Analyse critique de l'article « UFOsystémique »


Source du document qui est l'objet de l'analyse : https://cobeps.org/fr/methodologie (article au format PDF)

Avertissement : cette analyse fait partie d'une étude de corpus, se référer au contexte éditorial, et au contexte pédagogique correspondant à cet article. Nous faisons évoluer une analyse critique pour constituer par étapes successives, la modélisation d'un autre"modèle hybride cognitif multimodal"


Évaluation critique des fondements épistémologiques et méthodologiques de l'approche « ufosystémique » par le prisme de l'ethnométhodologie et des sciences cognitives

Synthèse liminaire

Le document « Ufosystémique » représente un effort intellectuel notable de la part de ses auteurs pour imposer une rationalité formelle à un domaine – l'ufologie – caractérisé par une fragmentation épistémique et une absence de consensus méthodologique. L'ambition de structurer le « phénomène ovni » en un système complexe, inspiré de la cybernétique et des sciences de l'environnement, est une tentative louable de transcender les débats stériles fondés sur la croyance [1]. Cependant, une analyse depuis une perspective interdisciplinaire, informée par l'ethnométhodologie, révèle que cette construction systémique, loin d'être un modèle objectif du phénomène, est en réalité une méthode de production de la rationalité elle-même. Le « système ovni » n'est pas une description du monde ; il est un ensemble de procédures et de catégories que les membres d'une communauté (ici, les ufologues aspirants à la scientificité) utilisent pour rendre leurs activités et leurs observations mutuellement intelligibles, descriptibles et, en somme, comptables (accountable). L'article est moins un traité sur les OVNIs qu'un fascinant manuel sur la manière dont un groupe social construit et maintient l'ordre de son objet d'étude [2].

Cet article se propose de déconstruire cette architecture conceptuelle en démontrant comment les principes d'indexicalité, de réflexivité et de production de l'ordre social, chers à l'ethnométhodologie, permettent de re-spécifier la nature même du projet « Ufosystémique ».

 

Chapitre I: La réification du « stimulus », une aporie phénoménologique

L'architecture du modèle systémique proposé repose sur une entité fondatrice, une « boîte noire » initiale nommée « OVNI » ou « stimulus ». Ce stimulus est présenté comme un élément exogène qui déclenche le système, un émetteur objectif d'un signal que le reste du système (témoins, enquêteurs) a pour tâche de traiter. Les auteurs définissent l'OVNI comme « des objets aériens ou des phénomènes lumineux [...] non identifiés par les témoins [...] et, qui le restent ensuite, sur base des témoignages circonstanciés et d'une étude approfondie » [3].

1.1. L'illusion de l'objet pré-constitué

L'ethnométhodologie, en dialogue avec la phénoménologie d'Edmund Husserl, conteste radicalement cette conception d'un stimulus objectif préexistant à sa perception et à sa catégorisation. Le « phénomène » n'est pas une chose dans le monde qui attend d'être enregistrée, mais le produit d'une activité de perception et de signification. Ce que les auteurs appellent le « stimulus » n'acquiert le statut d'« OVNI » ou de « PAN » qu'au moment précis où le témoin, mobilisant son stock de connaissances de sens commun (« common sense knowledge of social structures » cher à Harold Garfunkel), échoue à l'identifier. L'« étrangeté » n'est pas une propriété intrinsèque de l'objet, mais le résultat d'un échec du processus de typification [4]. L'événement observé (une lumière, une forme) devient un « problème » à rendre compte précisément parce qu'il ne rentre dans aucune catégorie familière (avion, hélicoptère, satellite, ballon, phénomène météorologique). L'« OVNI » n'est donc pas la cause du processus d'enquête ; il est sa conséquence inaugurale. Il naît de l'effondrement momentané des schémas interprétatifs ordinaires.

1.2. Le caractère irréductiblement indexical de l'observation

L'approche systémique tente de créer des catégories universelles et des flux d'information décontextualisés, à la manière du modèle de Shannon et Weaver que Thierry Pinvidic, cité par les auteurs, semble mobiliser [5]. Or, toute description, tout témoignage, est irréductiblement indexical : son sens dépend entièrement du contexte de sa production. Le modèle « Ufosystémique » traite ces expressions indexicales comme si elles pouvaient être converties en données objectives et stockées dans des « boîtes » telles que « Témoins » ou « Rapports ». Ce faisant, il efface le travail essentiel d'interprétation in situ qui leur a donné naissance. Il transforme une performance sociale située (raconter une histoire, rendre son expérience intelligible) en un fait brut décontextualisé.

 

Chapitre II: La réflexivité du système – l'enquête comme pratique performative

Le modèle positionne les « Enquêteurs » et les « Structures d'enquêtes » comme des maillons du système, des processeurs d'information [6]. L'ethnométhodologie met en lumière le caractère réflexif de ces éléments: les méthodes utilisées pour étudier le système font elles-mêmes partie du système et contribuent à le façonner.

2.1. Les outils d'enquête comme matrice de la réalité

Les auteurs listent les composantes d'un rapport complet et mentionnent les classifications de Hynek et de Vallée comme des outils structurants [7]. D'un point de vue ethnométhodologique, ces formulaires et classifications ne sont pas de simples grilles de collecte neutres. Ils sont des dispositifs performatifs qui organisent l'expérience du témoin et pré-formatent la réalité à observer. Un questionnaire est analogue à un système d'axiomes. Les questions posées définissent l'univers des réponses possibles. En demandant au témoin de choisir une forme parmi « disque, sphère, triangle », l'enquêteur oriente non seulement la mémoire, mais il participe activement à la production d'un phénomène qui, par la suite, sera statistiquement analysé comme étant majoritairement composé de « disques, sphères et triangles ». La méthode produit ses propres confirmations. C'est un exemple parfait de ce que Garfinkel nomme la « méthode documentaire d'interprétation ».

2.2. La construction de la « crédibilité » et de l'« étrangeté »

L'article mentionne les indices de « crédibilité » et d'« étrangeté » développés par Hynek et Poher [8]. Ces indices sont des exemples parfaits de procédures de comptabilité sociale (accounting practices). Ils ne mesurent pas des qualités objectives, mais fournissent aux membres de la communauté ufologique une méthode partagée pour évaluer un rapport et le juger « digne d'intérêt ». Le travail de l'enquêteur n'est donc pas de découvrir une vérité, mais de gérer la présentation du témoignage de manière à ce qu'il puisse être traité et classifié selon les normes du groupe, en s'appuyant sur des idéaux sociaux (un témoin "crédible" est un pilote ou un scientifique) et des traits "anormaux" prédéfinis (silence, accélérations).

 

Chapitre III: La quête de légitimité scientifique - l'ufologie comme « recherche-action »

L'article affirme que « L'ufologie n'est pas une science, mais devrait se structurer et fonctionner comme une discipline scientifique » [9]. Cette phrase est la clé de voûte de l'analyse ethnométhodologique. Le projet « Ufosystémique » n'est pas une description de la recherche, mais une prescription pour la rendre socialement acceptable aux yeux de l'institution scientifique.

3.1. L'appel à la méthode comme rituel de scientificité

L'insistance sur les approches « empirique » et « hypothético-déductive », sur les études statistiques, et sur la nécessité de collaboration avec des chercheurs professionnels relève d'une stratégie de légitimation. Il s'agit d'adopter les insignes extérieurs de la science. Le recours à des travaux comme le « Rapport spécial 14 » du Battelle Institute est emblématique. L'analyse statistique de milliers de rapports est brandie comme une preuve que le phénomène est traitable de manière rigoureuse. L'ethnométhodologue ne s'interroge pas sur la validité de ces statistiques, mais sur leur fonction sociale: elles transforment un ensemble hétéroclite de récits en un corpus de « données » objectives, conférant ainsi une aura de scientificité à l'entreprise [10].

3.2. L'ethnométhodologie de la « recherche-action citoyenne »

La notion de « recherche-action citoyenne » est particulièrement révélatrice. Elle décrit parfaitement le travail pratique des membres : des individus passionnés qui « réalisent des enquêtes, créent des groupes d'échanges, poursuivent des collaborations ». Ce que l'article présente comme une force méthodologique est, pour l'ethnométhodologie, l'objet même de l'étude. L'objet d'une analyse rigoureuse ne devrait pas être l'« OVNI », entité insaisissable, mais bien l'« ufologie-en-train-de-se-faire » (ufology-in-the-making) [11].

 

Conclusion transdisciplinaire : une re-spécification du « phénomène ovni »

Le projet « Ufosystémique » est une tentative courageuse de cartographier un territoire cognitif et social complexe. Son mérite est de chercher à établir un langage commun et un ordre procédural. Toutefois, en tant qu'observateur des pratiques humaines, je dois conclure que son modèle est une tautologie performative. Il ne décrit pas le phénomène, il prescrit les méthodes pour le faire exister en tant qu'objet d'étude rationnel [12]. L'axiome ontologique du modèle est erroné car il postule un « stimulus » objectif, ignorant que l'objet est co-constitué par l'acte de perception. Son angle mort est la réflexivité : les enquêteurs ne sont pas de simples canaux mais les co-auteurs du phénomène qu'ils documentent. Enfin, la finalité sociale du système, que les auteurs déclarent inconnue, devient claire: il s'agit de produire et maintenir une communauté de recherche ordonnée et légitime [13]. En définitive, l'article « Ufosystémique » est un document d'une valeur inestimable, non pas pour comprendre les OVNIs, mais pour comprendre comment l'esprit humain, confronté à l'incongru, construit du sens. Le sujet d'étude n'est pas l'ufologie, mais l'ethnométhode ufologique.


Notes de bas de page

[ 1 ] : Ufosystémique, p. 1-2 . L'analyse se fonde sur l'introduction, qui mentionne que le sujet est posé en termes de "croyance" (p. 2) , et sur la proposition d'utiliser les outils des sciences de l'environnement (p. 3) .
[ 2 ] : Ufosystémique, p. 1 . Cette interprétation découle de la déclaration d'intention du résumé : définir l'objet de l'ufologie, les domaines de recherche et proposer une structure de travail.
[ 3 ] : Ufosystémique, p. 10 . La critique porte sur la définition proposée dans la section III.1.1, et sur la place du "stimulus" dans les schémas des Figures 2 (p. 6) et 3 (p. 8).
[ 4 ] : Ufosystémique, p. 3. L'analyse réinterprète les descriptions du phénomène comme étant "complexe", "aléatoire", "dérangeant" et créant une "brèche de nos systèmes sociaux".
[ 5 ] : Ufosystémique, p. 5-6 et p. 8. L'analyse critique porte sur le modèle de communication de Thierry Pinvidic (Figure 1, p. 6) et la logique de "flux" et "stocks" du système général de la Figure 3 (p. 8).
[ 6 ] : Ufosystémique, p. 8. L'analyse se concentre sur le rôle des "Enquêteur(s)" et "Structure(s) d'enquêtes" tel que présenté dans la Figure 3 et les interactions qui s'y rapportent (flèches 7 à 12).
[ 7 ] : Ufosystémique, p. 14 et p. 38 . La critique s'appuie sur la discussion des classifications de Hynek et Vallée (p. 14) et sur la liste des données d'un rapport complet, tirée de Poher (p. 38).
[ 8 ] : Ufosystémique, p. 15 , p. 16-17 , p. 21 , et p. 22 . L'analyse combine la discussion des indices de "crédibilité" et d'"étrangeté", la description des témoins qualifiés et celle des caractéristiques "anormales" du phénomène.
[ 9 ] : Ufosystémique, p. 1. Cette analyse s'ancre dans la première phrase du résumé du document.
[10] : Ufosystémique, p. 4-5 et p. 11-13 . L'argument s'appuie sur la description des approches "empirique" et "hypothético-déductive" (p. 4-5) et sur la discussion détaillée du "Rapport spécial 14" de l'institut Battelle (p. 11-13).
[11] : Ufosystémique, p. 5 . La critique se fonde sur la description même de l'« approche collaborative et citoyenne ».
[12] : Ufosystémique, p. 7 . La conclusion de l'analyse est une réinterprétation de la proposition de définir le phénomène ovni comme un "système complexe d'interactions".
[13] : Ufosystémique, p. 8 et p. 9 . L'analyse finale réinterprète la déclaration sur la "finalité... inconnue" du système (p. 8) en réponse à la délimitation du "champ de la recherche" (p. 9).