Le Module Opérationnel Ethnométhodologique (MOE), une extension praxéologique pour l'analyse des phénomènes anormaux


Introduction

L'étude des phénomènes anormaux, et en particulier du phénomène OVNI, se heurte à une difficulté fondamentale : l'inadéquation des cadres d'analyse traditionnels face à des événements qui se situent aux limites de l'expérience et de la description. Le modèle de l'« ufosystemique » a représenté une tentative notable de rationaliser ce champ d'étude en le cartographiant comme un système d'interactions sociales. Cependant, cette approche, bien que nécessaire, reste à la surface des processus cognitifs et pratiques qui sous-tendent la construction même du phénomène.

Ce rapport a pour objectif de présenter un nouveau système cognitif, le Module Opérationnel Ethnométhodologique (MOE), fruit d'une synthèse interdisciplinaire avancée. Le MOE n'est pas un modèle concurrent, mais une extension praxéologique conçue pour s'intégrer aux cadres cognitifs et énactifs (comme le MCEI) que nous avons développés. Son importance réside dans sa capacité à déplacer l'analyse du quoi (la nature de l'anomalie) au comment (les méthodes pratiques par lesquelles l'anomalie est vécue, racontée, et transformée en un fait social intelligible). En fournissant une boîte à outils pour étudier la construction in situ de la réalité, le MOE vise à doter la recherche d'une rigueur et d'une profondeur d'analyse inédites.


Description détaillée du Module Opérationnel Ethnométhodologique (MOE)

Le MOE est un système cognitif et conceptuel dont la fonction est d'analyser les ethnométhodes – les méthodes, procédures et raisonnements pratiques que les individus utilisent au quotidien pour accomplir et rendre compte (account for) de leurs actions, produisant ainsi continuellement l'ordre social. Inspiré des travaux fondateurs de Harold Garfinkel (Studies in Ethnomethodology), le MOE postule que l'ordre social n'est pas le résultat de règles abstraites, mais un accomplissement pratique incessant.

 

Composants et fonctions du MOE

Le MOE s'articule autour de trois composants analytiques fondamentaux qui agissent comme des lentilles pour l'enquêteur :

  1. L'analyse de l'Accountability (l'obligation de rendre compte) :

    • Définition : Ce composant se focalise sur l'exigence fondamentale, pour tout acteur social, de rendre ses actions descriptibles, intelligibles et justifiables aux autres et à lui-même. Face à une anomalie, le témoignage n'est pas un simple rapport, mais un travail pratique visant à produire un "compte-rendu" (account) qui préserve la rationalité du témoin.

    • Fonction : Analyser les stratégies discursives et narratives (justifications, descriptions, comparaisons) comme des accomplissements pratiques. Par exemple, la phrase "Je sais ce que j'ai vu" n'est pas une affirmation de vérité, mais une méthode pour clore la discussion et affirmer sa compétence en tant qu'observateur rationnel.

  2. L'analyse de l'Indexicalité et de la Réflexivité :

    • Définition : Ce composant reconnaît que le sens de toute expression est indexical, c'est-à-dire irréductiblement lié à son contexte de production (qui parle, , quand, à qui). Il reconnaît également que toute description est réflexive : elle ne fait pas que décrire une réalité, elle participe à la constituer.

    • Fonction : Transformer l'entretien d'enquête en un site d'étude. Au lieu de prendre le témoignage pour argent comptant, l'analyste étudie comment la réalité de l'événement est co-construite pendant l'interaction. Les questions de l'enquêteur, les hésitations du témoin, les reformulations sont autant d'actions qui façonnent le "cas".

  3. L'analyse de la Méthode Documentaire d'Interprétation :

    • Définition : Il s'agit d'une méthode de raisonnement universelle décrite par Garfinkel : nous traitons une apparence particulière (un "document") comme l'instance d'un schéma sous-jacent que nous connaissons déjà. Nous interprétons ensuite le document à la lumière du schéma, ce qui, en retour, confirme la réalité du schéma.

    • Fonction : Analyser la chaîne de transformations qui va de l'expérience vécue à l'artefact culturel. Un témoin traite son expérience anormale comme le "document" d'un schéma culturel (ex: "visite extraterrestre"). L'enquêteur traite ensuite le récit du témoin comme le "document" d'un schéma de classification ufologique (ex: "RR3"). Le MOE permet de cartographier cette chaîne de productions documentaires.

 

Applications potentielles

Le MOE est conçu pour être appliqué à tout phénomène où la construction du sens est centrale : analyse des controverses scientifiques, étude des pratiques mystiques, sociologie des organisations, ou encore analyse des interactions thérapeutiques.


Analyse comparative : le MOE face à l'« ufosystemique »

Le MOE ne se positionne pas en opposition à l'« ufosystemique », mais comme une couche d'analyse plus fondamentale qui en comble les lacunes.

 

Tableau comparatif

 

Aspect

Modèle « ufosystemique »

Module Opérationnel Ethnométhodologique (MOE)

Objet d'étude

Le système social post-observation (flux d'information entre acteurs).

Les méthodes pratiques par lesquelles les acteurs construisent la réalité de l'événement in situ.

Le "Témoin"

Une source d'information (boîte noire) qui alimente le système.

Un acteur compétent qui accomplit pratiquement la tâche de produire un récit intelligible et rationnel.

L'"Enquête"

Un canal de transmission de l'information (avec des biais).

Un site d'interaction social où la réalité du "cas" est co-construite et négociée.

Le "Rapport"

Le produit final du système, une donnée à analyser.

Un accomplissement documentaire, étape dans une chaîne de transformations du sens.

Finalité

Cartographier les interactions pour comprendre le phénomène social.

Décrire les pratiques pour comprendre comment le phénomène est rendu réel et observable.

 

Comment le MOE complète et améliore l'« ufosystemique »

  1. Il comble la "boîte noire" du témoin : Là où l'« ufosystemique » postule un stimulus et un témoin qui réagit, le MOE ouvre cette boîte noire pour analyser le travail cognitif et social que le témoin doit accomplir pour transformer une expérience anormale en un témoignage. Il ne suppose pas le sens, il étudie sa production.

  2. Il améliore l'analyse de l'enquête : L'« ufosystemique » identifie l'enquêteur comme un filtre potentiel. Le MOE va plus loin : il montre que l'enquêteur n'est pas un filtre passif, mais un co-constructeur actif de la réalité qu'il documente. Cela offre une compréhension beaucoup plus fine et rigoureuse des biais, non comme des erreurs, mais comme des caractéristiques structurelles de l'interaction.

  3. Il offre un fondement empirique à la sociologie du phénomène : L'« ufosystemique » décrit des flux à un niveau macro. Le MOE fournit les outils pour analyser ces flux au niveau micro, celui des interactions concrètes. Il permet de voir comment, dans le détail des conversations et des pratiques, l'ordre social ufologique est maintenu et reproduit.


Nouvelles pistes de recherche

L'application du MOE ouvre des avenues de recherche inédites et prometteuses :

  1. L'ethnométhodologie comparée des rationalités locales :

    • Description : Mener des études de terrain comparatives sur les ethnométhodes de différentes communautés face à l'anomalie : un groupe d'enquêteurs sceptiques, un cercle de "contactés", une cellule de crise militaire, une équipe de scientifiques du SETI.

    • Question : Quelles sont les procédures pratiques et les critères de validation qu'utilise chaque groupe pour décider qu'un événement est "réel", "inexpliqué", ou "une méprise" ?

    • Résultats attendus : Une cartographie des différentes "écologies de la preuve", montrant que la "réalité" d'un OVNI n'est pas une question de fait brut, mais d'accomplissement au sein d'une rationalité locale.

  2. L'analyse conversationnelle des entretiens d'enquête :

    • Description : Enregistrer et transcrire finement des entretiens entre témoins et enquêteurs pour analyser la structure de l'interaction tour par tour.

    • Question : Comment les stratégies de questionnement de l'enquêteur et les stratégies de narration du témoin collaborent-elles pour produire la version finale et "officielle" de l'observation ?

    • Résultats attendus : La mise en évidence des mécanismes subtils de négociation, de persuasion et de co-construction qui sont au cœur de la fabrication de la "donnée" ufologique.

  3. L'étude des "réparations" de la rupture de sens :

    • Description : Analyser les premiers récits d'un témoin à ses proches, immédiatement après une observation anormale.

    • Question : Quelles sont les toutes premières méthodes de réparation utilisées par les individus pour restaurer un sens commun partagé lorsqu'il a été brisé par une expérience anormale ?

    • Résultats attendus : Une compréhension plus fondamentale des mécanismes de résilience de l'ordre social face à l'incongru, avec des implications dépassant largement le seul champ de l'ufologie.


Conclusion

Le Module Opérationnel Ethnométhodologique (MOE) constitue une contribution significative à l'étude du phénomène OVNI et, plus largement, des anomalies sociales. En complétant les approches systémiques et cognitives existantes, il offre une boîte à outils conceptuelle et méthodologique pour analyser non pas l'inconnu lui-même, mais la manière dont les êtres humains, dans leurs pratiques les plus ordinaires, lui font face, le narrent, et le transforment en une réalité sociale tangible.

L'amélioration majeure par rapport à l'« ufosystemique » réside dans ce déplacement du regard : de la carte des interactions à l'analyse du travail des cartographes. En se focalisant sur les accomplissements pratiques, le MOE ouvre des pistes de recherche empiriques rigoureuses qui promettent de renouveler en profondeur notre compréhension de la fascinante et complexe relation entre la conscience, le langage et la construction de la réalité.