LES ETHNOMETHODES AU CINEMA / LES OUTILS DU SPECTATEUR

Comment procède le spectateur qui "à coup sûr" comprend un film ?
En premier lieu, il part à la recherche de la généalogie du sens. Il faut donc entendre le terme de généalogie comme l'entend Nietzsche dans La Généalogie de la Morale. Pour Nietzsche, les commentateurs, les moralistes et les professeurs de lettres ont inventé une fausse origine des lois morales chez le délinquant comme chez l'homme, la faisant remonter à la source de toutes les religions : Dieu.
On peut dire en ce sens que Nietzsche fait oeuvre déjà d'ethnométhodologue puisqu'il montre comment ces docteurs de la Morale opèrent une distorsion de la réalité des faits pour que les observations corroborent leurs thèses :

- ils affirment contre toute vraisemblance que la loi morale est innée en chacun de nous,

- ils affirment que les délinquants en sont tout autant dotés que l'honnête homme, puisqu'ils sont sujets au remord, au repentir,

- ils affirment qu'il y aurait tout à la fois une fonction et une légitimité du châtiment.

De fait, en repérant ces distorsions du réel, Nietzsche met bien en avant combien toute

interprétation pré-suppose et impose une généalogie du sens.(18)

Le spectateur d'un film a donc à refaire la signification de l'oeuvre en se proposant de mettre à nu la généalogie de sa création.

La première des ethnométhodes chez le spectateur est donc de dégager à la fois la génèse des signes et à la fois l'origine de l'oeuvre. Ainsi dans La Jetée de Chris Marker, consciemment ou implicitement, le spectateur voudra justifier le choix par le réalisateur d'une oeuvre en noir et blanc et d'un film fait de photogrammes en lieu et place de plans (C. Marker parle lui même de photo-roman). Ce n'est qu'ensuite que le spectateur pourra commenter l'origine des signes : les termes de fixer, pétrifier, marquer l'instant, mémoriser indiqueront bien la volonté chez le spectateur de justifier à tout moment le recours aux photogrammes. Il s'agit là de faire émerger de façon anté-prédicative l'intention et les desseins de l'auteur.

En clair, le spectateur ne fait que la génèse du scénario et tente au coup par coup de justifier cette généalogie qu'il en dégage, à l'aide d'une distorsion du sens de chaque signe qui puisse confirmer cette volonté qui précède la réalisation.

(18)FriedrichNIETZSCHE, Pour unegénéalogiedelamorale,Lelivre de poche,

1990

La deuxième ethnométhode : lors de la vision du film, le spectateur use de deux procédés d'investigation exposés par Nietzsche dès la première page de Ainsi Parlait Zarathoustra. Ces deux procédés sont symbolisés l'un par l'aigle et l'autre par le serpent : "Quand Zarathoustra eût trente ans, il quitta sa patrie et le lac de sa patrie et s'en alla dans la montagne. Là dix ans passèrent sans qu'il fut las. Mais enfin son coeur se transforma, et un matin, il se leva avec l'aurore, s'avança devant le soleil et lui parla ainsi :

- Quel serait ton bonheur, ô grand astre ! si tu n'avaisceux que tu éclaires ?

Depuis dix ans tu viens vers ma caverne, tu te serais lassé de ta lumière et de ton orbite, sans moi, mon aigle et mon serpent.

Mais nous t'attendions chaque matin pour te prendre ton superflu et pour t'en rendre

grâce."(19)

L'aigle se donne pour tâche de voir le paysage et le passé d'un seul coup d'oeil dans la

perspective la plus profonde et la plus vaste qui soit.

Il faut donc au spectateur, à la fin du film, ce regard de l'aigle qui embrasse l'oeuvre en une seule vision, d'un seul point de vue.

Le serpent dans la perspective de Zarathoustra a pour tâche de sonder le paysage pierre par pierre. Sa fonction est celle de la critique impitoyable. Comme le serpent, au contraire de l'aigle, le spectateur doit opérer cette distorsion signe par signe du réel afin de les rendre complices de cette perspective générale de l'oeuvre. Il parcourttout le relief de l'oeuvre mais va surtout contourner les obstacles qui démentiraient l'allure générale qu'ilveut absolument imposer au film.

Le serpent est donc bien symbole de ruse, de contournement, d'esquives, en un mot de

distorsion.

(19) FriedrichNIETZSCHE,AinsiparlaitZarathoustra ,Gallimard ,1947

La troisième ethnométhode : afin de rendre "objective" sa lecture du film et d'apporter un caractère scientifique à la généalogie qu'il propose de l'oeuvre, tous les spectateurs, qu'ils soient naïfs, cinéphiles avertis, critiques de cinéma ou sémioticiens, tous usent des mêmes outils en lieu et place des concepts.

Ces outils qui constituent le savoir-faire de chaque spectateur pour débusquer la généalogie de l'oeuvre (l'intentionnalité du réalisateur) sont de plus ou moins grande importance mais il y en a quatre qui constituent les instruments fondamentaux. Il peut paraître paradoxal que l'on affirme une universalité des outils dont se servent les spectateurs pour interpréter et argumenter un film quelque soit ce spectateur et quelque soit ce film. Nous l'avons vu, en effet, l'ethnométhodologie refuse le raisonnement par induction et cela par le recours quasi-systématique à l'indexicalité de l'observation et à la réflexivité propre à l'observateur.

Toutefois qu'il nous soit permis de soulever le point suivant : le refus d'entériner les résultats du raisonnement par induction contient à son tour le recours à l'induction. Ce refus ne peut donc être somme toute que relatif.

Par ailleurs il s'agit bien ici non point de prétendre à des lois structurant la perception et la conscience de tout spectateur mais de tenter de dégager le savoir-faire dont chacun fait

preuve à l'égal des sémioticiens et des spécialistes du cinéma. Ce n'est que ce savoir faire que nous allons tenter de codifier de façon provisoire, le temps de notre observation pour la durée de nos enquêtes et sur un seul film : La Jetée de Chris Marker.

Afin de déjouer par avance la critique qui nous reprocherait d'avoir préalablement inventé nos outils avant même l'expérience et les enquêtes, nous aurions pu faire émerger ces outils en guise de conclusion ; mais là encore, nous reconnaissons avoir pratiqué la tactique du serpent et la stratégie de l'aigle. En le disant clairement, nous espérons ainsi relativiser la portée de notre travail et les prétentions qu'on pourrait lui imputer malgré nous.


 

Les sept instruments fondamentaux :
- La disjonction exclusive : C'est par excellence l'outil dont on use volontiers sans l'exhiber

comme tel. Ainsi la vision du film La Jetée suscite des questions immédiates dans l'esprit du spectateur :

-pourquoi ce film est-il en noir et blanc et non pas en couleur ?

-pourquoi procède-t-il par photogrammes et non point par plans cinéma ?

-pourquoi une voix off au lieu du dialogue in ?

-pourquoi une musique off et point de musique in ?

Tout cela nous permet donc de dresser un tableau des oppositions suivantes :

Blanc // noir

Musique in // musique off 

Voix in // voix off

Photogrammes // plans cinéma

Ce type d'oppositions exclusives est en fait constamment employé dans les oeuvres de

fiction. Ainsi dans le Don Quichotte de Cervantes, Don Quichotte est grand et maigre tout autant que Sancho Panza est petit et gros. De même au cinéma, Hardi sera d'autant plus grand et gros que Laurel sera petit et maigre ; plus la Cosette des Misérables de Victor Hugo sera menue, plus pachidermique apparaîtra la Thénardier etc...

Ainsi dès que le spectateur tente de justifier le choix de l'auteur ou du réalisateur, il dresse un tableau d'exclusion.

Nous aons vuque nos enquêtes auprès des spectateurs de La Jetée de Chris Marker confirment l'utilisation directe et immédiate de la disjonction exclusive.

En effet, le spectateur loin de s'en tenir au tableau précédent présence / absence va en fait dresser d'autres oppositions qui ont pourtant cessé d'être exclusives.

- L'arbre de choix : Compte tenu des partis pris du réalisateur, le spectateur finit par établir les voies qu'il aurait pu emprunter pour réaliser son oeuvre et qu'il a recusé. C'est l'ensemble de ces choix refusés que l'on observera dans la partie II du tableau, mais ces alternatives n'existent qu'en fonction de la partie I du tableau. C'est donc à partir des choix retenus par le réalisateur que l'on peut dresser l'arbre des choix récusés, mais l'interprétation commence lorsque le spectateur veut rendre cohérent l'ensemble des choix retenus comme un choix unique et pertinent qui les assume tous.

Nous voyons donc là la différence entre la tactique du serpent et la stratégie de l'aigle. Dans le premier cas le spectateur s'interroge sur les choix qu'ils soient retenus ou récusés, il les décrit, il les parcourt, il les sonde quelque soit leur nature. La stratégie de l'aigle consiste dans ce coup d'oeil unique qui va intégrer les différents choix retenus en un seul choix cohérent.

Ainsi par exemple, nous dirons que le choix du noir et blanc, le choix des images fixes, le choix d'un commentateur off et le choix d'une musique off se fondent en un seul : la mémoire.

- la relation d'identité : en définitive, la recherche d'un arbre de choix unique revient à tenter de rattacher au même thème unique le plus grand nombre de signes possibles.

Ainsi dans L 627 de Bertrand Tavernier, le spectateur catholique de droite, qui veut

absolument voir dans ce film confirmées ses opinions politiques, va rattacher différents signes du film à la culture chrétienne :

Le héros s'appelle Lucien

.

Lumière

.

Vitrail

(vitres de la cage d'escalier dépolies)

.

Eglise

.

Enterrement du grand-père

.

Chants religieux

.

Miracle de l'enfant séro-négatif

.

Gabriel

(étymologie : la force de Dieu)

.

Force de reprendre la croisade

(anti-arabe)

Encore une fois, nous remarquerons combien chaque signe susceptile de nourrir une seule lecture (la relation d'identité à cette lecture) est ausculté, manipulé, afin de permettre le point de vue univoque final (stratégie de l'aigle).

- la condensation de sens : nous comprenons d'ores et déjà comment le spectateur jauge les signes. Cela lui est d'autant plus facile qu'il peut prêter plusieurs significations au même signe. Il est évident que le héros de L 627 tutoyé par ses collègues doit forcément porter un prénom, c'est le niveau de la dénotation, mais bien entendu le choix de Lucien apparaîtra comme pertinent grâce au vitrail et au combat de l'archange contre le mal, il aurait pu s'appeler de façon tout autant pertinente Gabriel, Mickaël (comme Dieu), Emmanuel (l'oint de Dieu) etc...

Le choix du verre dépoli n'implique pas forcément vitrail, l'identification de l'un à l'autre ne peut être qu'un saut dans la connotation.

L'idée de croisade ne se dégage que parce que les dealers dans le film sont tous arabes ou noirs, cela vient donc nourrir l'opposition entre l'occident chrétien et le non-chrétien mais cette induction (tous les dealers sont non-européens) ne peut être pertinente que dans la connotation politique d'un spectateur chrétien de droite intégriste.

Ainsi pour chaque signe filmique, le spectateur a le loisir de dégager deux significations : la dénotative qui est irréfutable et constitue comme un allant-de-soi, et la connotative, qui peut appartenir à l'interprétation. A travers cette connotation qui s'appuie sur la dénotation, lespectateur tente de faire passer pour objectif un discours subjectif.

L'art de la condensation relève donc bien de la tactique du serpent.

Le code: 

Nous appellerons codel’élaboration d’un système de différencespar métaphore dans un autre système. Ainsi la répartitiondes personnages dans un film renvoie à la répartition de valeurs différentes abstraites comme dans le cas du film LES RAISINS DE LA COLERE . de John Ford.

Ainsi le héros rencontre un prédicateur qui a cessé de précher, c’est la fin de la Bible...

Puis le héros rencontre un fermier qui dépose son fusil au lieu de s’en servir contre ceux qui viennent détruire sa ferme, c’est la fin du Gun...

Puis le grand-père du héros meurt en quittant la ferme, c’est la fin de l’enracienement foncier,

Enfin la mère du héros se retrouve seule, séparée de ses enfants , sans savoir où ils sont, le père malade, c’est la fin de la famille...

Ainsi la répartition des personnages reproduit le système des valeurs américaines , piliers de la conquête de l’Ouest,atteintes de plein fouet par la crise de 29, et la fin des personnages représente la fin des valeurs correspondantes. C’est un code que cette répartition des personnages. 

NBous voyons d’emblée l’intérêt qu’il peut y avoir à traiter indifféremment du film ou du roman,puisque cette analyse vaudrait pour le roman comme pour le film qui l’illustre. Il s’ensuit que nous recherchons des éthnométhodes qui soient communes aux spectateurs comme aux lecteurs des oeuvres. C’est en ce sens que nous sommes en droit de parler de propédeutique à toute interprétation...

Nous aurons à nous interroger sur le système des couleurs , c’est-à-dire à nous intérésserau code, dans le film de Godard, le Mépris.

La relation paradoxale où la négationseule est pertinente:

Dans les films, nous auronstrès souvent indiqué ce que le héros n'est pas sans savoir ce qu'il est.

Et donc il existeraitcettestructure paradoxale qui permet aux spectateurs de comprendre ce que le héros n’est pas, sans qu’il sache nécessairement ce qu’il est..

Prenons l’exemple de Jean de Florette, de Claude Berri, d’aprés le roman de Pagnol:

Graffignette, l’amie de toujours de Florette, est surnommée ainsi parce queenfant, quand un garçon voulait l’embrasser, elle, qui s’était laissé pousser les ongles bien pointus, lui graffignait la figure.nous savons ce qu'elle ne veut pas, mais nous ignorons ce qu'elle veut.

Florette, au contraire se laissait faire, justifiant son prénom...

Graffignette est un symbole par négation, alors que Florette est un symbole par affirmation . Mais c’est la description de Grafignette qui nous permettra de comprendre par antonyme, ce qu’était Florette.