le processus incessant et fragile par lequel le monde lui-même est continuellement mis au jour. En se saisissant de l'anomalie la plus déroutante, ce nouveau paradigme nous offre une opportunité sans pareille de nous observer nous-mêmes, en tant qu'espèce, dans l'acte sublime et parfois désespéré de créer du sens là où il semble n'y en avoir aucun.


LEXIQUE THEMATIQUE

 

Concepts fondamentaux : la redéfinition de l'anomalie

1. Phénomène de Rupture de Sens (PRS)

2. Noétique des Anomalies

3. Monde de la Vie (Lebenswelt)

4. Cascade de Typification Défaillante

5. Rupture Autopoïétique


Paradigme et méthodologie : les outils de l'analyse

1. Axiomatique Opérationnelle

2. Principe de Compétence Locale

3. Principe de Symétrie Cognitive

4. Principe de Réfraction Contextuelle

5. Principe de Complémentarité Heuristique


Systèmes, processus et construction sociale

1. Réflexivité

2. Cybernétique de Second Ordre

3. Auto-poïèse

4. Énaction

5. Rationalité Locale


Résultats et posture analytique

1. Trajectoire de Réfraction

2. Cartographie de la Complexité

3. Transdisciplinarité Endogène

4. Praxéologie


Bibliographie

Bibliographie commentée et organisée par thèmes

 

I. Ethnométhodologie et sociologie de la connaissance

 

II. Biologie de la cognition, énaction et phénoménologie

 

III. Systémique, cybernétique et école de Palo Alto

 

IV. Épistémologie de la complexité et transdisciplinarité