Avertissement : Ce document constitue une refondation paradigmatique. Il se fonde sur l'analyse critique de modèles antérieurs ( se référer au cadre d'analyse et de construction d'un "modèle hybride cognitif multimodal") pour proposer une architecture de recherche transdisciplinaire. Il est destiné à servir de support fondamental pour la recherche, la pédagogie et la présentation de postulats scientifiques pour l'exploitation de nouveaux paradigmes.
Sommaire
Ce rapport de recherche s'inscrit dans un cadre pédagogique visant à la génération de modèles "hybrides socio-cognitifs" avancés, spécifiquement appliqués à la compréhension des anomalies sociales à haute étrangeté. Il a pour objet l'étude de phénomènes tels que les réalités non ordinaires, les manifestations paranormales et, plus largement, les expériences situées aux limites du descriptible, qui défient les cadres conventionnels de la connaissance. L'élaboration de ce document procède d'un parcours itératif et réflexif : initié comme une analyse critique d'un modèle systémique existant dans le champ de l'ufologie, le travail a progressivement évolué pour identifier et résoudre les problèmes épistémologiques et méthodologiques que cette première analyse a révélés.
La démarche commence par une déconstruction rigoureuse des approches objectivistes, démontrant leurs limites à saisir la nature co-construite de l'anomalie. De cette critique émerge une problématique plus fondamentale : comment une intelligence, individuelle ou collective, parvient-elle à construire, maintenir et réparer sa propre réalité lorsqu'elle est confrontée à une rupture de sens ? Pour y répondre, le rapport synthétise et intègre des paradigmes issus de la phénoménologie, de la biologie de la cognition (autopoïèse, énaction), de l'ethnométhodologie et de la cybernétique de second ordre.
Le résultat de ce processus est un méta-modèle transdisciplinaire, la noétique des anomalies, qui déplace l'objet de l'enquête du stimulus externe vers l'événement de rupture cognitive et les processus de reconstruction du réel qu'il déclenche. En conclusion, ce rapport ne se contente pas d'analyser un phénomène ; il propose de nouveaux arguments méthodologiques et épistémologiques pour fonder une science rigoureuse et réflexive de la manière dont la conscience humaine interagit avec l'inconnaissable.
Table des Matières
Introduction : De la cartographie d'un objet à la topologie d'un événement
Partie 1 : Déconstruction critique du modèle « Ufosystémique »
Chapitre 1.1 : L'ontologie du « stimulus » et l'apport de la phénoménologie sociale
Chapitre 1.2 : La cybernétique de l'enquête : réflexivité et auto-poïèse
Chapitre 1.3 : L'épistémologie de la quête : paradigmes et rituels scientifiques
Partie 2 : Proposition d'un méta-modèle transdisciplinaire : la noétique des anomalies
Chapitre 2.1 : Principes fondateurs et clarification du paradigme transdisciplinaire
Chapitre 2.2 : Les trois niveaux d'analyse du méta-modèle
Chapitre 2.3 : Applications pratiques et heuristique du méta-modèle
Partie 3 : Proposition d'un nouveau paradigme opérationnel pour l'étude des anomalies
Chapitre 3.1 : L'ufologie comme mosaïque d'ethnocultures et de rationalités locales
Chapitre 3.2 : Axiomatique opérationnelle et gestion du problème de l'indexicalité
Chapitre 3.3 : Procédures et modèles pour une praxéologie de l'anomalie
Partie 4 : Synthèse et tableaux synoptiques
Chapitre 4.1 : Itinéraire intellectuel : de la critique à la refondation
Chapitre 4.2 : Tableaux comparatifs
Conclusion générale : Forger de nouveaux yeux
Lexique thématique
Concepts fondamentaux : La Redéfinition de l'Anomalie
Paradigme et méthodologie : Les Outils de l'Analyse
Systèmes, processus et construction sociale
Résultats et posture analytique
Introduction : de la cartographie d'un objet à la topologie d'un événement
Toute civilisation avancée se heurte tôt ou tard aux limites de ses propres modèles de la réalité. Elle rencontre des anomalies : des événements ou des observations qui résistent obstinément à la catégorisation, qui déchirent le tissu de la connaissance commune et défient les paradigmes établis. La manière dont une culture traite ces anomalies, en les ignorant, en les mythifiant ou en les étudiant, est sans doute l'indicateur le plus puissant de sa maturité épistémique et de sa résilience cognitive. Le document « Ufosystémique », qui sert de point de départ à notre analyse, est un artefact humain d'une valeur inestimable, précisément parce qu'il représente une tentative sophistiquée et rigoureuse de cartographier l'une des anomalies les plus persistantes de l'ère contemporaine : le « phénomène OVNI ». Son ambition est de dépasser le débat stérile fondé sur la croyance pour imposer un ordre rationnel.
Cependant, comme nous le démontrerons, une telle cartographie, aussi nécessaire soit-elle, reste à la surface du problème. Elle décrit la forme du contenant social sans jamais pouvoir sonder la nature de son contenu expérientiel. Ce rapport a pour objectif d'opérer un déplacement fondamental : passer de la cartographie de l'objet (l'OVNI et le système social qu'il engendre) à la topologie de l'événement ( la rupture dans le tissu de la réalité et les mécanismes de sa reconstruction).
Pour ce faire, ce document se structure en plusieurs temps, suivant un mouvement allant de la déconstruction à la reconstruction, puis à l'application opérationnelle :
La partie 1 sera une déconstruction critique et approfondie du modèle « Ufosystémique ». Nous l'utiliserons comme un cas d'étude pour disséquer les mécanismes, les présupposés et les impasses d'une approche que l'on pourrait qualifier de « positivisme systémique ». En mobilisant les outils de la phénoménologie sociale (Husserl, Schutz), de l'ethnométhodologie (Garfinkel), de la cybernétique de second ordre (von Foerster) et de l'épistémologie (Kuhn), nous démontrerons comment ce modèle, en cherchant à objectiver un phénomène, ne fait en réalité que décrire avec une grande précision les opérations réflexives de sa propre communauté.
La partie 2, s'érigeant sur les fondations de cette critique, proposera une construction théorique : un méta-modèle transdisciplinaire. Nous déplacerons radicalement l'objet de l'enquête. L'enjeu ne sera plus de comprendre l'« OVNI », mais bien l'événement fondamental qu'il représente : le phénomène de rupture de sens (PRS). Ce méta-modèle, que nous nommerons noétique des anomalies, intégrera l'anthropologie, les sciences cognitives, la biologie de la cognition et la sociologie des pratiques pour étudier la trajectoire complète d'un PRS : comment il émerge dans une conscience individuelle, comment il se négocie socialement à travers des rationalités locales, et comment il se propage et mute au sein de l'écologie culturelle.
La partie 3 traduira cette architecture théorique en un paradigme opérationnel. Elle définira une axiomatique rigoureuse et des procédures concrètes pour une nouvelle praxéologie de l'enquête. L'ambition est de doter les chercheurs d'outils conceptuels et méthodologiques pour naviguer la complexité du terrain en pleine conscience des biais cognitifs, des boucles de rétroaction cybernétiques et des cadres culturels qui façonnent non seulement l'interprétation de l'anomalie, mais l'expérience même de celle-ci.
La partie 4 servira de synthèse conclusive, retraçant l'itinéraire intellectuel du rapport et présentant des tableaux synoptiques pour cristalliser les déplacements conceptuels opérés et offrir une vision claire des nouveaux axes de recherche.
Ce faisant, l'analyse initiale du document « Ufosystémique » deviendra le prélude nécessaire à une construction intellectuelle plus vaste. Le but n'est plus de résoudre l'énigme des OVNIs, mais de se saisir de cette énigme comme d'un laboratoire exceptionnel pour doter l'intelligence humaine d'un nouveau paradigme afin de penser ce qui, par définition, échappe à la pensée : les limites de sa propre construction du réel.
Partie 1 : Déconstruction critique du modèle « Ufosystémique »
L'analyse qui suit ne vise pas à invalider l'effort intellectuel notable que représente le modèle « Ufosystémique », mais à en sonder les fondations épistémologiques pour en révéler les limites structurelles. Ce modèle, en tentant de cartographier le champ complexe de l'ufologie, offre un exemple parfait de ce que nous nommons le « positivisme systémique » : une approche qui, en cherchant à objectiver un phénomène, ne fait que décrire avec une grande fidélité les opérations sociales et cognitives de la communauté qui l'étudie. Cette déconstruction en trois chapitres – portant sur l'ontologie du phénomène, la cybernétique de l'enquête et l'épistémologie de la quête de légitimité – est le préalable indispensable à la construction d'un paradigme plus robuste.
Chapitre 1.1 : L'ontologie du « stimulus » et l'apport de la phénoménologie sociale
Le fondement axiomatique du modèle « Ufosystémique », son point de départ logique et conceptuel, est l'existence postulée d'une entité discrète et externe : le « stimulus », ou l'« OVNI ». Dans la cartographie systémique proposée, cet élément est le primum movens, la source exogène qui injecte de l'information, de la matière ou de l'énergie dans un système qui, dès lors, se met en branle. Cette posture, si elle est méthodologiquement commode pour délimiter un objet d'étude, constitue une erreur ontologique fondamentale, une inversion de la production du sens que les outils de la phénoménologie sociale permettent de dissoudre et de corriger.
1.1.1. Le monde de la vie (Lebenswelt) et l'effondrement de la typification
Pour comprendre la nature de cette erreur, il faut se référer au concept de monde de la vie (Lebenswelt), développé par Edmund Husserl et adapté à la sociologie par Alfred Schutz. Le Lebenswelt est la réalité de l'évidence, le monde de la vie quotidienne que nous tenons pour acquis et au sein duquel nous opérons sans cesse. Notre navigation dans ce monde n'est possible que grâce à un « stock de connaissances à portée de main », un répertoire internalisé de schémas d'interprétation et de typifications. Nous ne percevons pas une infinité d'objets uniques ; nous percevons des « arbres », des « voitures », des « avions ». Ces types, socialement construits et individuellement assimilés, nous permettent d'agir de manière efficace et économique, en réduisant la complexité infinie du monde à des catégories familières.
L'événement qualifié d'« OVNI » est précisément, et fondamentalement, ce qui fait effondrer ce mécanisme de typification. Le témoin ne perçoit pas un « OVNI » ; il perçoit un quelque chose qui fait échouer, l'une après l'autre, sa cascade de catégorisations automatiques. Le processus cognitif réel, masqué par la simplicité apparente du terme « stimulus », est le suivant :
Perception brute : Un phénomène perceptif (une lumière, une forme, un silence) s'impose à l'attention.
Tentative de typification n°1 (automatique) : L'appareil cognitif convoque le type le plus probable. « C'est un avion ». Le stock de connaissances active instantanément les attributs prototypiques de la catégorie « avion » (trajectoire rectiligne, feux de navigation réglementaires, bruit de moteur caractéristique).
Comparaison et invalidation : L'expérience vécue entre en contradiction flagrante avec les attributs du type. Le phénomène perçu ne correspond pas (mouvement erratique, silence absolu, forme non conventionnelle). Cette inadéquation entre le perçu et le connu génère une tension cognitive, une dissonance.
Recherche de types alternatifs : Le système cognitif cherche alors d'autres catégories disponibles : hélicoptère, satellite, ballon-sonde, drone, phénomène météorologique... Chaque tentative se solde par un nouvel échec, la discordance persistant.
Le « stimulus » des auteurs n'est donc pas l'objet initial, mais l'expérience vécue de cette cascade d'échecs cognitifs. L'« OVNI » n'est pas la cause de l'enquête ; il est le nom donné à la rupture dans le tissu du monde de la vie. Ce qui est « non identifié », ce n'est pas tant l'objet que la situation elle-même, qui devient ontologiquement ambiguë et anxiogène.
1.1.2. De l'anthropologie cognitive à la neurophénoménologie
Cette analyse est renforcée par l'anthropologie cognitive, qui nous enseigne que ces schémas de typification sont radicalement dépendants de la culture. Une société sans aviation et sans technologie spatiale ne typifiera pas une anomalie céleste de la même manière qu'une société post-industrielle ; elle pourra mobiliser des types disponibles dans son propre stock de connaissances, tels que « esprit », « présage » ou « créature mythologique ». L'« OVNI », en tant que catégorie (disque, triangle, cigare), est une typification propre à une culture technologiquement avancée, dont l'imaginaire collectif (notamment la science-fiction) a déjà fourni les moules perceptifs et sémantiques.
En poussant l'analyse au niveau le plus fondamental, la neurophénoménologie, champ initié par Francisco Varela, chercherait à lier ce récit d'expérience à la première personne à ses corrélats neuronaux. On pourrait ainsi postuler que l'expérience d'une anomalie persistante déclenche une activité cérébrale spécifique, un conflit objectivable entre les réseaux de reconnaissance de formes (situés dans le lobe temporal) et les centres exécutifs (dans le cortex préfrontal) qui luttent pour résoudre l'ambiguïté et maintenir une interprétation cohérente du monde. L'émotion intense si souvent rapportée par les témoins (fascination, terreur) serait alors le marqueur somatique de ce conflit cognitif profond. Le « stimulus » n'est donc plus un point de départ simple et localisable « là-bas », dans le ciel ; il doit être redéfini comme un événement complexe et distribué, co-constitué par un phénomène physique potentiellement ambigu, un cerveau en état de crise interprétative, et un contexte culturel qui fournit (ou non) les catégories pour penser l'impensable.
Chapitre 1.2 : La cybernétique de l'enquête : réflexivité et auto-poïèse
Si le modèle « Ufosystémique » échoue à conceptualiser son point de départ, il est également incapable de rendre compte de son propre fonctionnement. Il se présente comme une application de l'analyse systémique, mais reste prisonnier d'une cybernétique de premier ordre : celle des systèmes que l'on observe de l'extérieur, comme un ingénieur analyse un thermostat. Une analyse plus rigoureuse exige de passer à une cybernétique de second ordre, la cybernétique des systèmes observants, qui inclut l'observateur et ses outils dans le système lui-même.
1.2.1. L'enquêteur comme agent de la boucle réflexive
L'ethnométhodologie, développée par Harold Garfinkel, insiste sur le caractère fondamentalement réflexif de l'ordre social : nos descriptions du monde sont une partie constitutive de ce même monde. Le travail de l'enquêteur, tel que décrit dans l'« Ufosystémique », est un exemple paradigmatique de cette boucle réflexive.
Le manuel de l'enquêteur et la rationalité locale : En utilisant un questionnaire, des classifications (Hynek, Vallée) et des protocoles, l'enquêteur ne collecte pas passivement des « données » préexistantes. Il déploie une rationalité locale, celle de sa communauté, et instruit le témoin sur la manière de traduire une expérience subjective et confuse en un récit socialement acceptable et techniquement traitable par le groupe. Il ne pose pas des questions neutres ; il propose des catégories qui vont organiser la mémoire et le récit du témoin, transformant une expérience ineffable en un « cas » structuré.
La « méthode documentaire d'interprétation » : L'enquêteur, comme tout membre d'une culture, perçoit le récit particulier du témoin comme le « document » d'un « schéma » sous-jacent qu'il connaît déjà (par exemple, le schéma de la « rencontre du 3ème type » ou de la « vague d'observation »). Il utilise ensuite ce schéma général pour interpréter les détails ambigus du récit particulier, ce qui, en retour, renforce la validité apparente du schéma. Le système se prouve ainsi à lui-même sa propre pertinence, dans une circularité parfaite.
La formule de Heinz von Foerster prend ici tout son sens : « l'objectivité est l'illusion que les observations peuvent être faites sans un observateur ». L'enquêteur de l'« Ufosystémique » est présenté comme un observateur objectif ; il est en réalité un co-créateur de la donnée qu'il pense simplement enregistrer.
1.2.2. L'ufologie comme système auto-poïétique
Le concept d'auto-poïèse, issu de la biologie théorique de Humberto Maturana et Francisco Varela, offre la clé la plus puissante pour comprendre la finalité réelle du système. Un système auto-poïétique (du grec auto, soi-même, et poiesis, création) est un système qui produit continuellement ses propres composantes et maintient ses propres frontières. Sa seule finalité est sa propre continuation. L'ufologie, telle que structurée par un modèle comme l'« Ufosystémique », fonctionne précisément comme un système social auto-poïétique.
Le code du système : Il opère sur la base d'un code binaire fondamental, qui est sa distinction directrice : identifié / non-identifié.
L'opération du système : Son opération de base est l'« enquête », qui a pour fonction de traiter toute observation selon ce code.
La reproduction du système : Les cas « identifiés » sont des communications qui terminent une séquence et valident la compétence du système. Mais ce sont les cas « non-identifiés », le fameux « résidu inexpliqué », qui constituent le carburant essentiel. Ce résidu est ce qui justifie la continuation des opérations, la nécessité de plus d'enquêtes, de plus de membres, de plus de débats. Sans ce résidu inexpliqué, le système cesserait d'exister par manque d'objet.
La finalité du système « Ufosystémique », que les auteurs déclarent « inconnue », devient donc, d'un point de vue de la cybernétique de second ordre, parfaitement claire : sa finalité est de continuer à opérer la distinction identifié/non-identifié. Il ne cherche pas une réponse finale (qui le ferait disparaître), mais la continuation du processus. Il est un système qui se nourrit structurellement de l'incertitude qu'il prétend vouloir réduire.
Chapitre 1.3 : L'épistémologie de la quête : paradigmes et rituels scientifiques
La revendication centrale et répétée du document est une aspiration à la scientificité. Cette quête de légitimité, analysée à travers le prisme de l'épistémologie et de la sociologie des sciences, se révèle être un processus complexe de mimétisme institutionnel.
1.3.1. L'ufologie comme champ pré-paradigmatique
Dans son œuvre majeure, La structure des révolutions scientifiques, Thomas S. Kuhn décrit la science mature (ou « science normale ») comme une activité de résolution d'énigmes se déroulant à l'intérieur d'un paradigme partagé — un ensemble de théories, de méthodes et de problèmes considérés comme légitimes par une communauté scientifique. L'ufologie est un exemple parfait de ce qu'il nomme un champ à l'état pré-paradigmatique. Il existe une myriade d'observations et de données, mais aucune théorie unificatrice n'est acceptée par la communauté pour guider la recherche et définir ce qui constitue une « énigme » pertinente.
Face à cette absence de paradigme, les pratiques décrites dans l'« Ufosystémique » (classification, études statistiques, approche hypothético-déductive) ne sont pas des pratiques de « science normale », mais des rituels visant à imiter l'apparence extérieure de la science normale. L'empirisme descriptif, qui consiste à accumuler et classer massivement des cas, est typique d'un champ qui ne dispose pas encore de théorie pour savoir quoi observer de manière ciblée. On accumule des données en espérant qu'un schéma finira par émerger.
1.3.2. La construction sociale de la crédibilité
La sociologie des sciences nous apprend que la « crédibilité » d'un rapport ou d'un témoin n'est pas une qualité intrinsèque, mais un label socialement attribué. L'« Ufosystémique » est, en ce sens, un remarquable manuel de gestion de la crédibilité. En insistant sur les témoins dits « qualifiés » (pilotes, ingénieurs, gendarmes) et en s'appuyant sur des rapports officiels (comme le rapport Battelle ou COMETA), le système tente de construire un corpus de « faits durs ». Ce processus n'est pas neutre : il consiste à importer la crédibilité sociale d'autres institutions (l'armée, la science établie, l'État) pour la transférer sur son propre objet d'étude. C'est une stratégie de légitimation par association, visant à compenser le manque de légitimité intrinsèque du champ. Le document lui-même, par son style académique, sa structure et ses références, est un acte performatif visant à se positionner comme une source crédible dans un domaine qui en manque cruellement.
Partie 2 : Proposition d'un méta-modèle transdisciplinaire : la Noétique des Anomalies
La déconstruction du modèle « Ufosystémique » dans la partie précédente n'est pas une fin en soi, mais la fondation nécessaire sur laquelle doit s'ériger une nouvelle architecture conceptuelle. Ayant démontré les impasses d'un paradigme centré sur l'objet et sa gestion sociale, nous proposons maintenant de le remplacer par un paradigme centré sur l'événement et sa signification cognitive. Il s'agit d'un déplacement radical de l'objet de la recherche : nous ne chercherons plus à définir l'« OVNI », entité insaisissable et ontologiquement ambiguë, mais à analyser avec la plus grande rigueur le phénomène de rupture de sens (PRS).
Un PRS est défini comme un événement qui ne peut être intégré dans le monde de la vie d'un individu ou d'un groupe via les schémas de typification disponibles, provoquant une crise cognitive et une cascade de réajustements sociaux et narratifs. Ce nouveau paradigme, que nous nommons noétique des anomalies (du grec noêsis, l'acte de penser et de percevoir dans sa dimension la plus fondamentale), ne cherche pas à résoudre l'anomalie, mais à l'utiliser comme un instrument pour étudier la structure, la résilience et les limites de la construction humaine de la réalité. Il repose sur un socle de principes fondateurs et se déploie sur trois niveaux d'analyse interdépendants.
Chapitre 2.1 : Principes fondateurs et clarification du paradigme transdisciplinaire
2.1.1. Justification épistémologique du terme « Noétique »
Avant de détailler les axiomes de notre modèle, il est impératif de justifier le choix du terme « noétique des anomalies ». Ce choix n'est pas anodin ; il ancre notre démarche dans un champ épistémologique précis et la protège de potentielles interprétations erronées. Le terme "noétique" dérive de "noèse" (du grec nóēsis) et est utilisé en phénoménologie, notamment chez Husserl, pour désigner ce qui concerne l'acte de la pensée et de la perception. La fonction noétique révèle que la conscience co-construit le monde dans une corrélation fondamentale entre sujet et objet. En sciences cognitives contemporaines, la "conscience noétique" est le niveau de conscience propre à la mémoire sémantique, se manifestant par la simple conscience de connaissances sur le monde. Notre usage de "noétique" se situe à la confluence de ces deux traditions : nous l'utilisons dans un sens strictement cognitif et phénoménologique, pour désigner la science de l'acte de connaître et de donner du sens (noèsis), et de la crise de ce même processus face à une rupture. Il s'agit donc d'étudier la composante intellectuelle de la vie psychique au moment précis où elle est confrontée à ses propres limites.
2.1.2. La transdisciplinarité comme coordination de rationalités locales
Ce rapport se revendique d'une approche transdisciplinaire. Selon Basarab Nicolescu, la transdisciplinarité est "ce qui est à la fois entre les disciplines, à travers les différentes disciplines et au-delà de toute discipline", avec pour finalité la compréhension du monde présent via une unité de la connaissance. Cette vision, fondée sur des axiomes ontologiques et logiques (niveaux de réalité, tiers inclus), est un idéal puissant.
Cependant, pour la rendre opérationnelle, nous proposons de l'enrichir du point de vue de l'ethnométhodologie. L'ethnométhodologie étudie les rationalités locales : les méthodes pratiques que les acteurs emploient pour produire et comprendre l'ordre social. Dans cette perspective, la transdisciplinarité n'est plus seulement une ouverture des disciplines à ce qui les dépasse, mais devient la science de la coordination pratique de ces rationalités locales. Plutôt que de chercher à maîtriser plusieurs disciplines, notre paradigme cherche à comprendre comment des acteurs aux logiques hétérogènes (un physicien, un témoin, un militaire) parviennent (ou échouent) à construire un sens commun face à une anomalie. La transdisciplinarité est donc étudiée ici comme un accomplissement pratique observable sur le terrain.
2.1.3. Les trois axiomes du méta-modèle
Pour éviter de retomber dans les pièges du positivisme, la noétique des anomalies s'ancre dans trois axiomes fondamentaux qui guident toute investigation. Ces principes ne sont pas des hypothèses à vérifier, mais des postulats épistémologiques qui cadrent la recherche et garantissent sa rigueur réflexive.
Axiome 1 : Le principe de co-constitution phénoménologique. Cet axiome invalide définitivement la notion d'un « stimulus » externe et objectif. Le PRS n'est pas une cause qui précède un effet. Il est un événement relationnel, irréductiblement co-constitué par la convergence de trois éléments inséparables : (a) un signal physique potentiellement ambigu (une lumière, un silence, une trace), (b) l'appareil cognitivo-perceptif d'un ou plusieurs observateurs (avec son histoire, sa culture, son état attentionnel et émotionnel), et (c) le contexte socio-culturel qui fournit le répertoire des interprétations possibles et impossibles. L'analyse ne doit donc jamais porter sur l'un de ces pôles isolément, mais toujours sur la totalité de cette relation dynamique. L'objet d'étude est le champ d'interaction lui-même.
Axiome 2 : Le principe de récursivité cybernétique. Le traitement d'un PRS par un système social (enquête, médiatisation, analyse scientifique, déni institutionnel) n'est jamais une opération neutre d'enregistrement. Il produit de nouvelles informations, de nouveaux mèmes, de nouvelles attentes et de nouvelles catégories d'interprétation qui modifient en retour les conditions de possibilité des futurs PRS. C'est une boucle de rétroaction inévitable : plus une culture parle d'OVNIs triangulaires, plus ses membres sont susceptibles d'interpréter une formation lumineuse ambiguë comme un triangle. Toute analyse d'un PRS doit donc impérativement prendre en compte l'histoire des PRS précédents et la manière dont ils ont façonné le paysage perceptif et culturel dans lequel le nouvel événement émerge.
Axiome 3 : Le principe d'incomplétude épistémique. Un PRS n'est pas un simple « mystère » ou une « énigme » à résoudre dans le cadre de la science normale. Il est un symptôme épistémique. Il signale une limite, une faille, une « incomplétude » (au sens que lui donnait Gödel pour les systèmes formels) dans le système de connaissance dominant d'une culture. L'étude des PRS n'a donc pas pour finalité de les faire disparaître en les expliquant, mais de les utiliser comme une sonde pour cartographier les frontières, les angles morts et les axiomes implicites de nos propres modèles de la réalité. L'anomalie est ce qui nous renseigne sur la nature de la normalité.
Chapitre 2.2 : Les trois niveaux d'analyse du méta-modèle
Pour être opérationnel, le paradigme de la noétique des anomalies se déploie sur trois niveaux d'analyse hiérarchisés et interdépendants. Chaque niveau correspond à une phase de la trajectoire de l'anomalie, de l'expérience intime à l'artefact culturel, et mobilise des outils spécifiques.
Niveau 1 : L'analyse cognitive (le « moment-zéro » de la rupture)
Objectif : Modéliser avec la plus grande finesse la dynamique de l'expérience vécue par le témoin au moment précis de sa confrontation avec l'anomalie. Il s'agit de capturer la « cascade de typification défaillante » décrite dans notre critique.
Outils : Ce niveau est principalement qualitatif et centré sur le sujet. Il mobilise la phénoménologie appliquée via des techniques d'entretien (comme l'entretien d'explicitation de Vermersch) visant à capturer le récit de l'expérience à la première personne (first-person account), en suspendant tout jugement sur sa cause. Les questions ne sont pas « Qu'avez-vous vu ? » mais « Comment était-ce de voir cela ? Quelle était la texture de votre expérience ? Comment la certitude s'est-elle effondrée ? ». Ces données sont ensuite éclairées par la psychologie cognitive (analyse des biais perceptifs, des heuristiques de jugement, des effets de l'attention et du stress sur la perception et la malléabilité des souvenirs).
Niveau 2 : L'analyse ethno-systémique (la « mise en récit » et la négociation sociale)
Objectif : Cartographier la transformation de l'expérience privée et ineffable (Niveau 1) en un récit public et socialement négocié. Il s'agit d'étudier le passage de l'anomalie cognitive à l'artefact social.
Outils : Ce niveau se concentre sur les interactions. Il utilise l'ethnométhodologie pour une analyse micro-détaillée des premiers récits du témoin à ses proches, aux autorités (gendarmes) et aux enquêteurs. Comment le récit est-il ajusté, reformulé, standardisé en fonction des réactions et des questions de l'auditoire ? Comment la rationalité locale de chaque acteur façonne-t-elle le "cas" ? Cette approche est complétée par l'analyse systémique et la théorie des jeux pour modéliser les interactions stratégiques (souvent implicites) entre les acteurs : le témoin cherche la validation, l'enquêteur cherche des données conformes à ses protocoles, le journaliste cherche le scoop. Le rapport d'enquête est le résultat de cette négociation.
Transition du micro au macro : Le passage du niveau micro-social (Niveau 2) au niveau macro-culturel (Niveau 3) n'est pas automatique. Il est conditionné par la "performance" du récit co-construit au Niveau 2. C'est la réussite de l'accomplissement pratique d'un récit socialement intelligible, robuste et émotionnellement saillant qui lui confère son potentiel de "contagion" mémétique. Un récit qui est "bien construit" selon les normes d'une rationalité locale a plus de chances de devenir un "mème" performant et de se propager. Le moteur de la transition est donc la qualité de l'accomplissement ethnométhodologique.
Niveau 3 : L'analyse socio-mémétique (la « contagion culturelle »)
Objectif : Comprendre la diffusion, la mutation et l'impact du récit (devenu artefact social au Niveau 2) à l'échelle macro-sociale. Il s'agit d'analyser comment un PRS devient un phénomène culturel durable.
Outils : Ce niveau analyse les dynamiques collectives. Il s'appuie sur la mémétique (théorisée par Dawkins et développée par Sperber), qui analyse le récit comme un « virus de l'esprit » ou une « représentation contagieuse ». Quelles sont les caractéristiques (simplicité, charge émotionnelle, congruence avec des mythes existants) qui rendent un récit de PRS particulièrement "viral" ? Cette analyse est couplée à la sociologie des médias (étude du rôle des médias traditionnels et des algorithmes des réseaux sociaux comme amplificateurs et filtres) et à l'analyse historique des imaginaires pour inscrire le PRS dans l'histoire à long terme des mythologies technologiques, apocalyptiques ou eschatologiques d'une culture.
Chapitre 2.3 : Applications pratiques et heuristique du méta-modèle
Ce méta-modèle n'est pas seulement un outil descriptif ; il est prescriptif et change radicalement la finalité et la méthode de l'enquête sur le terrain.
L'enquêteur formé à ce paradigme n'administre plus un questionnaire visant à identifier un objet. Il déploie un protocole de cartographie multi-niveaux de la rupture de sens. Le processus d'investigation est le suivant :
L'enquêteur commence par une enquête de Niveau 1, en utilisant des techniques d'entretien phénoménologique pour capturer l'expérience brute avec un minimum de distorsion, en se concentrant sur le comment de l'expérience plutôt que sur le quoi de l'objet.
Il poursuit avec une enquête de Niveau 2, en collectant et en analysant rigoureusement les enregistrements des premiers récits du témoin à des tiers, en étudiant les dynamiques familiales et sociales qui ont immédiatement suivi l'événement pour comprendre la genèse du récit public.
Il termine par une analyse de Niveau 3, en traçant le parcours du récit dans l'écosystème médiatique et en identifiant les mutations, les amplifications et les interprétations qu'il subit.
Le produit final n'est plus un rapport concluant « OVNI de type X » ou « Méprise avec Y ». Le produit final est une monographie dense et multi-échelle d'un phénomène de rupture de sens, un document riche qui informe autant sur les limites de notre connaissance que sur la nature potentielle de l'anomalie. L'objectif n'est plus d'atteindre une certitude réductrice, mais de parvenir à une compréhension approfondie de la complexité de l'événement.
Partie 3 : Proposition d'un nouveau paradigme opérationnel pour l'étude des anomalies
La déconstruction du modèle « Ufosystémique » (Partie 1) et la proposition du méta-modèle de la « Noétique des Anomalies » (Partie 2) nous ont conduits à un seuil critique. Nous avons déplacé l'objet de l'enquête de la chose (l'OVNI) à l'événement (le Phénomène de Rupture de Sens - PRS). Il nous faut maintenant traduire ce déplacement théorique fondamental en un paradigme opérationnel : un ensemble cohérent de principes, d'axiomes et de procédures qui peuvent guider concrètement le travail des enquêteurs, des analystes et des communautés qui se consacrent à ces phénomènes. Ce nouveau paradigme ne cherche pas à imposer une discipline de l'extérieur, mais à révéler, à coordonner et à enrichir les rationalités déjà à l'œuvre sur le terrain.
Chapitre 3.1 : L'ufologie comme mosaïque d'ethnocultures et de rationalités locales
L'une des erreurs fondamentales d'une approche scientiste serait de considérer les diverses communautés ufologiques comme de simples regroupements d'amateurs plus ou moins éclairés, à évaluer selon une unique échelle de rationalité scientifique. Une perspective ethnométhodologique, enrichie par l'anthropologie cognitive, nous oblige à les voir comme des ethnocultures : des groupes sociaux distincts, chacun possédant sa propre vision du monde (Weltanschauung), son langage, ses rituels, ses critères de validation et, surtout, sa propre rationalité locale. Cette rationalité n'est pas une version dégradée de la rationalité scientifique ; c'est un système de sens cohérent et fonctionnel dans son propre contexte.
Nous pouvons en identifier au moins trois archétypes majeurs :
L'ethnoculture « techno-physicaliste » : Ses membres sont compétents dans l'analyse de données instrumentales (radar, photographies), dans la balistique, et dans la spéculation sur les systèmes de propulsion exotiques. Leur rationalité est matérialiste et leur langage est celui de la physique et de l'ingénierie. Pour eux, la preuve est un artefact mesurable.
L'ethnoculture « psycho-conscientielle » : Ses membres sont compétents dans l'interprétation des expériences de synchronicité, des états modifiés de conscience, et des liens entre le phénomène et la psyché humaine. Leur rationalité est symbolique et leur langage est celui de la psychologie jungienne, du mysticisme ou de la parapsychologie. Pour eux, la preuve est une transformation intérieure significative.
L'ethnoculture « socio-conspirationniste » : Ses membres sont compétents dans l'analyse critique des documents officiels, la détection des contradictions dans les discours institutionnels, et la construction de récits de dissimulation. Leur rationalité est politique et leur langage est celui du renseignement et de la contre-information. Pour eux, l'absence de preuve est la preuve du complot.
Le drame historique de l'ufologie n'est pas le manque de données, mais l'incommensurabilité (au sens que lui donnaient Kuhn et Feyerabend) de ces rationalités locales. Chaque culture interprète l'anomalie à travers son propre prisme, la traduit dans son propre langage et la valide selon ses propres critères, rendant le dialogue et l'intégration des savoirs presque impossibles.
Le nouveau paradigme postule donc que la transdisciplinarité ne peut être une simple juxtaposition de spécialistes (un physicien + un psychologue + un sociologue). Elle doit être endogène. Elle doit naître de la reconnaissance de ces ethnocultures comme des champs d'expertise légitimes dans leur propre domaine de compétence. L'objectif n'est pas de les unifier sous la bannière d'une seule rationalité (généralement la techno-physicaliste), mais de créer des protocoles de traduction rigoureux entre leurs logiques. Le physicien doit apprendre à voir le récit du psychologue non comme une "croyance subjective", mais comme une description compétente d'une autre facette du phénomène. C'est le premier pas vers une véritable transdisciplinarité : non pas l'abolition des disciplines, mais la construction de ponts sémantiques entre elles.
Chapitre 3.2 : Axiomatique opérationnelle et gestion du problème de l'indexicalité
3.2.1. Les quatre axiomes opérationnels
Pour construire les ponts sémantiques entre les différentes ethnocultures (chapitre 3.1) et fonder une pratique d'enquête rigoureuse, notre paradigme doit reposer sur un socle commun. Ce socle est le sens commun, non pas au sens de « banalité » ou d'opinion, mais au sens ethnométhodologique : l'ensemble des méthodes, des raisonnements et des procédures que les acteurs sociaux déploient au quotidien pour rendre leurs actions et le monde mutuellement intelligibles. Cette « science du sens commun » est gouvernée par une axiomatique opérationnelle qui guide l'analyse. Les quatre axiomes suivants, compatibles avec la Noétique des Anomalies, forment la base de ce nouveau paradigme.
Axiome 1 : Le principe de compétence locale.
Énoncé : Toute description d'un événement, y compris un Phénomène de Rupture de Sens (PRS), doit être considérée comme l'accomplissement pratique d'une compétence contextuelle. Les acteurs ne sont pas des « automates culturels » ou des sujets irrationnels ; ils sont des praticiens experts dans l'art de donner du sens à leur monde avec les ressources dont ils disposent.
Implication Opérationnelle : L'analyse ne doit jamais commencer par la question positiviste « Ce témoignage est-il vrai ou faux ? », qui impose une rationalité externe et juge l'acteur. Elle doit commencer par la question ethnométhodologique : « Comment ce témoin, ou cet enquêteur, accomplit-il la tâche extraordinairement complexe de décrire une expérience ineffable en utilisant les ressources cognitives, linguistiques et culturelles à sa disposition ? ». Il s'agit de suspendre le jugement pour comprendre la rationalité de l'acteur dans ses propres termes.
Axiome 2 : Le principe de symétrie cognitive.
Énoncé : Les mécanismes cognitifs et sociaux qui produisent un récit de PRS jugé "authentique" (inexpliqué) et ceux qui produisent un récit de "méprise" (expliqué) doivent être analysés avec les mêmes outils conceptuels et sans a priori sur leur valeur de vérité respective.
Implication Opérationnelle : Inspiré du principe de symétrie de la sociologie des sciences (David Bloor), cet axiome impose d'étudier un témoin qui a pris Vénus pour un OVNI avec la même rigueur phénoménologique et cognitive qu'un témoin dont le récit reste inexplicable. Dans les deux cas, il y a eu une rupture de sens et un processus de ré-interprétation mobilisant des compétences locales. L'objet d'étude est ce processus de construction de sens, pas la validité de sa conclusion par rapport à une réalité externe.
Axiome 3 : Le principe de réfraction contextuelle.
Énoncé : Aucune donnée n'est « brute » ; elle est toujours déjà « cuite », c'est-à-dire réfractée, transformée et mise en forme par la chaîne de contextes qui l'a produite et transmise.
Implication Opérationnelle : Une "donnée" n'est jamais un artefact isolé (une trace au sol, une photo). C'est la trace + le témoin qui la découvre et l'interprète + l'enquêteur qui la prélève selon un protocole + le laboratoire qui l'analyse avec ses instruments + le rapport qui en rend compte dans un langage spécifique + le média qui la diffuse en la scénarisant. Chaque étape est une réfraction qui ajoute, enlève et transforme l'information. L'analyse doit donc porter sur la trajectoire complète de la donnée à travers ces contextes successifs.
Axiome 4 : Le principe de complémentarité heuristique.
Énoncé : Face à un PRS, aucune discipline seule (physique, psychologie, sociologie) ne peut épuiser le sens de l'événement. Leurs perspectives sont des projections complémentaires, analogues aux différentes projections en deux dimensions d'un objet en trois dimensions. Chaque projection est juste mais incomplète.
Implication Opérationnelle : Cet axiome fonde la transdisciplinarité en pratique. L'objectif d'une enquête n'est plus de trouver la "bonne" discipline qui expliquera tout, mais de superposer les différentes "projections" (physique, cognitive, sociologique, anthropologique) pour faire apparaître une image plus riche et complexe de l'événement. Le but n'est pas d'atteindre une explication causale simple et linéaire, mais une compréhension topologique de la configuration de l'événement dans sa multidimensionnalité.
Pour illustrer la richesse et la précision de cette axiomatique, le tableau ci-dessous met en contraste une formulation initiale simplifiée avec la version amplifiée et rigoureuse que nous adoptons. Cette comparaison vise à souligner les nuances et les implications profondes de chaque principe, qui sont essentielles à la bonne application du paradigme.
Tableau 1 : Tableau comparatif des axiomes opérationnels aux fondements ethnométhodologiques
Axiome opérationnel (noétique des anomalies) Principe ethnométhodologique correspondant et auteurs clés Description détaillée du lien théorique Implication opérationnelle concrète (application aux PRS) 1. Principe de compétence locale Indexicalité et Accountability (la manière de "rendre compte de") des méthodes des membres
(Harold Garfinkel)L'ethnométhodologie postule que toute description est indexicale, c'est-à-dire inséparable de son contexte de production. L'analyse ne porte pas sur la description en elle-même, mais sur les méthodes (les compétences pratiques) que les membres utilisent pour produire un compte-rendu reconnaissable et intelligible (accountable) pour d'autres. Étudier comment les témoins décrivent, et non si ce qu'ils disent est vrai. L'analyse se concentre sur les ressources linguistiques, culturelles et cognitives mobilisées pour accomplir la tâche de raconter l'ineffable. 2. Principe de symétrie cognitive Indifférence ethnométhodologique et principe de symétrie (inspiré du Programme Fort)
(David Bloor)L'analyste doit pratiquer une "indifférence" vis-à-vis de la vérité, la fausseté, la rationalité ou l'irrationalité des comptes-rendus. L'objectif de cette symétrie praxéologique est d'analyser les pratiques de raisonnement (la praxis) de la même manière, que le résultat soit jugé "correct" ou "erroné" par un observateur externe. Traiter les "méprises" (ex: Vénus prise pour un OVNI) et les "inexpliqués" comme des accomplissements pratiques équivalents. Dans les deux cas, on étudie le processus de rupture de sens et de réinterprétation avec les mêmes outils, sans préjuger de la validité de la conclusion. 3. Principe de réfraction contextuelle Chaînage indexical et chaînes de référence
(Bruno Latour, Michael Lynch)Aucune donnée n'est "brute". Elle est le produit d'une chaîne de transformations où chaque étape (prélèvement, analyse, rapport) est une opération qui la re-contextualise. Ce "chaînage indexical" signifie que la signification de la donnée dépend de sa trajectoire complète à travers différents contextes. Suivre la trajectoire complète de la donnée comme une séquence d’opérations. L'objet d'étude n'est pas l'artefact isolé (la trace au sol), mais le processus social et technique qui le transforme en "preuve" à travers les interactions entre témoins, enquêteurs, laboratoires et médias. 4. Principe de complémentarité heuristique Multistabilité et analyse des cadres (Frame Analysis)
(Harold Garfinkel, Erving Goffman)Un phénomène peut être perçu de manière stable à travers plusieurs ordres de pertinence ou cadres (frames) qui ne s'excluent pas mutuellement. L'enjeu n'est pas de choisir le "bon" cadre, mais de comprendre comment les acteurs naviguent entre ces différentes couches de sens pour construire une compréhension globale. Superposer les ordres de pertinence comme des couches de sens :
* Couche physique : Quelles propriétés matérielles sont mises en avant ? (ex. : analyse géologique des traces).
* Couche phénoménologique : Comment le témoin vit-il l’événement ? (ex. : sentiment de "temps suspendu").
* Couche interactionnelle : Comment le récit est-il négocié avec les autres ? (ex. : "Tu me crois, hein ?").
* Couche institutionnelle : Comment les autorités (médias, armée) recadrent-elles le phénomène ?
Une ethnométhodologie des anomalies
Ces axiomes constituent une application directe et rigoureuse de l'ethnométhodologie à l'étude des expériences anomales. Plutôt que de chercher à valider ou invalider un témoignage, cette approche se concentre sur le phénomène social observable : la manière dont les individus et les institutions accomplissent le travail de donner un sens à ce qui, par définition, en est dépourvu.
L'apport fondamental de cette démarche est de :
Rendre visibles les méthodes indigènes que les gens utilisent pour décrire l'ineffable.
Suspendre les jugements ontologiques ("est-ce que ça existe ?") pour se concentrer sur l'étude des pratiques de description et de raisonnement.
Cartographier les chaînes de transformation qui muent une expérience subjective ou une trace matérielle en un "fait" public.
Embrasser la complexité en superposant les perspectives (physique, subjective, sociale, institutionnelle) au lieu de les mettre en compétition.
Comme le résume Harold Garfinkel, le fondateur de l'ethnométhodologie : « Le monde social est un accomplissement permanent ». Cela s'applique tout particulièrement aux Phénomènes de Rupture de Sens, où l'on peut observer en direct le travail minutieux par lequel les acteurs construisent, négocient et maintiennent des réalités non ordinaires face à des expériences qui défient les cadres de la normalité.
Fondements théoriques et ancrage épistémologique du cadre d'analyse
La construction de notre cadre d'analyse, articulé autour de quatre axiomes opérationnels (compétence locale, symétrie cognitive, réfraction contextuelle, complémentarité heuristique), ne procède pas ex nihilo. Elle repose sur un ancrage théorique solide et une cohérence épistémologique rigoureuse, puisant principalement ses racines dans l'ethnométhodologie, tout en intégrant les apports de dialogues fructueux avec des courants sociologiques voisins. Cette section vise à expliciter cet ancrage en démontrant comment chaque axiome prolonge et opérationnalise un principe fondateur de la sociologie praxéologique.
L'objectif est de valider la robustesse de notre démarche en la situant au sein des traditions qui étudient la production locale de l'ordre social et du sens commun. Pour clarifier la filiation de chaque axiome, le tableau suivant détaille la correspondance entre nos principes opérationnels et les concepts sociologiques dont ils sont directement issus.
Tableau 2 : Correspondance épistémologique entre les axiomes opérationnels et leurs fondements sociologiques
Axiome opérationnel proposé Principe fondateur et auteurs de référence Justification de la filiation conceptuelle 1. Principe de compétence locale Indexicalité et Accountability (méthodes des membres)
(Harold Garfinkel)Correspondance directe. L'axiome est une application directe du principe central de Garfinkel : toute description est un accomplissement pratique, local et indexical (inséparable de son contexte), dont la rationalité est endogène aux méthodes employées par les membres pour la produire. 2. Principe de symétrie cognitive Indifférence ethnométhodologique (Garfinkel) et Principe de symétrie (Programme fort)
(David Bloor)Correspondance renforcée. L'axiome s'appuie sur l'« indifférence » de Garfinkel (suspendre le jugement sur la vérité/rationalité d'un compte rendu) et la prolonge via le principe de symétrie de Bloor, qui impose d'expliquer les croyances « vraies » et « fausses » avec les mêmes outils. Il s'agit d'une symétrie praxéologique : tous les accomplissements de sens sont étudiés avec la même rigueur. 3. Principe de réfraction contextuelle Chaînage indexical et Chaînes de référence
(Bruno Latour, Michael Lynch)Synthèse conceptuelle. Cet axiome fusionne l'indexicalité de Garfinkel avec les travaux de Latour et Lynch (lui-même ethnométhodologue) sur les « chaînes de référence ». Il postule que chaque étape de la transformation d'une donnée (du témoin au média) la ré-indexe dans un nouveau contexte, modifiant ainsi son sens. Le terme de « chaînage indexical » capture cette dynamique de transformation séquentielle. 4. Principe de complémentarité heuristique Multistabilité (Garfinkel) et Analyse des cadres (Frame analysis)
(Erving Goffman)Association complémentaire. L'axiome combine deux perspectives puissantes. L'analyse des cadres de Goffman fournit l'outil pour décrire comment les acteurs définissent une situation (« qu'est-ce qui se passe ici ? »). La notion de multistabilité, observable dans les expériences de rupture de Garfinkel, justifie l'idée qu'un même phénomène peut supporter plusieurs cadres d'interprétation stables mais distincts (physique, psychologique, social), sans qu'aucun ne soit réductible à un autre. Comme l'illustre ce tableau, le cadre proposé ne se contente pas de puiser dans une seule tradition, mais organise une synthèse délibérée entre des approches théoriquement compatibles. L'association de Garfinkel, Bloor, Latour et Goffman n'est pas éclectique ; elle révèle une sensibilité analytique commune, centrée sur la description des pratiques concrètes par lesquelles les acteurs construisent, négocient et stabilisent la réalité.
Il en résulte un outil d'analyse non seulement épistémologiquement valide, mais surtout heuristiquement fécond. Il transforme des principes théoriques en une grille de lecture opérationnelle, permettant d'aborder les phénomènes de rupture de sens non pas comme des objets à valider ou invalider, mais comme des accomplissements pratiques à décrire dans toute leur complexité.
3.2.2. Clarification du problème de l'indexicalité
L'un des concepts centraux de l'ethnométhodologie, et donc de notre paradigme, est l'indexicalité. Ce phénomène, où la signification d'une expression ("je", "ici", "rapide") dépend entièrement de son contexte de production, pose un défi méthodologique. Le "problème de l'indexicalité" réside dans le fait que chaque mot possède à la fois un sens général, trans-situationnel, et un sens unique, spécifique à chaque situation d'usage. L'ethnométhodologie postule qu'il est illusoire de vouloir remplacer ces expressions indexicales par des définitions "objectives", car cela reviendrait à ignorer la nature même du langage comme accomplissement pratique.
Notre paradigme ne cherche donc pas à "résoudre" ce problème en l'éliminant, mais à le "gérer" par un effort pédagogique et une rigueur méthodologique constants. Pour limiter les ambiguïtés, ce rapport s'efforce d'expliciter systématiquement le contexte d'usage de ses termes clés. Plutôt que de viser des "formulations universelles de l'universel", notre effort se concentre sur la clarification du lien entre chaque concept et le cadre théorique spécifique dans lequel il est employé.
Chapitre 3.3 : Procédures et modèles pour une praxéologie de l'anomalie
Ces axiomes ne sont pas de simples déclarations philosophiques. Ils permettent de construire une praxéologie (une théorie de l'action pratique) pour l'enquête et l'analyse.
3.3.1. La nouvelle dialectique expert/profane
Dans ce paradigme, le statut de l'« expert » est radicalement redéfini. L'expert n'est plus celui qui détient la vérité (le scientifique qui vient "expliquer" au profane ce qu'il a "vraiment" vu). L'expert devient un maïeuticien, un spécialiste des processus de communication et de mise en sens. Son rôle est d'aider le « profane » (le témoin, qui est en réalité l'expert incontestable de sa propre expérience) à déplier son vécu de la manière la plus riche et la moins déformée possible. Cette inversion de la posture est cruciale : elle restaure la dignité épistémique du témoin et transforme l'enquête en une collaboration plutôt qu'en un interrogatoire.
3.3.2. Le protocole d'enquête "context-aware" (conscient du contexte)
Un protocole d'enquête fondé sur notre axiomatique se déroulerait en trois phases distinctes et rigoureuses :
Phase 1 : L'immersion contextuelle (Axiome 3). Avant même de rencontrer le témoin, l'enquêteur réalise une analyse approfondie du contexte : histoire locale, mythes régionaux, folklore, actualité médiatique, tensions socio-économiques, conditions météorologiques et astronomiques précises. Il pratique l'épochè phénoménologique en suspendant ses propres hypothèses pour s'imprégner du "monde de la vie" dans lequel le PRS a émergé.
Phase 2 : L'accompagnement phénoménologique (Axiome 1). L'entretien avec le témoin est mené comme une exploration collaborative. L'enquêteur utilise des questions ouvertes, non directives, et se concentre sur la capture de l'expérience vécue. Il prend note non seulement du contenu sémantique du récit, mais aussi des hésitations, des métaphores, du langage corporel, du rythme de la parole — tous ces éléments qui constituent la "compétence" du témoin à décrire l'indicible.
Phase 3 : L'analyse mosaïque (Axiomes 2 & 4). Le matériau collecté (récits, traces physiques, données contextuelles) n'est pas réduit à une seule conclusion. Il est disposé comme une mosaïque et analysé simultanément à travers plusieurs lentilles complémentaires :
Lentille cognitive : Quels biais potentiels ? Quelle charge attentionnelle ? Quel état de stress ?
Lentille physique : Les traces sont-elles compatibles avec des phénomènes connus ? Quelles sont les contraintes physiques de l'observation (angles, distances, etc.) ?
Lentille narrative : Quelle est la structure du récit ? À quels archétypes culturels se rattache-t-il ?
Lentille systémique : Comment le récit a-t-il été affecté par les premières interactions sociales et les boucles de rétroaction ?
Le but n'est pas de produire une réponse unique ("c'était X"), mais une cartographie de la complexité de l'événement.
3.3.3. Vers un modèle de traitement de l'information transdisciplinaire
Enfin, ce paradigme permet d'envisager un modèle de traitement de l'information qui dépasse les schémas linéaires de l'« Ufosystémique ». Au lieu d'un organigramme, il faudrait imaginer une plateforme de données multi-couches.
Couche 1 : Données phénoménologiques. Contient les récits bruts, les transcriptions, les descriptions d'expérience, avec un maximum de détails sur le vécu subjectif.
Couche 2 : Données contextuelles. Contient toutes les informations sur l'environnement physique, social et culturel de l'événement.
Couche 3 : Données analytiques. Contient les analyses produites par les différents spécialistes (physiciens, psychologues, sociologues, etc.) sur les données des couches 1 et 2.
Un tel modèle permettrait de poser des questions véritablement transdisciplinaires : « Existe-t-il une corrélation entre un certain type de récit phénoménologique (Couche 1), un certain contexte socio-économique (Couche 2), et une certaine signature physique (Couche 3) ? ». Le système ne chercherait plus des causes linéaires, mais des patrons de résonance à travers les différentes couches de la réalité. Il deviendrait un outil pour visualiser la complexité, un instrument au service d'une nouvelle science, enfin équipée pour dialoguer avec l'inconnu sans chercher à le réduire prématurément au connu.
Partie 4 : Synthèse et tableaux synoptiques
Cette quatrième partie a pour vocation de proposer une synthèse de l'itinéraire intellectuel parcouru au sein de ce rapport. Elle vise à consolider les concepts développés et à offrir une vision synoptique des déplacements paradigmatiques opérés. En suivant le fil de notre argumentation, de la déconstruction du modèle initial à la proposition d'un cadre transdisciplinaire opérationnel, cette section a pour but de fournir au lecteur une clé de lecture claire et structurée de l'édifice théorique que nous avons construit. À travers une synthèse narrative et une série de tableaux comparatifs, nous allons cristalliser la transition d'une science de l'objet à une science de la construction de la réalité.
Chapitre 4.1 : Itinéraire intellectuel : de la critique à la refondation
Notre démarche s'est déroulée en trois phases logiques, constituant un parcours de la critique à la refondation paradigmatique.
La déconstruction (Partie 1) : Notre point de départ fut une analyse critique du modèle « Ufosystémique ». Nous avons démontré que cette approche, bien que structurée, reposait sur des fondations épistémologiques fragiles : un postulat objectiviste (le « stimulus »), une cybernétique de premier ordre ignorant l'observateur, et une vision linéaire d'un processus en réalité circulaire. Cette analyse a révélé que le modèle décrivait moins le phénomène OVNI que les rituels d'une communauté cherchant à produire un discours scientifiquement légitime. Cette étape était nécessaire pour exposer les limites du cadre existant et justifier la nécessité d'un changement radical de perspective.
La reconstruction (Partie 2) : Sur les ruines de cette critique, nous avons érigé une nouvelle architecture théorique : la Noétique des Anomalies. Le geste fondamental a été de déplacer l'objet de l'enquête de l'OVNI vers le Phénomène de Rupture de Sens (PRS). En nous appuyant sur la phénoménologie, la cybernétique de second ordre et la biologie de la cognition, nous avons proposé un méta-modèle à trois niveaux (cognitif, ethno-systémique, socio-mémétique) permettant d'analyser la trajectoire complète de l'anomalie, de l'expérience vécue à l'artefact culturel.
L'opérationnalisation (Partie 3) : Enfin, nous avons traduit cette théorie en un paradigme opérationnel. Nous avons défini une axiomatique rigoureuse (compétence locale, symétrie, réfraction, complémentarité) et des protocoles d'enquête concrets. Cette dernière étape a permis de transformer une architecture conceptuelle en une praxéologie : une méthode d'action pratique pour une nouvelle génération de chercheurs, redéfinissant la dialectique expert/profane et visant non plus la certitude, mais la cartographie de la complexité.
Chapitre 4.2 : Tableaux comparatifs
Les tableaux suivants ont pour but de visualiser les déplacements conceptuels et méthodologiques opérés tout au long de ce rapport.
Tableau 1 : Comparaison paradigmatique
Tableau 2 : Synthèse des nouveaux axes de recherche
Tableau 3 : Évolution des concepts clés
Conclusion : Forger de nouveaux yeux
Ce rapport a entrepris un parcours en trois temps, un itinéraire intellectuel qui nous a menés de la déconstruction d'un modèle systémique louable mais limité, à la construction d'un méta-modèle théorique, pour enfin aboutir à la proposition d'un paradigme opérationnel concret et rigoureux. Le fil rouge de ce trajet, qui sous-tend chaque chapitre et chaque argument, est un déplacement fondamental, un pivot épistémologique : celui qui nous fait passer de l'obsession de l'objet (l'OVNI, en tant qu'entité externe à identifier) à l'intelligence de l'événement (le Phénomène de Rupture de Sens, en tant que processus co-construit à analyser).
La déconstruction initiale du modèle « Ufosystémique » n'était pas une critique de surface, mais une dissection de ses fondations positivistes. Nous avons démontré que son postulat d'un « stimulus » objectif était une inversion de la production du sens et que sa méthodologie, prisonnière d'une cybernétique de premier ordre, ne pouvait que décrire les opérations réflexives d'une communauté cherchant à se légitimer, sans jamais atteindre la nature du phénomène vécu. Cette critique nous a permis d'établir non pas que le modèle était faux, mais qu'il était un symptôme, un exemple parfait de « solution tentée » qui, en cherchant à cartographier le réel, ne faisait que renforcer les règles du jeu de sa propre construction de la réalité.
Sur cette base, nous avons érigé une architecture transdisciplinaire, la Noétique des Anomalies, dont l'ambition est de fournir un cadre pour une science de la conscience confrontée à ses propres limites. En redéfinissant l'anomalie comme une rupture autopoïétique, soit une crise dans le processus même de maintenance de l'identité et du monde énacté par un système cognitif, nous avons pu développer un modèle d'analyse à trois niveaux (cognitif, ethno-systémique, socio-mémétique) qui respecte la complexité de l'événement. Ce cadre ne cherche plus à répondre à la question « Qu'est-ce que l'OVNI ? », mais à la question bien plus fondamentale et empiriquement accessible : « Que révèle le phénomène OVNI sur les mécanismes de construction, de défense et de potentielle dissolution de la réalité humaine ? »
Enfin, la proposition d'un paradigme opérationnel, fondé sur une axiomatique de la compétence locale, de la symétrie cognitive, de la réfraction contextuelle et de la complémentarité heuristique, transforme cette architecture théorique en une praxéologie : une pratique concrète de l'enquête. Notre proposition ne vise donc pas à discréditer l'enquête de terrain, l'analyse physique ou le recueil de témoignages. Au contraire, elle vise à les enrichir et à les refonder en les rendant réflexifs. Le nouveau paradigme n'est pas une « solution » à l'énigme des OVNIs ; c'est une invitation à poser de meilleures questions. Il transforme l'enquêteur en un ethnographe de l'inconnu, et l'analyste en un architecte de la complexité, tous deux conscients que chaque acte d'observation est une intervention qui modifie le système observé. Il refonde la relation entre experts et profanes sur une base de collaboration maïeutique, reconnaissant le témoin comme l'expert de son expérience vécue.
La véritable exploration, comme l'a suggéré Marcel Proust, ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux. Ce rapport n'est pas une carte de territoires inconnus ; c'est un manuel pour forger ces nouveaux yeux. Ces yeux ne sont autres que les lentilles conceptuelles et méthodologiques de la phénoménologie, de l'ethnométhodologie, de la cybernétique de second ordre et de la biologie de la cognition. Ils nous permettent de voir non plus des "objets" dans un monde préexistant, mais le processus incessant et fragile par lequel le monde lui-même est continuellement mis au jour. En se saisissant de l'anomalie la plus déroutante, ce nouveau paradigme nous offre une opportunité sans pareille de nous observer nous-mêmes, en tant qu'espèce, dans l'acte sublime et parfois désespéré de créer du sens là où il semble n'y en avoir aucun.
LEXIQUE THEMATIQUE
Concepts fondamentaux : la redéfinition de l'anomalie
1. Phénomène de Rupture de Sens (PRS)
Définition : Un événement qui ne peut être intégré dans le monde de la vie d'un individu ou d'un groupe via les schémas de typification disponibles, provoquant une crise cognitive et une cascade de réajustements sociaux et narratifs.
Explication et rôle dans l'argumentaire : Ce concept est la pierre angulaire de notre rapport. Il opère le déplacement fondamental de l'objet d'étude : de l'« OVNI » (une chose externe et objective) au PRS (un événement relationnel et co-construit). Sa formalisation a émergé de la critique du « stimulus » dans le modèle « Ufosystémique ». Alors que le « stimulus » est postulé comme une cause externe, le PRS est défini comme l'expérience vécue de l'effondrement de la capacité à donner du sens. Il n'est pas l'anomalie elle-même, mais la réaction du système cognitif et social à l'anomalie.
Implications : En se concentrant sur le PRS, notre paradigme se dote d'un objet d'étude empiriquement accessible (les récits, les comportements, les processus sociaux) sans avoir à se prononcer sur la nature ontologique de la cause première de la rupture. Il transforme un problème métaphysique (« qu'est-ce que l'OVNI ? ») en une question scientifique analysable (« comment une rupture de sens est-elle vécue, narrée et gérée ? »).
2. Noétique des Anomalies
Définition : Le méta-modèle transdisciplinaire que nous proposons pour l'étude des Phénomènes de Rupture de Sens. Le terme « noétique » (du grec noêsis) est choisi pour souligner que l'objet d'étude est l'acte même de penser et de percevoir lorsqu'il est confronté à ses propres limites.
Explication et rôle dans l'argumentaire : La Noétique des Anomalies est le nom de l'architecture théorique construite dans la Partie 2 du rapport. Elle est la réponse constructive à la déconstruction du modèle « Ufosystémique ». Sa construction s'est faite par l'intégration successive de plusieurs couches paradigmatiques (phénoménologie, ethnométhodologie, cybernétique, biologie de la cognition). Elle fonctionne comme un cadre organisateur qui articule les trois niveaux d'analyse (cognitif, ethno-systémique, socio-mémétique) et les quatre axiomes opérationnels.
Implications : Ce cadre fournit une structure cohérente pour une recherche qui, autrement, serait éclatée entre des disciplines incommensurables. Il légitime une approche qui prend au sérieux l'expérience subjective tout en la soumettant à une analyse rigoureuse, et qui étudie les processus sociaux sans réduire l'événement à une simple construction sociale.
3. Monde de la Vie (Lebenswelt)
Définition : Concept emprunté à la phénoménologie (Husserl, Schutz) désignant la réalité de l'évidence quotidienne, le monde tenu pour acquis par les acteurs sociaux, structuré par un « stock de connaissances » partagé.
Explication et rôle dans l'argumentaire : Dans notre rapport, le Monde de la Vie n'est pas un simple contexte, mais le système opératoire de la normalité. C'est le tissu de certitudes perceptives et de catégories sémantiques que le PRS vient déchirer. L'analyse du Monde de la Vie d'un témoin avant l'événement est une étape méthodologique cruciale de notre paradigme, car c'est seulement en comprenant la structure de la réalité "normale" du sujet que l'on peut mesurer la profondeur et la nature de sa rupture.
Implications : Ce concept nous oblige à abandonner une vision universelle de la réalité pour adopter une approche contextualisée. La rupture n'est pas la même pour un physicien ou pour un chaman, car leur Monde de la Vie respectif est différent. L'analyse devient donc nécessairement comparative et culturellement située.
4. Cascade de Typification Défaillante
Définition : Le processus cognitif, identifié au cœur du PRS, par lequel un sujet tente séquentiellement et sans succès d'appliquer les catégories familières de son stock de connaissances à un phénomène perceptif, jusqu'à l'épuisement de ses schémas interprétatifs.
Explication et rôle dans l'argumentaire : Cette expression a été formalisée dans la Partie 1 pour donner un contenu technique et opérationnel à l'idée de « rupture de sens ». Elle décrit la micro-dynamique du « moment-zéro » de l'anomalie. C'est l'échec de cette cascade qui produit l'événement en tant qu'« inexpliqué » et déclenche la crise cognitive. C'est le mécanisme qui transforme un simple percept (une lumière) en un problème (un OVNI).
Implications : Ce concept a une implication méthodologique directe : l'entretien phénoménologique (Niveau 1 de la Noétique) doit viser à reconstituer cette cascade de typification défaillante. Les questions de l'enquêteur doivent chercher à déplier les hypothèses successives que le témoin a formulées et rejetées pendant l'observation.
5. Rupture Autopoïétique
Définition : La définition la plus fondamentale du PRS dans notre rapport, issue de la biologie de la cognition (Maturana & Varela). Elle décrit l'anomalie comme une perturbation environnementale si radicale qu'elle ne peut être intégrée par un système autonome (la conscience) sans menacer sa clôture opérationnelle, c'est-à-dire sa capacité à se maintenir et à se produire lui-même.
Explication et rôle dans l'argumentaire : Ce concept, introduit à la fin de notre élaboration théorique, ancre notre analyse dans une perspective non plus seulement psychologique ou sociale, mais biologique. Le « choc » du témoin n'est plus seulement une émotion, mais une crise de l'autopoïèse, une menace pour l'intégrité même du réseau cognitif qui produit le « soi » et son « monde ». Le témoignage, dans cette perspective, est vu comme une tentative désespérée de ré-énacter un monde pour restaurer la cohérence autopoïétique.
Implications : La notion de rupture autopoïétique offre le niveau d'analyse le plus profond et le plus unificateur du rapport. Elle suggère que l'étude des anomalies extrêmes n'est pas un champ marginal, mais une voie d'accès privilégiée pour comprendre les principes fondamentaux de la conscience et de la vie elle-même.
Paradigme et méthodologie : les outils de l'analyse
1. Axiomatique Opérationnelle
Définition : L'ensemble des quatre principes fondateurs (compétence locale, symétrie cognitive, réfraction contextuelle, complémentarité heuristique) qui gouvernent la pratique de l'enquête et de l'analyse au sein de notre paradigme.
Explication et rôle dans l'argumentaire : Le terme « axiomatique » est employé ici non pas au sens mathématique (vérités indémontrables), mais au sens d'un ensemble de postulats méthodologiques qui garantissent la cohérence et la rigueur de la démarche. « Opérationnelle » souligne que ces principes ne sont pas des déclarations philosophiques abstraites, mais des règles pratiques qui guident concrètement chaque étape du travail de l'enquêteur et de l'analyste. Cette axiomatique, présentée dans la Partie 3, constitue le socle de la praxéologie que nous proposons.
Implications : L'adoption de cette axiomatique opérationnelle contraint le chercheur à une posture de réflexivité constante. Elle l'oblige à se concentrer non pas sur la recherche d'une vérité ontologique (ce qui s'est "réellement" passé), mais sur la description rigoureuse des processus par lesquels une "réalité" est construite, racontée et négociée.
2. Principe de Compétence Locale
Définition : L'axiome qui postule que toute description d'un événement par un acteur (témoin, enquêteur) doit être considérée comme l'accomplissement d'une compétence contextuelle, et non comme le reflet plus ou moins fidèle d'une réalité externe.
Explication et rôle dans l'argumentaire : Ce principe, directement issu de l'ethnométhodologie de Garfinkel, est central pour refonder la dialectique expert/profane. Il s'oppose à une vision où le témoin serait un sujet "naïf" et l'enquêteur un expert "objectif". Au contraire, il affirme que le témoin est un praticien expert dans l'art de donner du sens à son expérience avec les ressources (linguistiques, culturelles) qui sont les siennes.
Implications : Ce principe a une implication méthodologique radicale : l'analyste doit suspendre son jugement pour étudier la rationalité locale de l'acteur. La question n'est plus « A-t-il raison ? » mais « Comment fait-il pour construire un récit intelligible à partir d'une expérience qui ne l'est pas ? ».
3. Principe de Symétrie Cognitive
Définition : L'axiome qui impose d'analyser les mécanismes cognitifs et sociaux qui produisent un récit de "méprise" (expliqué) et ceux qui produisent un récit "authentique" (inexpliqué) avec les mêmes outils conceptuels et sans a priori.
Explication et rôle dans l'argumentaire : Ce principe étend l'« indifférence ethnométhodologique » de Garfinkel et s'inspire du principe de symétrie du Programme Fort en sociologie des sciences (David Bloor). Dans notre rapport, il garantit que l'objet d'étude reste toujours le processus de construction de sens, indépendamment de la validité de sa conclusion.
Implications : Il permet d'éviter l'écueil classique de l'ufologie qui consiste à ne s'intéresser qu'au « résidu inexpliqué ». En étudiant les méprises avec la même rigueur, on en apprend tout autant sur les mécanismes de la perception, de la mémoire et de la narration, ce qui est essentiel pour comprendre l'ensemble du phénomène.
4. Principe de Réfraction Contextuelle
Définition : L'axiome qui postule qu'aucune "donnée" n'est brute, mais qu'elle est toujours déjà transformée et mise en forme par la chaîne des contextes qu'elle traverse.
Explication et rôle dans l'argumentaire : Ce concept a été formalisé pour contrer l'illusion positiviste de la "donnée pure". Il souligne que chaque étape de la trajectoire d'une information (de la perception du témoin à l'article de journal) est une réfraction qui la modifie. Nous avons utilisé l'expression de « chaînage indexical » pour décrire cette transformation séquentielle où le sens de la donnée est constamment ré-indexé sur un nouveau contexte.
Implications : L'objet de l'analyse n'est plus l'artefact isolé (la photo, la trace au sol), mais la trajectoire complète de cet artefact à travers les différents systèmes sociaux (famille, gendarmerie, laboratoire, médias) qui le transforment en "preuve".
5. Principe de Complémentarité Heuristique
Définition : L'axiome qui affirme que face à un PRS, aucune discipline seule ne peut épuiser le sens de l'événement et que leurs perspectives doivent être superposées comme des projections complémentaires d'un phénomène de plus haute dimensionnalité.
Explication et rôle dans l'argumentaire : Ce principe fonde la transdisciplinarité de notre paradigme. Il s'oppose à la guerre des disciplines (ex: psychologie contre physique) en montrant que chaque approche produit une "projection" juste mais incomplète. Il s'inspire de la notion de multistabilité de Garfinkel et de l'analyse des cadres de Goffman.
Implications : La finalité de la recherche n'est plus une explication causale et linéaire ("c'était X"), mais une compréhension topologique de la configuration de l'événement, qui intègre les différentes couches de sens (physique, phénoménologique, interactionnelle, institutionnelle) sans les hiérarchiser.
Systèmes, processus et construction sociale
1. Réflexivité
Définition : Principe, issu de la cybernétique de second ordre et de l'ethnométhodologie, qui postule que l'observateur et ses méthodes font partie intégrante du système qu'ils observent. Par conséquent, toute description d'un système est en réalité une action qui modifie ce système.
Explication et rôle dans l'argumentaire : La réflexivité est un concept central que nous avons mobilisé pour déconstruire le modèle « Ufosystémique ». Nous avons montré que l'enquêteur n'est pas un observateur neutre, mais un acteur dont les questions et les protocoles (sa rationalité locale) participent activement à la production du « cas » qu'il documente. Le système d'enquête ne décrit pas seulement le phénomène, il le façonne.
Implications : Ce principe impose une humilité épistémologique radicale. L'analyste qui utilise notre paradigme doit être constamment conscient de sa propre participation au phénomène qu'il étudie. Il ne peut prétendre à une objectivité extérieure. Son but n'est pas de produire un "modèle de la réalité", mais un "modèle de la modélisation", en rendant compte de ses propres opérations.
2. Cybernétique de Second Ordre
Définition : La cybernétique des systèmes observants, par opposition à la cybernétique de premier ordre qui est la cybernétique des systèmes observés. Elle se concentre sur la boucle de rétroaction incluant l'observateur lui-même.
Explication et rôle dans l'argumentaire : Ce concept, théorisé par Heinz von Foerster, fournit le cadre épistémologique de notre rapport. Il justifie le passage d'un modèle comme l'« Ufosystémique » (premier ordre), qui cartographie un système de l'extérieur, à notre paradigme (second ordre), qui s'inclut dans son propre champ d'analyse. La célèbre formule de von Foerster, « l'objectivité est l'illusion que les observations peuvent être faites sans observateur », est un leitmotiv de notre démarche.
Implications : La cybernétique de second ordre introduit la notion de responsabilité : si nous sommes co-créateurs de la réalité que nous décrivons, nous sommes responsables des mondes que nos descriptions font advenir. Cela a des implications éthiques profondes pour la pratique de l'enquête.
3. Auto-poïèse
Définition : Concept issu de la biologie théorique (Maturana & Varela) décrivant un système qui se produit et se maintient continuellement lui-même, définissant ainsi sa propre identité et ses propres frontières par sa clôture opérationnelle.
Explication et rôle dans l'argumentaire : Nous avons importé ce concept pour modéliser non seulement les organismes vivants, mais aussi les systèmes sociaux et cognitifs (comme la conscience d'un témoin ou l'identité d'un groupe de recherche). L'auto-poïèse explique pourquoi ces systèmes ne sont pas "instruits" par leur environnement, mais seulement "perturbés" par lui. Leurs réactions sont déterminées par leur propre structure. Le groupe "sceptique" et le groupe "croyant" ne réagissent pas différemment à la même "donnée" parce qu'ils l'interprètent différemment, mais parce que leur organisation auto-poïétique respective ne peut la traiter que d'une seule manière pour maintenir sa propre cohérence.
Implications : Comprendre les acteurs comme des systèmes auto-poïétiques permet de déplacer l'analyse. La question n'est plus « Qui a raison ? », mais « Comment cette croyance ou ce déni sert-elle à maintenir l'identité et l'intégrité de ce système ? ».
4. Énaction
Définition : Théorie de la cognition (Varela, Thompson, Rosch) qui postule que la cognition n'est pas la représentation d'un monde préexistant, mais un « faire-émerger » un monde de signification à travers l'activité sensori-motrice d'un système autonome.
Explication et rôle dans l'argumentaire : L'énaction est le processus qui sous-tend la construction du Monde de la Vie. Notre réalité n'est pas un film que nous regardons, mais un monde que nous énactons à chaque instant par notre couplage avec l'environnement. Le PRS est alors défini comme une faillite de l'énaction : une situation où les actions ne produisent plus les perceptions attendues, où le couplage est brisé, laissant le sujet « sans monde » à portée de main.
Implications : Ce concept a des conséquences majeures pour l'analyse des témoignages. Il suggère que le récit d'un témoin n'est pas la description d'un "objet", mais la description d'une rupture dans son processus d'énaction du réel. L'enquête doit donc se focaliser sur les actions et les perceptions, et la manière dont leur lien habituel a été brisé.
5. Rationalité Locale
Définition : Concept, central en ethnométhodologie, qui désigne le système de sens, les méthodes de raisonnement et les critères de validation qui sont cohérents et fonctionnels au sein d'un contexte ou d'un groupe social spécifique (une ethnoculture), mais qui ne sont pas universels.
Explication et rôle dans l'argumentaire : Nous avons utilisé ce concept pour décrire les différentes communautés ufologiques (« techno-physicaliste », « psycho-conscientielle », etc.). Le rapport insiste sur le fait que la rationalité locale n'est pas une forme dégradée de la rationalité scientifique, mais un accomplissement pratique à part entière. La science elle-même est une forme de rationalité locale avec ses propres règles et critères.
Implications : Reconnaître l'existence de multiples rationalités locales incommensurables fonde notre projet de transdisciplinarité endogène. L'objectif n'est pas d'imposer une rationalité sur les autres, mais de créer des protocoles de traduction entre elles, ce qui constitue une tâche méthodologique centrale de notre paradigme.
Résultats et posture analytique
1. Trajectoire de Réfraction
Définition : Le parcours complet d'une "donnée" (un récit, une trace) à travers les différents contextes sociaux, techniques et médiatiques qui la transforment séquentiellement.
Explication et rôle dans l'argumentaire : Ce concept, qui découle directement de notre Axiome de Réfraction Contextuelle, est essentiel pour opérationnaliser l'analyse. Il s'oppose à l'idée qu'une "preuve" est un objet stable. Nous avons formalisé que la "donnée" est un processus. Par exemple : une trace au sol (contexte physique) est décrite par un témoin (contexte cognitif), prélevée par un enquêteur (contexte méthodologique), analysée par un laboratoire (contexte technique), mise en récit dans un rapport (contexte narratif), puis diffusée par un média (contexte culturel). Chacune de ces étapes est une réfraction qui altère et enrichit le sens de l'artefact initial.
Implications : L'objet de l'étude n'est plus la trace elle-même, mais la trajectoire de réfraction dans sa totalité. L'analyste doit agir comme un anthropologue des sciences et techniques (à la manière de Bruno Latour) en suivant la "donnée" de contexte en contexte pour cartographier ses transformations successives.
2. Cartographie de la Complexité
Définition : Le produit final et l'objectif méthodologique d'une enquête menée selon notre paradigme. Il ne s'agit pas d'un rapport concluant sur la nature de l'anomalie, mais d'une monographie multi-niveaux et multi-perspectives qui représente la richesse et l'ambiguïté de l'événement.
Explication et rôle dans l'argumentaire : Cette notion a été introduite pour remplacer l'objectif traditionnel de "résolution de l'énigme". Une cartographie de la complexité intègre les analyses des trois niveaux de la Noétique des Anomalies : elle documente l'expérience vécue (Niveau 1), la négociation sociale du récit (Niveau 2), et sa diffusion culturelle (Niveau 3). Elle superpose les différentes "projections" issues des disciplines (physique, psychologie, etc.) sans chercher à les réduire les unes aux autres, conformément à l'Axiome de Complémentarité Heuristique.
Implications : Le chercheur n'est plus un juge qui tranche entre "vrai" et "faux", mais un cartographe qui documente un territoire inconnu. Ce "livrable" est intellectuellement plus honnête, car il respecte l'incertitude fondamentale de l'anomalie au lieu de la réduire prématurément au connu. Il informe autant sur les limites de notre connaissance que sur le phénomène lui-même.
3. Transdisciplinarité Endogène
Définition : Une approche de la collaboration interdisciplinaire qui ne se contente pas de juxtaposer des experts de différentes disciplines, mais qui naît de la reconnaissance des différentes rationalités locales (ethnocultures) comme des champs d'expertise légitimes et vise à créer des protocoles de traduction entre elles.
Explication et rôle dans l'argumentaire : Nous avons formalisé ce concept pour surmonter l'incommensurabilité qui paralyse historiquement l'ufologie. La transdisciplinarité endogène s'oppose à une approche "exogène" où la rationalité scientifique serait imposée de l'extérieur. Elle postule que le dialogue doit émerger de l'intérieur du phénomène social lui-même, en prenant au sérieux la logique du "techno-physicaliste", du "psycho-conscientiel" et du "socio-conspirationniste".
Implications : La mise en œuvre de cette approche est un défi méthodologique majeur. Elle requiert la création d'espaces de dialogue où les acteurs peuvent expliciter les règles de leur propre rationalité locale et où l'analyste agit comme un médiateur et un traducteur. C'est une condition sine qua non pour aboutir à une cartographie de la complexité véritablement intégrée.
4. Praxéologie
Définition : Une théorie de l'action pratique. Dans le cadre de notre rapport, ce terme désigne l'ensemble des procédures, des modèles et de la posture éthique (la nouvelle dialectique expert/profane) qui constituent la mise en œuvre concrète de notre paradigme.
Explication et rôle dans l'argumentaire : La Partie 3 de notre rapport ne se contente pas de proposer une axiomatique ; elle débouche sur une praxéologie. Elle répond à la question : "Concrètement, comment fait-on ?". Elle décrit le protocole d'enquête "context-aware", la posture du chercheur comme maïeuticien, et le modèle de traitement de l'information en couches.
Implications : La finalité de notre rapport n'est pas seulement de proposer une nouvelle théorie, mais de fonder une nouvelle pratique. La praxéologie est ce qui rend le paradigme opérationnel et transmissible, permettant de former une nouvelle génération de chercheurs capables de naviguer la complexité des anomalies avec rigueur et réflexivité.
Bibliographie
Bibliographie commentée et organisée par thèmes
I. Ethnométhodologie et sociologie de la connaissance
- CICOUREL, Aaron V. (1974). Cognitive Sociology: Language and Meaning in Social Interaction. Free Press.
- note : Référence clé pour articuler l'ethnométhodologie avec les sciences cognitives, justifiant l'analyse des processus de catégorisation et d'inférence que le MOE étudie comme des accomplissements pratiques.
- FORNEL, Michel de, OGIEN, Albert, & QUÉRÉ, Louis (dir.). (2001). L'ethnométhodologie : Une sociologie radicale. La Découverte.
- note : Ouvrage collectif essentiel pour situer l'ethnométhodologie dans le paysage intellectuel francophone et pour approfondir les dimensions critiques du programme de Garfinkel.
- GARFINKEL, Harold. (1967). Studies in Ethnomethodology. Prentice-Hall. (Trad. fr. Recherches en ethnométhodologie. PUF, 2007).
- note : Œuvre fondatrice et source primaire pour les concepts centraux du MOE : l'accountability, l'indexicalité, la réflexivité et la méthode documentaire d'interprétation.
- GARFINKEL, Harold. (2002). Ethnomethodology's Program: Working Out Durkheim's Aphorism. Édité par Anne Warfield Rawls, Rowman & Littlefield.
- note : Permet d'ancrer l'ambition du rapport dans une sociologie rigoureuse, en montrant que l'étude des pratiques concrètes est une réponse à des questions sociologiques fondamentales.
- HERITAGE, John. (1984). Garfinkel and Ethnomethodology. Polity Press.
- note : Fournit une clarification et une systématisation de la pensée de Garfinkel, essentielle pour rendre les concepts du MOE accessibles et opérationnels.
- LATOUR, Bruno & WOOLGAR, Steve. (1988). La Vie de laboratoire : La Production des faits scientifiques. La Découverte. (Éd. originale 1979).
- note : Ouvrage clé de l'anthropologie des sciences, mobilisé pour le principe de symétrie cognitive et l'analyse de la co-construction des "faits" sur le terrain.
- LIVINGSTON, Eric. (1987). The Ethnomethodological Foundations of Mathematics. Routledge & Kegan Paul.
- note : Démonstration magistrale de l'application de l'ethnométhodologie à un domaine de rationalité "pure", justifiant l'ambition du MOE d'étudier toute forme de rationalité locale, y compris scientifique.
- LYNCH, Michael. (1993). Scientific practice and ordinary action: ethnomethodology and social studies of science. Cambridge University Press.
- note : Développe l'application de l'ethnométhodologie à l'étude des pratiques scientifiques, renforçant la base méthodologique du MOE.
- SCHUTZ, Alfred. (1987). Le Chercheur et le quotidien. Méridiens Klincksieck.
- note : Source fondamentale pour le concept phénoménologique de "monde de la vie" (Lebenswelt), utilisé dans l'analyse de la rupture de sens (PRS) qui est au cœur du MCEI.
II. Biologie de la cognition, énaction et phénoménologie
- DEPRAZ, Natalie, VARELA, Francisco J., & VERMERSCH, Pierre. (2003). On Becoming Aware: A Pragmatics of Experiencing. John Benjamins Publishing.
- note : Justifie et détaille la méthodologie de l'entretien d'explicitation et l'approche neurophénoménologique, centrales pour la pratique du MOE au Niveau III (Pratique neurophénoménologique).
- HUSSERL, Edmund. (1950). Idées directrices pour une phénoménologie et une philosophie phénoménologique pures. Gallimard.
- note : Référence philosophique fondatrice pour justifier l'usage du terme "noétique" et l'approche centrée sur l'expérience vécue et les actes de la conscience.
- MATURANA, Humberto R., & VARELA, Francisco J. (1980). Autopoiesis and Cognition: The Realization of the Living. D. Reidel Publishing Company.
- note : Texte séminal définissant le concept d'auto-poïèse, au cœur de l'analyse de la rupture cognitive dans le MCEI.
- MATURANA, Humberto R., & VARELA, Francisco J. (1992). L'arbre de la connaissance. Addison-Wesley. (Éd. originale 1984).
- note : Ouvrage de synthèse essentiel pour comprendre les concepts de couplage structurel et les fondements biologiques de la cognition qui sous-tendent l'analyse autopoïétique (Niveau I).
- PETITOT, Jean, VARELA, Francisco J., PACHOUD, Bernard, & ROY, Jean-Michel (dir.). (1999). Naturaliser la phénoménologie : Essais sur la phénoménologie contemporaine et les sciences cognitives. CNRS Éditions.
- note : Collection d'articles qui ancre la pertinence de la phénoménologie (et donc de la "noétique") dans le champ des sciences cognitives contemporaines, validant l'approche interdisciplinaire du rapport.
- VARELA, Francisco J. (1996). Invitation aux sciences cognitives. Seuil.
- note : Présente de manière accessible les concepts de l'énaction et de la cognition incarnée, rendant la base théorique du MCEI compréhensible pour un public plus large.
- VARELA, Francisco J., THOMPSON, Evan, & ROSCH, Eleanor. (1991). The Embodied Mind: Cognitive Science and Human Experience. MIT Press. (Trad. fr. L'Inscription corporelle de l'esprit. Seuil, 1993).
- note : Référence centrale pour la théorie de l'énaction (la cognition comme action incarnée), qui fonde l'analyse du "monde vécu" et de sa rupture dans le MCEI (Niveau II).
III. Systémique, cybernétique et école de Palo Alto
- BATESON, Gregory. (1977 & 1980). Vers une écologie de l'esprit, Tomes 1 & 2. Seuil.
- note : Œuvre majeure pour comprendre les concepts de niveaux logiques, de paradoxe et l'approche systémique des interactions, utilisée pour analyser le "jeu" social autour de l'anomalie.
- MARC, Edmond, & PICARD, Dominique. (2015). L'école de Palo Alto. PUF, coll. « Que sais-je ? ».
- note : Fournit une synthèse claire des concepts de l'école de Palo Alto, utile pour l'analyse des dynamiques sociales dans la praxéologie du MOE.
- SEGAL, Lynn. (1986). The Dream of Reality: Heinz Von Foerster's Constructivism. W. W. Norton & Company.
- note : Ouvrage essentiel pour comprendre la philosophie constructiviste de von Foerster et son articulation avec la thérapie brève, éclairant la notion de "réalité inventée".
- VON FOERSTER, Heinz. (1981). Observing Systems. Intersystems Publications.
- note : Source primaire pour la cybernétique de second ordre, justifiant la nécessité d'une posture réflexive pour l'enquêteur et l'analyse de l'observateur comme partie intégrante du système.
- WATZLAWICK, Paul, BEAVIN, Janet Helmick, & JACKSON, Don D. (1972). Une logique de la communication. Seuil.
- note : Ouvrage fondateur de l'école de Palo Alto, essentiel pour l'analyse de la dynamique sociale comme un "jeu" communicationnel et pour décrypter les interactions enquêteur-témoin.
- WATZLAWICK, Paul, WEAKLAND, John H., & FISCH, Richard. (1975). Changements : Paradoxes et psychothérapie. Seuil.
- note : Théorise la notion de "solution tentée", cruciale pour l'analyse critique du modèle "ufosystémique" et pour comprendre comment les communautés maintiennent leurs problèmes.
- WATZLAWICK, Paul (dir.). (1988). L'Invention de la réalité : Contributions au constructivisme. Seuil.
- note : Ancre la perspective du rapport dans le constructivisme radical, où la réalité est vue comme une construction sociale et communicationnelle.
- WINKIN, Yves (dir.). (1981). La Nouvelle Communication. Seuil.
- note : Anthologie de référence qui met en perspective les travaux de l'école de Palo Alto et les relie à d'autres approches (comme celle de Goffman), enrichissant l'analyse des interactions sociales.
IV. Épistémologie de la complexité et transdisciplinarité
- KUHN, Thomas S. (1983). La Structure des révolutions scientifiques. Flammarion. (Éd. originale 1962).
- note : Référence indispensable pour les concepts de "paradigme", de "science normale" et d'"anomalie", utilisés pour analyser le statut pré-paradigmatique de l'ufologie et l'ambition fondatrice du rapport.
- LE MOIGNE, Jean-Louis. (1995). Les Épistémologies constructivistes. PUF, coll. « Que sais-je ? ».
- note : Apporte un éclairage sur les différentes facettes du constructivisme, permettant de situer précisément la position épistémologique du rapport.
- MORIN, Edgar. (1990). Introduction à la pensée complexe. ESF éditeur.
- note : Soutient l'approche du rapport qui vise à relier les concepts plutôt qu'à les isoler, en accord avec les principes de la pensée complexe.
- NICOLESCU, Basarab. (1996). La Transdisciplinarité, manifeste. Éditions du Rocher.
- note : Fournit la définition de référence de la transdisciplinarité, que le rapport discute et enrichit avec l'apport de l'ethnométhodologie pour la rendre opérationnelle.