SEPTIEME CHAPITRE

LE CHAOS
 
 

Fureur du chaos, mesure de l'ordre

Les phénonomènes obéissent-ils à des lois universelles et nécessaires ? Ou bien y a-t-il des événements contingents ? En d'autres termes : hasard ou déterminisme ? Jusqu'à une époque récente, le partage était à peu près clair . la science se rangeait d'elle-même du côté du déterminisme et refusait tout intrusion du hasard dans les phénomènes. Le hasard était purement et simplement bani des discussions sérieuses : le fait de ne pas pouvoir prédire l'état futur du monde n'était que le résultat de notre propre ignorance des causes gouvernant les phénomènes. L'avènement de la physique contemporaine a petit à petit conduit les scientifiques à questionner la réalité d'un ordre de la nature, ordre caché et a priori.
 
 

L'actualité de la querelle du déterminisme

Depuis une dizaine d'années, la remise en question du déterminisme a pris une telle ampleur qu'on peut véritablement parler d'une faille épistémologique, à tel point que certains nient l'existence d'un monde à la Newton où tout obéit à des lois immuables. I1 est alors nécessaire de trouver un nouveau paradigme capable d'expliquer l'émergence d'une forme d'ordre à partir du désordre. En juin 1981 le Colloque de Cerisy tente de répondre à cette question en choisissant le thème de l'auto-organisation. Le retentissement est considérable et suscite la mise en chantier d'un Centre de recherche sur l'épistémologie et l'autonomie. Le nouveau paradigme déborde l'hexagone et devient un phénomène mondial qui passionne les philosophes comme les scientifiques du monde entier.

De fait, le déterminisme est au centre de la conception classique de la science. I1 découle d'une évidence, celle du principe de raison suffisante qui affirme que tout effet a une cause. Pourtant, on l'a vu, en dépit de son évidence, le principe de raison suffisante a mis beaucoup de temps avant d'être formulé explicitement. I1 faut attendre le XVIIème siècle ! Spinoza l'énonce explicitement au début de l'Ethique mais n'éprouve pas le besoin de le prouver ou de le justifier.

Toujours est-il qu'une fois formulé, le déterminisme reprend le principe et le radicalise en le transformant en loi : les mêmes causes produisent les mêmes effets. Et voilà la causalité enfermée dans les rets de la science : le scientifique dira comment, les autres pourront se battre pour le pourquoi.
 
 

Un système divinatoire

Le déterminisme ne permet pas seulement de récupérer la recherche des causes (au moins des causes efficientes et des causes formelles), il permet surtout de transformer la science en système prédictif. Expliquer c'est prédire, dira plus tard Israel Scheffler (235). Tout simplement parce que la connaissance des lois scientifiques et de l'état d'un système suffit pour prédire l'évolution des choses. C'est la fameuse thèse de Laplace et de son démon.

Nous devons donc, écrit Laplace, envisager l'état présent de l'univers comme. l'effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respectives des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l'analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de. l'univers et ceux du plus léger atome ; rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. L'esprit humain offre, dans la perfection qu'il a su donner à l'astronomie, une. faible esquisse de cette intelligence. Ses découvertes ... l'ont mis à portée de. comprendre dans les mêmes expressions analytiques les états passés et futurs du système du monde... Tous ses efforts dans la recherche de la vérité. tendent à le rapprocher sans cesse de l'intelligence que nous venons de concevoir, mais dont il restera toujours infiniment éloigné (236).

En récupérant la prédiction la science plonge du même coup dans les ténèbres de l'irrationnel tout ce qui relève de la divination. La distinction entre les deux repose en réalité sur le déterminisme : si un phénomène est renouvelable, autrement dit, si on peut donner les conditions de l'expérience, nous sommes devant un fait objectif dont l'étude constitue une science. sinon, le phénomène ne relève pas de la science.

Qu'est-ce qui jusitifie, en effet, la prétention du système scientifique à prédire, mieux que tout autre système de divination, l'état futur du monde ? Pour Laplace comme pour Einstein, le temps n'est finalement qu'une illusion dont le déterminisme peut nous débarrasser. Il suffit de connaître les causes et de croire que les mêmes causes produisent les mêmes effets pour reconnaître que l'état de l'univers à n'importe quel moment est contenu dans le premier instant de son existence. Que le déterminisme vacille et voilà que la prétention scientifique à être le seul système divinatoire sérieux va connaître des difficultés.

235 : Israel Scheffler, Anatomie de la science, Seuil, Paris, 1966.

236 : P.S. Laplace, Oeuvres, Gauthier-Villars, vol. VII, I, pp. VI-VII.
 
 

L'infinité des paramètres

I1 est pourtant possible de croire au déterminisme sans pour autant affirmer que la prédiction est possible. La plupart des météorologues, par exemple, croient que les phénomènes atmosphériques obéissent à des lois strictement déterministes. Mais ils savent bien que le nombre de paramètres dont il faut tenir compte est tel que la prédiction du temps reste encore un art. Inversement, même en physique, il est possible de faire des prédictions sans recourir à des lois déterministes. C'est ainsi que le physicien quantique n'hésite pas à prédire le comportement d'un grand nombre de particules même s'il est dans l'incapacité de décrire le comportement de telle ou telle particule particulière. Mais, historiquement, c'est le déterminisme qui a donné à la science le moteur de son universalité et qui en a fait la seule méthode divinatoire reconnue.

Certaines méthodes divinatoires non scientifiques prétendent se fonder aussi sur le déterminisme. Mais pour un bon nombre, elles se fondent davantage sur le fatalisme que sur le déterminisme. Ces deux notions sont en effet radicalement différentes. La seconde, comme nous l'avons vu, suppose que le monde obéit à des lois strictes . il suffit d'un élément quelconque pour que l'effet final soit différent. C'est le fameux battement de l'aile du papillon qui produit une éruption volcanique. Au contraire, dans le fatalisme, rien ne peut changer ce qui a été écrit. Quels que soient les moyens utilisés par les hommes, ce qui doit arriver arrivera, non pas à cause d'un enchaînement de causes et d'effets, mais parce que tel est le destin.
 
 

Existence de l'ordre

La position déterministe permet simplement d'affirmer l'existence d'un ordre dans la nature. Tout naturellement, c'est au scientifique qu'il appartient de décrire cet ordre. Qu'on abandonne l'idée de cet ordre préalable et voilà que le fondement de la prétention scientifique s'effondre. S'il n'y a pas d'unité cachée, les lois ne sont que des recettes qui marchent plus ou moins bien. Il n'existe plus de raison a priori de préférer la science à d'autres types d'approche. Finalement, c'est l'efficacité de la méthode qui tranchera. I1 serait illusoire de voir là un moyen infaillible de trancher : la notion d'efficacité est hautement subjective. En dernier ressort, c'est le village des spécialistes qui finit par décider qu'une méthode est bonne ou qu'un paradigme est préférable à un autre à une certaine époque.

En 1980, le Colloque de Cerisy se réunit autour du thème du chaos. La communauté scientifique se demande comment la science, dont l'ambition est de découvrir l'ordre caché de la nature, peut solliciter les potentialités organisatrices du désordre, du chaos et du hasard ? La réponse du spécialiste se fait rarement attendre . sans cette préoccupation réputée paradoxale, la science ne saurait expliquer les phénomènes de turbulences ou les changements climatiques par exemple, ni les fluctuations boursières (237). La diversité des points de vue a de quoi faire rêver.

237 : Guitta Pessis-Pasternak, Faut-il briller Descartes, La Découverte, 1991. Un certain nombre des citations qui suivent sont empruntées à ce livre.
 
 

Le mathématicien rationaliste

René Thom, surtout connu pour ses travaux en théorie des catastrophes, est un ardent défenseur du déterminisme. A ses yeux, 1hasard est un concept entièrement néatif, vide, donc sans intérêt scientifique et la science aurait bien tort de renoncer pour lui au déterminisme. Son réquisitoire est sans concession : on s'est un peu trop pressé, déclare le mathématicien des catastrophes, de danser la danse du scalp autour du cadavre du déterminisme laplacien. Le déterminisme en science n'est pas une donnée, c'est une conquête. En cela, les zélateurs du hasard sont les apôtres de la désertion (228). Et pourtant, les zélateurs ne se font pas faute d'utiliser les résultats de René Thom pour construire le nouveau paradigme...

Comment, historiquement, a pu s'imposer le dogme déterministe ? En d'autres termes, comment est-on passé de la magie à la science ? Pour René Thom, c'est la géométrie grecque qui a permis de faire la distinction entre les deux. C'est avec elle en effet, que l'action à distance devient impossible : la mesure de l'espace empêche ce genre de dérive. Bien sûr, certains physiciens envisagent aujourd'hui des hypothèses moins orthodoxes. Mais, explique René Thom, on tolère l'action à distance, en science, uniquement dans la mesure où elle est contrôlée par une formule explicite (239).

La géométrie n'est pas la seule différence entre science et magie. René Thom ajoute : la science est universelle : que ce soit au Japon, en Union Soviétique ou en France, malgré des comportements sociologiques différents, il s'agit de la même science ! (240). En clair, chaque société développe sa propre magie tandis que la science est consensuelle.
 
 

Prigogine et la Nouvelle Alliance

Prigogine n'a pas hésité à proclamer l'avènement d'une rationalité scientifique nouvelle qui invite à renoncer aux idéaux intellectuels les plus ancrés. Les lois fondamentales de la nature sont irréversibles et stochastiques, alors que les lois déterministes et réversibles traditionnelles ne sont applicables qu'à des situations limitées (241). En clair, le déterminisme devient intenable dès qu'on s'approche de situations complexes.

Il est certes possible, écrit Prigogine, qu'un observateur situé en dehors de 1a nature voie un monde différent et en donne une description déterministe. C'est là un pseudo problème car je crois que la science se préoccupe des modèles de la réalité que nous élaborons, plongés dans le monde comme nous 1e sommes. Les découvertes de ce siècle, de la mécanique quantique aux instabilités hydrodynamiques, montrent que les schémas déterministes nous sont inaccessibles (242). Avec lui, le chaos devient objet de science et le caractère non reproductible d'une expérience n'est plus un argument contre cette expérience.

Reste à savoir comment on peut expliquer l'existence de phénomènes réguliers. Faut-il supposer une scission entre un univers ordonné et un univers soumis au hasard ? Pour Prigogine, une telle scission n'est pas nécessaire. I1 existe des états attracteurs de la matière c'est-à-dire des états qui se maintiennent dès qu'ils ont été atteints. Le même paradigme peut donc s'appliquer à l'ordre et au désordre, le premier n'étant plus qu'un cas particulier du second, un peu comme la géométrie euclidienne n'est qu'un cas particulier de la géométrie générale.
 
 

Edgar Morin et la notion de complexité

Qu'est-ce que la complexité selon Morin ? L'extrême quantité d'interactions et d'interférences entre un très grand nombre d'unités qui défient nos possibilités de calcul ; mais la complexité comprend aussi des indéterminations, des phénomènes aléatoires. Elle coïncide avec une part d'incertitude, soit tenant aux limites de notre entendement, soit inscrite dans les phénomènes (243).
 
 

La science en tant qu'activité sociale.

Kuhn refuse de voir la science comme une source de vérités : elle n'est qu'une suite infinie de paradigmes dont rien ne garantit que l'un soit plus vrai que l'autre. Nous ne. possédons aucune voie d'accès au monde, écrit-il, qui puisse nous permettre de mesurer le progrès de ces hérésies scientifiques. Aucune cour de justice indépendante n'est à mêm de juger de la pertinence des théories. C'est seulement l'hérésie scientifique ellemême qui est apte à décider de la validité des faits. L'impact des découvertes scientifiques est donc déterminé. par notre vision du monde, et celle-ci nous est donnée précisément par le paradigme auquel nous avons souscrit (244).

Plus généralement, la science n'est pas une activité désincarnée. Elle est une activité sociale comme une autre et, à ce titre, elle est soumise à des a priori, à des pressions etc. Jurgen Habermas, dans Connaissance et intérêt, défend un point de vue semblable : la recherche en laboratoire est en définitive motivée par des raisons extra-scientifiques, quelles soient financières, psychologiques ou autre. En outre, le recrutement et la formation d'un chercheur sont eux aussi le résultat d'une démarche qui n'a que peu de rapport avec une science désintéressée et désincarnée.

238 : Citation tirée du livre de Guitta Pessis-Pasternak, Faut-i1 brûler Descartes, La Découverte, 1991.

239 : ibid.

240 : ibid.

241 : ibid.

242 : ibid.

243 : ibid.

244 : ibid.
 
 

Une théorie anarchiste de la connaissance

Paul Feyerabend n'hésite pas à défendre un point de vue encore plus radical. I1 n'y a pas de méthode qui tienne, tout est bon. Pour tout énoncé, affirme-t-il, théorie ou point de vue conçu comme vrai avec de bonnes raisons, il existe des arguments susceptibles de prouver qu'une vision alternative est au moins aussi bonne, sinon meilleure. Et s'il était encore un doute quant à sa position, le philosophe ajoute que la rationalité de la science semble souvent résulter de difficiles reconstructions a posteriori et n'est en rien apparente dans laproduction du savoir où des méthodes de validation irrationnelles sont rendues nécessaires par le développement inégal des différentes parties de la science.
 
 

Les labyrinthes des circuits imprimés.

Tous ces points de vue reposent sur l'existence d'un modèle mathématique susceptible de décrire adéquatement le monde. On retrouve ici l'idée de Galilée selon laquelle la nature a deux langages celui de la religion et celui des mathématiques. Aujourd'hui, c'est l'informatique qui fournit le paradigme et non pas les mathématiques. On pourrait croire qu'il s'agit là de la simple mise en place d'un outil supplémentaire. Rien n'est moins sûr. Le modèle mathématique repose sur la notion de cohérence. Le modèle informatique implique au contraire une possibilité de simulation. I1 n'est pas question dans cette deuxième catégorie de vérifier que toutes les opérations de l'ordinateur ou toutes les lignes du programme obéissent à une logique stricte. On sait bien, au contraire, que les programmes contiennent des incohérences, font appel à des hypothèses incompatibles etc. mais que ces crimes de lèse-mathématiques ne posent aucun problème à l'ordinateur pourvu que le programme sache éviter les rencontres inopportunes...

La seconde différence vient de la capacité qu'a l'informatique de modéliser n'importe quoi. On peut informatiser une langue (avec plus ou moins de succès) mais il n'existe pour l'instant pas de mathématisation d'une langue naturelle. En d'autre terme, la capacité informatique de représenter des connaissances changent le sens de ces opérations.

La troisième différence apparaît dans la capacité de l'informatique à mélanger ordre et désordre. Le terme de mélange fait plutôt penser à un désordre et parler d'un mélange entre ordre et désordre laisse penser qu'on obtient forcément du désordre. La trouvaille informatique est que précisément, l'ordre n'est jamais donné de manière définitive. Elle remplace la notion d'ordre par celle d'indexation. L'ordre devient quelque chose qui est en train de se faire. La stabilité n'est pas dans la loi qui agence, mais au contraire dans le numéro de la chose. Différence capitale le programme peut être changé mais la banque de donnée reste. I1 existe une multitude d'ordres possibles pour une même masse de chose. Parler d'un ordre informatique, d'un seul, n'a aucun sens.

L'auto-organisation ne laisse pas les informaticiens indifférents. En d'autres termes on peut se demander si une machine pourra un jour s'autoréviser grâce à l'intelligence artificielle. Là aussi, le débat est loin d'être clos. Hubert Dreyfus compare volontiers les progrès de l'intelligence artificielle à de petits pas, comme s'il suffisait de grimper sur un arbre pour prétendre arriver à la lune. Au contraire, rétorque Edward Feigenbaum, nous aurons des robots aussi intelligents que nous-mêmes ! Ils seront capables de résoudre certain problèmes de façon plus complexe et plus minutieuse que les humains ne sauraient le faire (245).

De ce point de vue, les cadres de la science classique révèleraient leurs limites en s'avouant parfois mécanistes, réductionnistes et voués à la linéarité. Dans ce cadre, la figure de l'hérétique fait particulièrement recette. Le scientifique, comme tout groupe humain, possède son martyr, celui qui donne la vérité contre les coalitions d'intérêts du moment.

245 a ibid.