Résumé
Ce rapport de recherche retrace l'élaboration et formalise la définition d'un nouveau paradigme d'enquête pour l'étude des phénomènes anormaux : le module opérationnel ethnométhodologique (MOE). En documentant l'intégralité d'un dialogue transdisciplinaire, ce document expose la trajectoire épistémologique qui a mené d'une critique des modèles systémiques-informationnels classiques à la construction d'un cadre d'analyse sociocognitif incarné et opérationnel. Le rapport détaille la cascade d'intégrations conceptuelles successives — la phénoménologie de la rupture, la pragmatique de la communication de Palo Alto, la biologie de l'autopoïèse de Varela et Maturana, et enfin, l'ethnométhodologie de Garfinkel — qui ont transformé un modèle explicatif (le MCEI) en une méthodologie de terrain (le MOE). Il en définit les principes fondamentaux (indifférence, travail, accountability), la boîte à outils analytique, et démontre ses potentialités présentes et futures à travers l'application à des cas complexes (Roswell, Rendlesham, Malmstrom, Nimitz, Prato). Le MOE est ainsi présenté comme une avancée méthodologique majeure, proposant de remplacer la quête stérile de la "vérité" d'un objet par l'enquête empirique sur le travail pratique et observable de la construction de la réalité.
Chapitre 1 : le point de départ - la nécessité d'une rupture épistémologique
1.1. L'impasse du modèle informationnel
Notre enquête a débuté par l'analyse d'un modèle systémique existant,
ufosystemique
. Ce modèle, bien que novateur dans sa tentative de cartographier les acteurs sociaux du phénomène OVNI, restait prisonnier d'un paradigme informationnel classique. Il postulait un "stimulus" externe, une "information" transmise à travers un système, et des acteurs qui la traitent. Cette vision, avons-nous conclu, était une impasse car elle maintenait une séparation artificielle entre le phénomène et l'observateur, et ne pouvait expliquer la dynamique auto-entretenue des controverses.
1.2. La première transition : vers un système cognitif (SCAR-AP)
La première étape de notre élaboration fut de dépasser cette vision en formulant un premier cadre, le SCAR-AP (système cognitif auto-référentiel pour l'analyse des phénomènes anomaux). Ce modèle a opéré une avancée décisive en intégrant le principe de cybernétique de second ordre : l'observateur fait partie du système. Le phénomène n'est plus un objet externe, mais une boucle logique auto-référentielle où les perceptions et les interprétations se nourrissent mutuellement. Cependant, ce modèle, bien que logiquement puissant, restait abstrait, une sorte de "cerveau dans une cuve", sans ancrage dans la biologie ni dans la pratique de terrain.
Chapitre 2 : la cascade des intégrations - l'incarnation du modèle
Pour donner corps au SCAR-AP, nous avons procédé à une série d'intégrations transdisciplinaires, transformant progressivement le modèle en MCEI (modèle cognitif énactif et incarné).
2.1. L'intégration du moteur social : la pragmatique de l'école de Palo Alto
concept : la "tentative de solution est le problème".
apport : cette intégration a fourni le moteur de la dynamique sociale. Elle a permis de comprendre que les controverses persistent non pas malgré les efforts pour les résoudre, mais à cause d'eux. Le témoignage, l'enquête, la réfutation sceptique sont autant de "tentatives de solution" qui, paradoxalement, alimentent le "jeu sans fin" de la controverse.
2.2. L'intégration du substrat biologique : l'autopoïèse et l'énaction
concept : l'autopoïèse (le vivant comme système clos qui se produit lui-même) et l'énaction (la cognition comme action qui fait-émerger un monde).
apport : cette étape a incarné le modèle. La "boucle auto-référentielle" abstraite du SCAR-AP est devenue la conséquence de la clôture opérationnelle de l'organisme vivant. L'expérience anormale n'est plus un "bug" de traitement, mais une crise autopoïétique résolue par un acte énactif : le "faire-émerger" d'un monde où la perturbation peut prendre sens. Le MCEI était né, un modèle explicatif complet de la genèse biologique et cognitive de l'expérience.
Chapitre 3 : la finalisation - du modèle explicatif à l'outil d'enquête (MOE)
Le MCEI, bien que puissant, restait une théorie. La dernière et décisive étape fut de le rendre opérationnel en lui adjoignant le module opérationnel ethnométhodologique (MOE), basé sur les travaux de Harold Garfinkel.
3.1. Le MOE : définition et principes
Le MOE est la conversion du MCEI en un protocole d'enquête de terrain. Il ne s'intéresse pas au "pourquoi" des phénomènes, mais au "comment" observable de l'accomplissement de la réalité.
posture fondamentale : l'indifférence ethnométhodologique. l'enquêteur suspend tout jugement sur la vérité ou la fausseté des récits. Son unique objet d'étude est la méthode par laquelle les acteurs produisent leurs actions comme étant "normales", "factuelles" ou "rationnelles".
concepts clés comme outils d'analyse :
le travail (
work
) : toute activité (témoigner, enquêter, analyser) est traitée comme un travail pratique dont on peut décrire la machinerie.l'accountability (comptabilité sociale) : l'analyse porte sur la manière dont les acteurs rendent leurs actions reconnaissables, descriptibles et justifiables pour autrui.
l'indexicalité : la signification est toujours contextuelle ; le MOE analyse comment les acteurs eux-mêmes produisent le contexte pertinent pour leurs actions.
3.2. La boîte à outils du MOE
l'analyse du travail (
workplace analysis
) : l'ethnographie des pratiques concrètes de production de "faits" (dans un laboratoire, une salle de rédaction, un bureau d'enquête).l'analyse de conversation (CA) : l'analyse micro-sociologique des interactions verbales pour voir comment la réalité est co-construite, moment après moment.
l'analyse de la cognition comme pratique sociale : l'étude de l'usage public du vocabulaire psychologique pour accomplir des identités sociales (le "témoin crédible", le "sceptique rationnel").
Chapitre 4 : les potentialités du MOE - présentes et futures
Nos analyses de cas (Roswell, Rendlesham, Malmstrom, Nimitz, Prato) ont révélé le vaste champ de potentialités du MOE.
4.1. Potentialités actuelles : un nouveau paradigme pour l'analyse de l'anomalie
gestion de la complexité et du secret : le MOE n'est pas bloqué par le secret ou la désinformation ; il en fait son objet d'étude. Il analyse le secret comme une activité observable de gestion des frontières de l'information.
méta-analyse rigoureuse : il offre une méthode pour comparer des cas non pas sur la base de la "qualité" de leurs preuves, mais sur la base de leurs logiques d'accomplissement respectives (Roswell comme mythe archéologique vs. Rendlesham comme schisme institutionnel).
autocritique disciplinaire : il permet à une discipline comme l'ufologie d'analyser son propre rôle en tant qu'acteur co-constructeur de la réalité qu'elle étudie, ouvrant la voie à une pratique plus réflexive et scientifique.
4.2. Potentialités futures : un outil pour l'anticipation stratégique et au-delà
simulation et formation : le MOE peut être utilisé pour créer des scénarios de formation pour des personnels (militaires, civils, politiques) confrontés à des crises d'incertitude radicale. L'objectif n'est pas d'apprendre à "réagir" à l'inconnu, mais à gérer le processus social de construction du sens qui en découle, afin de maintenir la confiance et la cohérence organisationnelle.
extension à d'autres domaines : la méthodologie du MOE est universelle. Elle peut être appliquée à tout domaine où la "réalité" est l'enjeu d'une controverse et d'un travail pratique :
crises financières : comment la "panique" est-elle accomplie dans les salles de marché ?
controverses scientifiques : comment une "découverte" est-elle pratiquement accomplie et validée par une communauté ?
radicalisation et phénomènes sociaux extrêmes : comment une "réalité alternative" est-elle construite et maintenue au sein d'un groupe ?
Conclusion : une science de la fabrique de la réalité
L'élaboration du module opérationnel ethnométhodologique est l'aboutissement d'une trajectoire qui nous a menés de la critique des systèmes à la biologie du vivant, et de la biologie à la pragmatique de l'action humaine. Le MOE est plus qu'un protocole ; c'est un manifeste pour un nouveau type de science.
Cette science ne cherche pas à dévoiler une vérité cachée derrière les apparences. Elle se donne pour tâche, plus humble et plus rigoureuse, de décrire la prodigieuse machinerie par laquelle les êtres humains, individuellement et collectivement, tissent, réparent et maintiennent le tissu de la réalité elle-même. Face à l'inconnu, le MOE ne promet pas de réponse, mais il offre une méthode pour comprendre la grammaire de nos propres questions.