Je suis partie vivre dans la rue, suite à un contexte familial que je ne tiens pas à évoquer. Sous le coup dune impulsion, j'ai choisi de vivre sans toit, sans argent, surtout sans lieu fixe.
Je suis partie avec une carte didentité, un paquet de cigarettes et les vêtements que je portais sur moi. Nice est la première ville où jai côtoyé une petite réalité de la rue. Ce premier jour est ponctué par une rencontre de hasard dans le vieux Nice avec danciennes connaissances de luniversité. Assis à la terrasse dun café, nous discutons. Assez rapidement, je distingue la couleur de laura des différentes personnes qui mentourent (depuis deux ans environ, il marrive de voir ces halos de couleurs autour ou devant les êtres). Je leur en fais part. A cet instant, un homme doté dun regard perçant, de longs cheveux et dune longue barbe arrive. Il me semble évident quil se complaît à créer limage d'un prophète. Après me lavoir présenté, une des femmes du groupe lui demande :
- "Veux-tu que quelquun te dise de quelle couleur est ton aura?"
Il ouvre alors plus grands ses yeux et dit :
- " Qui a le troisième oeil ?"
Il nous dévisage tous et me dit : "TOI!"
Dès lors, il estime quil y a des choses très importantes à me dire en particulier. Japprends quil a été, selon ses dires, pendant trois ans, moine bouddhiste en Inde. Il est revenu en France depuis un mois. Il minforme aussitôt quil est séropositif, ce qui ne lempêche pas de me proposer un shoot d'Ortenal (amphétamine pure) que je mempresse de refuser. Il insiste en me proposant cette amphétamine en solution buvable. Sur quoi je lui dis de ne pas insister.
A cet instant, un homme avec une guitare nous rejoint, demandant à Deva de lui fournir de lOrtenal. Ce dernier lui propose une injection, en lui précisant que sa seringue (usagée, ce que japprendrai plus tard, en men doutant déjà) est propre. Nous montons les escaliers dun vieil immeuble où jassiste à cette séance de shoot et doffrande de maladie. Je ne dis rien, de peur de recevoir la seringue dans quelque partie du corps. La tâche effectuée, nous retournons sur la place de la Préfecture. Lorsque nous restons seuls, il décrète quil est "Shiva Destructeur", Dieu Hindou de la Mort et de la Vie. Il me donne un rapide cours de philosophie indienne. Il tente de me persuader dadhérer à cette pensée en invoquant des arguments dignes dun prosélyte de secte.
Un de ses amis nous rejoint. Il me met demblée mal à laise. Il a un regard étrange, plutôt malsain. Il est toxicomane et commence à me parler de ses problèmes personnels. Puis, il me demande ce que je fais. Je lui explique que je compte monter le soir même sur Paris, où précisément, je nen sais encore rien. Deva propose que lon se rejoigne à Nîmes auparavant, précisant quil a entre temps "quelques affaires à régler". Ne connaissant pas la ville, jaccepte.
Je prends le parti de vivre cette rencontre. Ces deux personnes, à la fois, mangoissent fortement et mintriguent par leur manière de pensée et leur savoir; par ailleurs, elles nétaient pas les premières personnes autodestructrices et marginalisées que je rencontrais.
Je passe la nuit dans une cabine téléphonique en attendant le train et en écoutant la logorrhée de Frédéric, lami de Deva. Il me parle de sa situation de S.D.F depuis trois mois, de sa rencontre avec Deva, qui a été pour lui un début denseignement. Je reste très critique et très rationnelle par rapport à son discours; cela jusquau moment où je ressens des sensations épidermiques et viscérales en labsence de tous contacts ou stimuli. Je sens alors certaines parties de mon corps me piquer et se réchauffer étrangement. Dès cet instant, jécoute réellement ce quil me dit. Il réussit à avoir une emprise sur moi que jaurais du mal à qualifier. Sans doute est-ce une technique de manipulation extraite de son enseignement et qui navait pas de mal à fonctionner grâce à ma naïveté. Je qualifiais à cette époque son ascendant sur moi dun point de vue "énergétique", même si ce terme me paraissait flou et incomplet.
Nous prenons le train pour Nîmes, où, dit-il, vit une de ses grand-mères. Il décide de menseigner ce que Deva lui a appris. Son discours est très élaboré, dune apparente logique même sil échappe à toute rationalité. Je regrette de me souvenir uniquement de certaines bribes de son apprentissage, que jenregistrais parfaitement sur le coup, avec ses paliers de connaissances, transmis de manière étudiée. Mon désir était de les écrire, ce quil refusa de manière implacable. "Cest ta mémoire qui doit se rappeler, pas un papier que tu peux perdre nimporte quand."
Par ailleurs, Frédéric est caractériel, impulsif, agressif, ce qui, je lui précise nest pas en accord avec son enseignement. Il a, de plus, des tendances suicidaires. Il garde toujours cinq francs en poche, sa seule fortune pour sacheter une seringue, se linjecter vide dans les veines, "pour en finir". Je me sens dans lobligation de jouer lassistante sociale, même si un chantage est manifeste dans son désir suicidaire.
A Nîmes, nous sommes accueillis par sa grand-mère qui le supplie de rester vivre chez elle. Elle parle de son fils (le père de Frédéric) qui a séjourné plusieurs années en hôpital psychiatrique, après avoir été, paraît-il, fait interner de force par sa femme. Il en est sorti depuis six mois, vivant une existence dalcoolique retournant par épisode vivre chez sa mère. Jai une pensée pour "Germinal" de ZOLA dans cet appartement jaunâtre et sinistre où seule la grand-mère raconte inlassablement les malheurs de sa famille et de sa vie. Nous passons une nuit chez elle. Jentame une seconde nuit blanche sans pouvoir ni vouloir trouver le sommeil, à ressasser les différents événements de ces deux jours.
Le lendemain, nous montons sur Paris.
A peine arrivés, Frédéric me confie quil est recherché par la police pour avoir volé et battu sa mère. Il décide alors de se retrancher en banlieue. Nous passons une heure chez sa tante et ses cousins endeuillés à Saint Maur. Loncle de Frédéric, mort un mois auparavant, occupaient toutes les paroles, intarissables. Je nattends, quune seule chose, pouvoir méchapper de cette atmosphère de larmes et de plaintes.
En sortant, nous cherchons un lieu pour dormir; nous découvrons le porche dun immeuble désaffecté, ce qui nous permet de nous protéger de la pluie. Je ne dors toujours pas cette nuit là, nen éprouvant ni le besoin, ni le désir. Notre seul ravitaillement, par ailleurs, consistait en pains invendus de la veille, généreusement offerts par une boulangère de Saint Maur.
Les journées consistaient en marches quasi ininterrompues dans les banlieues et les bois avoisinants, ponctuées par le discours de Frédéric.
Chaque jour qui passe le rend de plus en plus exigeant par rapport à lenseignement quil me promulgue. Jy vois dune manière plus accusée un mysticisme quelque peu frelaté et ridicule.
- "Tu dois réciter "Om Mani Padme Hum" le plus de fois intérieurement en une journée. Plus tu le réciteras et plus tu te purifieras. Il me dit de même pour le "Nam Myoho Renge Kyo".
Me voilà récitant des mantras silencieusement, décidant de jouer le jeu jusquau bout, ne sachant pas si son discours a un vrai fondement ésotérique ou sil est un salmigondis de préceptes de sectes.
Japplique avec rigueur cette discipline, me tais de plus en plus, choisissant de laisser de côté tout esprit critique, sans doute pour vérifier le bien fondé de son enseignement.
Par ailleurs, les phénomènes sensitifs ressentis en sa présence mayant quelque peu déstabilisée, je suis de plus en plus réceptive à sa manière daborder la vie; il me semble quà un moment limpact de la Parole sarrête pour laisser place au vécu plus fort des sensations. Jai conscience de lambiguïté de mon état desprit, passant parfois dun certain scepticisme à une acceptation totale. Ce qui me paraît sûr au demeurant est mon désir profond à cette époque de vivre avec rien, sans logement, dans lerrance la plus absolue. Les jours et les nuits passent, sans que je puisse toujours fermer un oeil, de plus en plus alerte et en éveil. Les divers lieux trouvés pour la nuit sont : le porche dun gymnase dont nous avions escaladé la barrière, des entrées dimmeubles déserts, et dune "maison de la culture".
Frédéric endormi, je marche, et en tournant la tête, japerçois de la lumière séchappant dune porte-fenêtre à larrière de la bâtisse. Je men approche et peux apercevoir quelques personnes sadonnant au plaisir de la sculpture. Je frappe et entre, et ressens immédiatement un immense bien-être tant dû à la chaleur de la pièce, quà la bienveillance spontanée des gens. Je demande si je peux rester, "pour avoir chaud". Ils comprennent, à mon accoutrement que je suis sans logis et moffrent du café et des cigarettes.
- "Je peux vous emprunter de la terre pour faire du modelage ?
- - Non, le cours est bientôt terminé, cest trop tard."
Je discute avec diverses personnes, observant leurs "oeuvres" jusquà la fermeture de latelier. Un des élèves me demande où je dors, je le lui montre. Trois quarts dheures plus tard environ, il revient avec un thermos de café et des sandwichs. Nous parlons un peu, puis, voyant Frédéric toujours endormi, le "cher homme" me propose "une passe" moyennant finance, que je refuse tout en le congédiant.
Je ne ressens toujours pas de sensation de fatigue, et cette énergie nouvelle métonne de plus en plus.
A cette époque, jexplique ce phénomène par la rupture avec mon ancien mode de vie, qui tout en n'étant pas très bourgeois nen était pas moins rassurant.
Je ne supporte plus le caractère instable et autoritaire de Frédéric, Je lui annonce que je décide de continuer mon chemin, seule. Jassiste à une crise caractérielle effroyable, et à son désir de me culpabiliser. Il précise quil se donne la peine de mapprendre des choses et que finalement cela naura servi à rien.
Je ne supporte plus cette voix criarde et pars en courant vers la station de métro la plus proche.
Instinctivement, je massieds, le dos très droit, les pieds légèrement "rentrés", se rejoignant presque.
"Dabord à tous les niveaux, il vaut mieux que ta colonne vertébrale reste droite, et de positionner les pieds de cette façon, cela te permet de te protéger par rapport aux énergies négatives des autres. Il y a moins de chance que lon ne tagresse, si tu as cette attitude", avais-je appris.
Je retourne à Paris. Je marche des nuits entières sans marrêter. Je reste une bonne partie de la journée dans le métro, voyageant de lignes en lignes, massoupissant au maximum dix minutes chaque jour. Je connais pourtant des personnes qui me sont proches sur Paris, mais il ne me vient pas à lidée de les contacter. Le manque de sommeil, de nourriture, "lenseignement- lavage de cerveau" esquissés, je perds mes repères dalors et de nouveaux repères vont mapparaître.
Je découvre "le langage du métro". Il consiste à suivre la direction que prend le pied, la jambe ou la main dune personne, observer les "correspondances" quelle peut avoir avec la ligne directrice dune autre main ou pied. Si lun des deux me dirige vers une place vide spécifique, cest elle sur laquelle je vais prendre place. Cest la "bonne place" sur laquelle il ne peut rien marriver de fâcheux, où je suis susceptible de discuter avec une personne qui, me semble-t-il pourra mapprendre quelque chose. Puis, ce système me paraît imparfait puisque, certaines fois, je me retrouve devant des visages ou des postures qui mangoissent ou minquiètent. Instinctivement, je me mets dans ces cas-là à pincer les lèvres lune contre lautre, pour ne pas que lesprit dune autre personne menvahisse.
Une des rares choses dont je me souvienne du "fameux enseignement" est lobservation de liris: si au dessous de liris, le blanc apparaît, cela est sensé signifier que la dite personne est à un niveau plus élevé dun point de vue spirituel que toute autre nayant pas cet espace blanc visible entre liris et la paupière inférieure.
Ainsi, pour me déplacer dans le métro, je me mets à observer les yeux des passagers, et si un blanc se dessine, je suis le pied ou la main (le plus expressif des deux, dans lattitude de la personne observé au premier moment ) et je me dirige à partir de ce repère.
En observant un plan de métro de Paris, je me rends compte que la forme générale de la ville ressemble à un cerveau. Je passe alors beaucoup de temps à observer les lignes, leur couleur, le nom de leurs stations et ce quelles évoquent pour moi. Un repère resurgit subitement dans mon esprit : contacter mon meilleur ami. Je possède une feuille de papier où différents numéros de téléphone dont je me souvenais, sont inscrit. Je réussis à le joindre.
Lorsque je pense actuellement que cet épisode na duré que si peu de temps, jai du mal à lenvisager, du fait de n'avoir, pour ainsi dire, pas dormi. Je garde toujours autant dénergie. Olivier mannonce quil va à Bordeaux le lendemain soir et quil tentera de se faire réformer. Je laccompagne à la gare dAusterlitz. En chemin, comme jai froid, il me prête sa veste. Nous arrivons deux minutes avant le départ du train. Nous discutons; lorsque le train sapprête à partir, il sy précipite. A peine le train disparu, je réalise que jai sa veste avec tous ses papiers. Jattends le prochain "Paris/Bordeaux". Je calcule que je devrais arriver à temps, avant quil ne parte en direction de la caserne.
Jarrive à Bordeaux, le cherche à la gare routière où je pense pouvoir le rencontrer. Je vois une foule dappelés en train dattendre différents cars. Je mapproche dun chauffeur, lui explique la situation, ne voyant pas mon ami parmi les futurs appelés. Un militaire dont le statut méchappe et qui à dire vrai me laisse indifférente, me demande ce que je fiche là. Je ré explique la situation, une deuxième fois. Il déplie sa liste et mannonce quil est parti depuis une demi-heure. Je retourne à la gare, réalisant que jusquà présent, voyageant sans papiers, sans billets, javais eu la chance de navoir rencontrer que des contrôleurs complaisants. Je fais une déclaration de vol de sac à la police de la gare de Bordeaux. On me demande de décrire lindividu en question.
- "Cest tout à fait la description que lon nous a signalé dun type qui est actuellement au poste. Vous allez être obligée de nous suivre pour témoigner". On memmène dans un fourgon à la police judiciaire où, évidemment je ne reconnais pas la personne en question.
- "Cest dommage, la description correspondait vraiment bien !"
En milieu daprès-midi, on me dépose à la gare. Je ne connais pas Bordeaux et pars pour une errance de trois jours dans cette ville, toujours sans dormir. Je décide de remonter sur Paris, choisissant dabandonner ce mode de vie, de minscrire à luniversité et de choisir un sujet de mémoire. Finalement, je monte dans un train en partance vers Lorient, sous le coup dune impulsion. Tout me parait loin, sauf cette énergie qui me pousse à morienter vers des directions qui méchappent, directions de plus en plus hypnotiques dues au manque de sommeil.
A Lorient, je pose en tant que modèle vivant aux beaux-arts et continue mes nuits de marche. Au fil des rencontres, je me mets à jouer avec les mots dune manière qui ne mest pas habituelle et qui devient systématique. Lorsque je ne marche pas la nuit, jécris dune façon frénétique. De plus en plus souvent, des associations didées senchaînent, des phrases à double sens résonnent de plus en plus. Tout fait sens. La moindre forme architecturale, la moindre lettre, la gestuelle, les nombres me paraissent renfermer un sens caché que je tente de déchiffrer.
Je repars sur Paris. Je relaterai maintenant un épisode qui a de lintérieur un caractère détrangeté. Après avoir rencontré et discuté avec un couple de brésiliens, je les suis en direction de la Porte des Lilas. Jignore où je mengage, mais une seule chose importe : vivre toutes les situations qui sont offertes par les circonstances, créées ou subies.
Dés que nous sommes arrivés dans leur appartement, le langage du brésilien change. Il devient beaucoup plus métaphorique, avec une recherche de style très étudiée. Il parle par énigmes. Je lui demande ce quil pense dune personne que je connais. Il me répond à la fois avec une précision extraordinaire et des périphrases ambiguës. Je continue à lui poser la même question pour dautres personnes. A la fois , il me donne des informations que je connais déjà et par ailleurs mapporte des éclaircissements sur des éléments que jignorais. Ici encore, je laisse tout esprit critique, toute supposition sur une éventuelle technique dhypnose, pour vivre cet épisode dans toute son étrangeté. Je ne demande quà le croire tant il me parait évident "quil sait".
Il change de sujet :
" Tu as été possédée par une personne utilisant de la magie noire."
A sa manière incantatoire de parler, il fait resurgir en moi des souvenirs enfouis depuis longtemps. Pendant quil sexprime, je décompose intérieurement ce quil dit, la polysémie des phrases et les associations didées. Je mapproche de la femme, qui ne dit rien. Le brésilien me met dans un état dangoisse de plus en plus violent, associé à une curiosité accrue. Entre les indices quil me donne et mon raisonnement analogique, jarrive, peu à peu à voir de quelle personne il veut parler. Je lui demande alors de confirmer ou dinfirmer ma conviction.
Je regrette de ne pas avoir eu un magnétophone, pour enregistrer cette séance, quelque peu énigmatique, que je nep peu relater que dune manière imparfaite. La précision méchappe, du fait de létat second dans lequel je me trouvais, qui était encore plus accentué lors de cet épisode.
Cette expérience se déroule jusquau matin. Par la suite, nous sortons et le couple me laisse sur la place de la République. Sur le trajet, je leur pose beaucoup de questions sur ce qui sest passé. Le brésilien se contente de répondre :
- "Ici, en France, on ne comprend pas."
Je sors de la voiture avec de multiples interrogations, et moriente dans Paris, selon les lettres qui sont inscrites sur les murs ou sur les devantures des magasins. Le K, le H, le W, le X, le Y, le Z meffraient plus que les autres. Lorsquelles mapparaissent trop nombreuses dun côté , je me dirige dans le sens inverse.
La calligraphie des caractères renferme également un sens. Plus elle est anguleuse, plus je me méfie du lieu où elle se trouve.
Cette perception animiste rend vivant chaque signe.
Je me dirige vers la gare Saint-Lazare, pour prendre un train, au hasard. Là, une personne que je ne connais pas engage une conversation. Au bout dune heure, elle me propose de partir à Londres. Elle doit sy rendre le soir même. Je lui dis que je nai pas dargent. Elle me propose de la rembourser plus tard. elle prend deux billets pour Dieppe. Nous rejoignons cette ville dans la soirée. Depuis le début du voyage jusquà larrivée dans la capitale anglaise, je ne cesse décrire des textes, que je détruis partiellement, recomposant des phrases avec les passages restants. Cela prend une tournure quasi- obsessionnelle. Cette manie au sens commun du terme samplifiera durant la première période de mon internement.
Au cour du trajet, la personne que "jaccompagne" me soutient quelle est le fils de Dieu. Telle est sa conviction, je ne ferai rien pour la persuader du contraire. Les différents événements que je traverse me paraissent tellement surréalistes, que plus rien ne me surprend. Au contraire, les phénomènes me paraissent semboîter dans une chaîne logique. Je vis réellement tous ces moments, avec une très forte intensité, mais il me semble avoir "basculé" dans un monde qui est à la fois le même et autre. Je remarque une cohésion troublante entre ce que je vis intérieurement et extérieurement, dans les événements. Depuis le début de mon périple, je ne rencontre pratiquement que des personnes qui ont une logique délirante et qui me parait à cet instant tellement plus compréhensible.
Je ne suis pas étonnée. Jai la sensation dêtre passée "derrière les apparences." Il me semble que chaque personne que je rencontre a un rôle symbolique non pas à jouer, mais à vivre. Il y a les bons, les mauvais personnages, et ceux qui naviguent entre les deux, ceux qui préfèrent se dissimuler, ne veulent pas choisir leur camp, où sont libres à tel point quon ne peut définir qui ils sont vraiment.
A plusieurs périodes différentes, je représente des connaissances sur un jeu déchec, avec une figure correspondant au caractère de telle personne et à son rôle par rapport aux autres.
Alexandre partage une étroite maison avec quatre autres personnes qui ont entre vingt-cinq et trente ans. Je me dirige aussitôt dans la salle de bain afin de me doucher. Japerçois, par la suite, un rasoir et de la mousse. Je commence à me raser la tête, laissant au sommet du crâne une mèche de cheveux.
Jignore les raisons qui me poussent à commettre un tel acte. Mais cest dans un état de torpeur que je l'accomplis.
Lorsque je sors de cette salle de bain, un des colocataires sincline devant moi et me dit: "Hello, Miss Dalaï Lama".
Alexandre écarquille les yeux, surpris, mais ne dit rien. Fatigué, il compte dormir. Je lui demande de me noter ladresse et le numéro de téléphone sur un papier, car jenvisage de découvrir un peu Londres dans laprès-midi. Il me donne une Livre, et me voilà partie, et définitivement, pour la simple raison que je ne retrouverai plus cette adresse (après avoir égaré le papier où les coordonnées avaient été notées).
En marchant, les lettres des enseignes me font de plus en plus peur. Lorsque je vois les lettres K, W, H et U, je change de trottoir, me dis quil y a un chemin à découvrir pour être hors datteinte dun danger : danger de quoi ? Je lignore, mais je sens une menace impalpable mentourer. Je regarde systématiquement les plaques dimmatriculation des voitures en stationnement. Selon les différentes lettres inscrites et leur ordre, je passe du côté droit au gauche de la voiture.
Ainsi, lorsque je vois une plaque où est inscrit KMI, je passe à droite du véhicule: car le I, non dangereux se situe à droite, mais, par contre, le K, lettre menaçante est à gauche.
Je marche ainsi des kilomètres, longeant un côté ou lautre des autos. Pour choisir la trajectoire des rues que je dois emprunter, je me fie aux panneaux de signalisation. Toute représentation dun signe pointu représente pour moi, un danger.
Ainsi, dès que je vois le symbole , je ne suis pas le sens de la flèche (pointue). Je pourrais prendre le sens inverse, mais il mapparaît que je "dois" prendre "la tangente". Je suivrais donc le chemin suivant :
Parfois, je prends les sens interdits, qui devraient me permettre de trouver une signification symbolique dans la rue prise, puisquelle est en "sens inter-dit". Cela signifie pour moi, quil y a un sens entre les lignes dun discours que jécouterai dans cette rue. Lorsque je nentends rien, ni ne croise personne, jessaie de déchiffrer des messages sur les murs, dans les enseignes.
Le code de la route devient pour moi, "le code de ma route à suivre". Je ne peux pas prendre le sens des voitures puisque je ne suis pas une voiture, ni le sens inverse puisque je ne suis pas linverse dune voiture : je prends donc loblique, "la tangente".
Je regarde également les architectures, leur forme pointue ou non, afin de savoir sur quel trottoir je "dois" marcher.
Si japerçois, sur mon chemin, une bâtisse aux formes pointues, japparente cela à un éventuel danger : je change donc de trottoir. Ainsi, je ne passerai jamais près une église puisquelle sachève par un clocher pointu.
Des kilomètres ainsi, passant de quartiers en quartiers: Picadilly Circus, Soho... Les nuits, je continue davancer, sans marrêter, sans dormir. Le symbolisme des lettres samplifie de plus en plus. Je revois Londres, avec son orientation qui me paraît pure dans certains lieux, malsaine dans dautres.
La plaque dimmatriculation des bus indique, selon moi, une direction "négative" ou "positive", daprès le type de lettres inscrites sur celle-ci. Un W montre une orientation sinistre.
Tout obéit à des codes, où toutes les significations ressortent.
Je préfère aller du côté de Green Park, Crystal Palace (pas de W sur le bus de couleur verte).
Lorsque je tente de monter dans un bus possédant un W sur sa plaque, le chauffeur me refuse laccès car je nai pas assez dargent.
Les nombres ont également une importance grandissante. Ainsi, je "dois" aussi prendre des bus nayant pas de chiffres impairs. De plus, certaines destinations inscrites mindiquent les cars à prendre ou ne pas prendre (les indications comprenant des H W K, les ...Town, les destinations où est inclus le mot Death).
Dans certains quartiers de Londres, lhostilité est plus grande, où les personnes se dirigent vers une destination que jappelle "La Rose Pourpre du Caire". Les magasins y ont plus de teintes rouges sur leurs devantures. Les gens y sont plus hostiles, semblant échapper à leur caractère propre. Ils me paraissent sous influence dun pouvoir négatif et très puissant.
Une des proches banlieues de Londres se distingue en deux parties : West End et East End. West End, commençant par un W, il me faut aller vers East End, chercher lEst où je rencontre des gens qui semblent purs et éthérés; jy entends les paroles dune chanson des Doors, "The End", quand Jim Morrison disait : "The West is the Best". Est-ce la bonne indication pour passer à travers "les portes de la perception", dont parlait Aldous HUXLEY.
Pour éviter une situation paradoxale, je pense trouver la réponse dans linverse de ce qui est dit, et continue de me diriger vers lest.
Dans les cars, je monte au premier étage, où les forces hostiles sont moins présentes; telle est mon impression, puisque se sont des personnes marginalisées qui y sont le plus souvent Non pas que je le prenne à cette époque comme une référence en soi mais au moins sont-ils moins méprisants que les autres devant mon accoutrement.
Après cette opposition bas/haut, une autre antinomie la supplante : lopposition caché/montré, impliquant que lévidence nest pas dans les apparences. Cet état desprit se répercute dès lors, dans ma façon de me déplacer dans la ville. Lévidence y est ici représentée par les bus qui étant visibles, représentent le bien en apparence, le bien étant ici le "non-menaçant". Je ne me déplace donc systématiquement plus quà pieds, ou utilise le métro, celui-ci étant du domaine du caché; cest donc à lintérieur de celui-ci que je cherche maintenant, des messages permettant de se diriger.
A cette époque, il me parait évident que bien dautres personnes interprètent ces symboles pour trouver leur chemin. Selon sils se trouvent dans le camp du bien ou du mal, ils prennent des directions opposées. Il me sera difficile dexpliquer cette certitude selon laquelle dautres gens connaissent ces codes (la raison rationnelle étant, sans doute, que ne me pensant pas seule à posséder cette interprétation, je ne me considère pas comme "folle") selon ma logique du moment. Je tenterai cependant de le faire.
Avant tout, je dois préciser que le premier signe qui me fait penser que lunderground est un lieu de protection, est quil est représenté de la manière suivante :
La diagonale qui le traverse indique quil nest pas nécessaire de prendre la tangente en ce lieu, puisque la circularité qui lentoure indique un non-danger. Je reviens maintenant, à ce qui me laisse supposer que je nétais pas seule à avoir déchiffré ces codes. Pour le décrire, je dois le replacer dans son contexte.
Marchant une nuit, non loin de Victoria Station, jentends les bruits dune manifestation dans une rue avoisinante. Un passant mexplique que cest un rassemblement dun mouvement catholique. Du mot catholique, je passe à la représentation des clochers déglises (pointus, donc dangereux) et de la croix.
A l'inverse, il vaut mieux se diriger vers l'Antéchrist, puisqu'il est "l'en T Christ." Son symbole est donc le T, donc la croix du Christ ôtée ( au T) de la partie supérieure de sa barre verticale :
La forme pointue des droites tirées à chaque extrémité, de cette "anti-croix" en forme de T, représente un triangle ayant une pointe en bas, donc moins dangereuse que celle du christ ayant une pointe en haut.
Si lon réunit chaque extrémité de ce symbole par des traits, on peut voir apparaître quatre angles, donc un aspect menaçant de cette religion, quel que soit le lieu où lon se situe pour voir la croix :
Il me semble que par le déchiffrage des symboles architecturaux ou autres, on apprend à se diriger vers des situations, des étapes qui sont des paliers pour accéder à dautres perceptions (offrant des éléments manquant auparavant pour continuer sa recherche vers ce qui échappe). Cest vers un ineffable que je voudrais saisir que je tente de morienter à travers le déchiffrage (erroné ou non) de ces formes symboliques que lon peut trouver en tout. Cependant, elles ont aussi leurs pièges qui mont amenée plus dune fois dans des impasses.
Lorsque le passant minforme sur cette manifestation catholique, je me dirige vers la station de métro de Victoria Station, je vois une foule de personnes, certaines, manifestement de la rue, dautres non. Je commence à parler à un groupe, en leur demandant pourquoi ils sont réunis ici. Ils me parlent alors de la manifestation et plusieurs se mettent à la critiquer. Leur réaction me semble confirmer mon interprétation. Ces personnes, refusant le versant négatif, la pointe, la croix, se retrouvent devant Victoria Station .
Il a suffi que jaie cette certitude, pour que je sois, plus tard, détrompée ou plutôt pour m'apercevoir que les pièges, les faux- semblants, les masques de bons personnages existent partout. Ainsi, lun des membres du groupe mintrigue. Cest un homme dune cinquantaine dannées qui parle en rythme, avec des rimes, dune manière incantatoire. Jessaie de déchiffrer des messages à travers les paroles de ce poète improvisé. Ma connaissance de langlais est trop imparfaite pour que je comprenne tous les mots, qui plus est, leur sens caché, mais je me laisse imprégner par ce rythme, et, parfois, des significations surgissent dans mon esprit.
Je me souviens seulement, quelles se rapportaient à mes interrogations sur les formes, les lettres, les couleurs.
Il me propose de venir boire un thé chez lui : jaccepte. Son logement nest pas très loin de Victoria Station, et lorsque la porte se referme sur moi, je me reproche de navoir pas regardé le numéro de son appartement.
Si le chiffre avait été pair, je ne me serais pas trompée sur mon intuition, et effectivement, cette personne pourra me donner des éléments dinformations. Si le chiffre avait été impair, je serais tombée dans un piège de perceptions, de suppositions. Et même, si cela en est un, il peut être intéressant à vivre puisque le propre du piège est de déstabiliser, de créer des réactions que nous ne soupçonnions pas, pour en sortir.
Des livres recouvrent presque tous les murs. Pendant quil prépare le thé, je parcours du regard les différents ouvrages se rapportant essentiellement à lhistoire. Il me tend une boisson ayant plus la couleur du café que du thé. Je la goûte. Jignore ce que cest, mais ce breuvage est infâme, amer, imbuvable. Je le lui dis. Il prend un air étonné et me prépare une autre décoction.
Je commence à être mal à laise.
Depuis quil est chez lui, une expression dure, presque terrifiante marque son visage. Il fait brûler trois bâtons dencens. Trois est un message. Je me suis laissée duper par quelquun du clan de limpair, de langle, du pointu. Lodeur de cet encens est insupportable. Il mapporte un liquide aussi noir que le premier. Il a un autre goût mais est tout aussi désagréable. Je pose la tasse. Il se met à rire dune manière me paraissant complètement hystérique, théâtrale. Le parfum de lencens est toujours plus intolérable :. je regarde le paquet. Il commence par un K, la lettre la plus dangereuse. Jéteins les trois bâtons dans le breuvage imbuvable. Lhomme continue toujours à rire.
Je me recule vers la sortie. Il avance vers moi. Je ne comprends plus ce quil dit. Jouvre la porte, et avant de partir en courant, je regarde le nombre qui y est inscrit. Cest un trois. Jentends encore le rire à travers la porte et prends garde, en partant, de prendre la "bonne" direction indiquée par un panneau.
Après quelques détours, je retourne à Victoria Station où il y a beaucoup moins de monde que précédemment. Le métro nest pas encore ouvert. De là, jobserve les différentes allées et venues des personnes. Certaines se placent derrière une ligne jaune, tracée sur le sol, se situant environ à cinq mètres de distance par rapport à lentrée de la gare. Les personnes placées derrière cette ligne me paraissent moins hostiles que celles se mouvant à lextérieur. Elle représente la frontière entre deux mondes, deux états desprit vivant de manière antinomique. Si nous traversons ce tracé, nos pensées changent, nos perceptions sont autres par rapport aux formes de leur vêtements, révélant un message si ils sont en pointe (pointe dirigée vers le haut ou vers le bas).
Je chevauche cette ligne à plusieurs reprises, afin de voir différemment ce qui mentoure. Lorsque je suis à lextérieur, je remarque des attitudes menaçantes de la part des personnes qui mentourent. Jen déduis que ce nest pas mon camp. Dès que je me retranche derrière la ligne, au contraire, je vois lattitude des personnes changer, me paraissant moins dangereux parce quils savent quils ne peuvent franchir la ligne. Si ils ne peuvent pas la dépasser, cest quils ont choisi de rester dans cet autre camp.
Puisque je nai pas choisi le mien par un contrat ritualisé, je peux être dun côté ou lautre de la bordure. Je ne sais pas en quoi consiste ce contrat ritualisé, mais il maide à expliquer lattitude des personnes.
Lorsque lentrée du métro est ouverte, je my précipite. Je jette mes chaussures cassées, plus quusées davoir trop marché. Dans lun des couloirs annexes, nayant pu retenir une envie duriner, jenlève mon jean et me confectionne avec mon gilet sans manches, un cache-sexe, en passant les deux jambes à lintérieur, le coinçant avec ma ceinture. Lanachronisme de mon accoutrement pour un hiver londonien mindiffère. Pour le moment, il fait chaud dans les couloirs du métro.
Différentes couleurs de lignes de métro sont indiquées sur le plan collé au mur. Ces teintes donnent une signification sur les chemins à prendre. Elles indiquent les étapes progressives vers deux routes opposées. La première est celle que jappelle "La Rose Pourpre du Caire". La seconde na pas de nom : cest vers elle que je cherche à me diriger.
Celle de "La Rose Pourpre du Caire" est dominée par les forces chthoniennes. Le rouge est, à mon sens, la couleur la plus susceptible dêtre attirée vers les forces obscures. Le pourpre est ce rouge tirant vers le noir, tirant vers le bas. Elle est également la première teinte sur laquelle on se concentre dans les séances dhypnose ou de relaxation. Ensuite vient lorange, le jaune, le vert, le bleu, le violet, puis de rares fois, le blanc.
Ainsi, lorsque je regarde les représentations symboliques et colorées des différentes lignes de métro, leur teintes mindiquent lorientation à suivre pour trouver la voie : les initiales de lappellation des stations étant un indice, mindiquant où je dois descendre.
Me retrouvant à chaque fois dans des impasses, je décide de ne me diriger quà pied.
Après plusieurs jours et nuits derrance, toujours accompagnée détrangeté, jen conclus que tout Londres est un piège, et décide de prendre la "tangente". Je vais au consulat, me faire rapatrier.
De retour sur Paris, je passe chez ma tante pour la voir, avant de partir en Espagne. Il me semble, à cet instant, que ce que Londres n'a pu me faire découvrir, Madrid ou Barcelone me le montreront. J'ignore ce que j'aurais pu y trouver, traquenards ou "révélation". Chez ma tante, je suis accueillie par mon père, qui mempêche de sortir jusquà ce quil memmène voir un psychiatre.