DEUXIEME CHAPITRE

L'ORIGINE DU RATIONALISME
 
 

Les Idées platoniciennes

Avant de me lancer dans l'étude de l'ethnométhodologie, j'ai consacré de longues années à l'apprentissage de la philosophie. L'enseignement que j'ai reçu, à Paris IV, à Paris I et à Berkeley en Californie, n'était évidemment pas monolithique. Derrière la disparité apparente des systèmes, se cachait malgré tout une allégeance généralisée à la pensée de Platon. Non pas que tous les enseignants eussent été des platoniciens de stricte obédience, mais la plupart de ceux que j'ai rencontrés (sauf à Berkeley) manifestait à l'égard du philosophe grec une soumission étonnante. Loin d'être indifférents, ils le prenaient au contraire comme un modèle, comme l'horizon indépassable de la philosophie. On pouvait tout critiquer, mais la coutume du village des philosophes voulait qu'on soit au garde à vous devant Platon. Ce choix n'est évidemment pas étonnant. Platon incarne la domination de la pensée essentialiste, celle qui affirme que les choses doivent être conforme à un modèle idéal. C'est lui qui, avec son interrogation sur les problèmes de la définition (ho logos horismos), sera à l'origine de la pensée par déduction de concept.

Inversement, tout l'enseignement que j'ai reçu consistait à se moquer des sophistes, considérés à l'égal des publicitaires d'aujourd'hui. I1 y avait donc deux pensées : la bonne, celle de la tradition platonicienne, qui discute d'idées, de définitions, de substances, de concepts etc. et la mauvaise, celle qui affirme la relativité des choses, l'incertitude des définitions, l'absence de critère décisif des preuves etc. I1 n'est évidemment pas question dans un travail tel que celui-ci de chercher pourquoi le village des philosophes a massivement opté pour le platonisme. Nous allons plus simplement essayer de voir s'il n'y a pas quelques inconvénients dans cette manière de voir.

Nous allons procéder de manière à la fois platonicienne et ethnométhodologique : dans un premier temps, nous ferons un exposé de la pensée du village des platoniciens, en tant que membre de ce village. Nous verrons donc si une idée platonicienne peut vraiment décrire la totalité d'une réalité. Les formes idéales décrites dans le détail par Platon ne sont pas très nombreuses. Souvent, en effet, le philosophe athénien se contente de montrer la vacuité des définitions proposées par les interlocuteurs de Socrate, sans toujours développer sa propre vision des choses. I1 y a toutefois une exception notable, celle de La République. Le but du livre, on le sait, est d'abord de parvenir à une définition de la justice. Et c'est pour y parvenir que Platon utilise la métaphore de la cité idéale.

Le statut de la cité idéale chez Platon.

Données méthodologiques

- En premier lieu, nous considérerons, à tort ou à raison, que l'oeuvre de Platon représente une unité systématique, ce qui nous permettra, d'une part, d'expliquer Platon à partir de Platon et, d'autre part, d'éviter le débat insoluble portant sur l'ordre chronologique des dialogues (un tel débat ne serait d'ailleurs pas de notre compétence, et n'aurait pas sa place ici).

- En second lieu, en dépit des allégations de certains spécialistes (Léon Robin, par exemple, remarque, au sujet du livre II de La République, que cette continuation apparente du précédent dialogue lui est, de l'avis général, notablement postérieure(71) nous supposerons que La République est un seul dialogue. Il est possible que le livre I ait été à l'origine un dialogue séparé appelé Thrasymaque, mais,en l'absence de preuve décisive, nous nous pensons autorisés à ne pas en tenir compte.

- En troisième lieu, nous tiendrons la lettre VII pour non apocryphe étant donné que, selon Léon Robin, la critique est quasi unanime pour en reconnaître l'authenticité ; nous n'hésiterons donc pas à faire usage de cette lettre, dans le court développement qui va suivre, lorsque le besoin s'en fera sentir.

Les pages qui suivent se proposent d'apporter quelques éclaircissements à la notion de cité idéale telle qu'elle est envisagée dans l'oeuvre de Platon et tout particulièrement dans La République. Après quoi, nous essaierons de voir si l'accusation de société fermée, voire totalitaire, que lui porte un philosophe comme Popper est strictement fondée.

71 : Léon Robin, Platon, Oeuvres Complètes, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, 1950, n.2 p.1388.
 
 

Le fondement ontologique

Nulle part, peut-être, davantage que chez Platon, philosophie et politique n'ont été aussi indiscutablement liées ; la cité idéale est l'un des fondements de la politique ; chercher à la définir précisément revient à lui donner un fondement ontologique.

On pourrait se demander pourquoi la notion de cité idéale réclame des éclaircissements. A la lecture de La République, il semble qu'il y ait une ambiguité dans la conception de cette cité : est-elle un concept, une Idée, ou bien encore quelque chose dont la réalisation est possible ? De la réponse à cette question dépendra la validité de l'accusation de fermeture. Et si on considère qu'elle n'est qu'une utopie, on peut se demander s'il est légitime de parler de quelque chose qui n'existe pas et dont on ne peut par conséquent rien savoir, au sens platonicien du terme. A moins que l'on puisse montrer qu'il s'agit chez Platon d'une hypothèse dont il envisage les conséquences. Si tel était le cas, il s'agirait d'une forme primitive du raisonnement hypothético-déductif et l'on voit mal ce qu'on pourrait lui reprocher. Kant, dans la Critique de la Raison Pure, n'est pas loin de partager cette idée : il vaudrait mieux s'attacher davantage à cette idée (celle de la République) et la mettre en lumière grâce à de nouveaux efforts que de. la rejeter comme inutile sous le très misérable et très honteux prétexte qu'elle est irréalisable (...). C'est là au moins une idée nécessaire qui doit servir de base non seulement aux grandes lignes d'une constitution civile, mais encore à toutes les lois, et où il faut faire abstraction, dès le début, des obstacles actuels, lesquels résultent peutêtre moins inévitablement de la nature humaine que du mépris que l'on fait des vraies idées en matière de législation (72)

72 : Kant, Critique de la Raison Pure, traduction française de Tremesaygues et Pacaud, P.U.F. 1975 p. 264.
 
 

La recherche d'une définition de la justice

La République, comme on le sait, vise à définir ce qu'est la justice ; au livre II, Socrate suggère que la nature de la justice sera plus facile à découvrir dans un domaine plus vaste que celui de l'individu et propose d'examiner ce qu'il en est de la justice à l'échelle de la cité ; on passe ainsi des petites lettres au grandes lettres (73). Socrate brosse donc le tableau de la naissance de la société afin de voir comment apparaissent la justice ou l'injustice en son sein. Apparemment, l'injustice ne devrait pas pouvoir naître dans cette société première. Comme le remarque Adimante(74), la justice, ou son contraire, est une certaine façon pour les agents d'une société d'user de leurs relations mutuelles. Mais, bien que cette première cité soit saine, le ver est déjà dans le fruit le désir du plus s'installe, on assiste à une multiplication morbides des besoins et des désirs dont la satisfaction pousse les hommes à des menées hégémoniques et guerrières. Pour éviter une telle décadence, il est nécessaire que le gardien de la cité soit philosophe. La thèse du philosophe-roi est là pour répondre à la question posée au début du livre V (75) par Adimante et Polémarque . comment la construction d'une telle cité est-elle possible, comment la bonne entente à l'intérieur de celle-ci sera-t-elle assurée ?

Socrate doit donc approfondir son idéal de cité avant de faire le portrait de la cité injuste et d'en montrer les différentes formes ; les livres V, VI et VII répondent à la question et sont, en quelque sorte, une digression par rapport au sujet principal. Au livre VIII, la discussion est reprise là où on l'avait laissée à la fin du livre IV : Socrate et Glaucon, comme deux lutteurs après une pause, se reprennent comme ils s'étaient laissés (76).
 
 

73 : les références à l'oeuvre de Platon sont données suivant la pagination de l'édition publiée à Lyon, en 1578, par Henri Estienne, laquelle est reproduite dans la plupart des éditions modernes. La République, II, 368d.

74 : ibid. 371a.

75 : ibid. 449bc.

76 : ibid. 544b. " : Platon, Protagoras, 319a.

Socrate peut donc enfin procéder à l'examen des régimes injustes pour achever de réduire à néant la thèse de Thrasymaque qui se faisait le champion de l'injustice. La cité idéale est donc un moment dans le dialogue et intervient pour indiquer que, contrairement à la thèse des sophistes, on est plus heureux quand on est juste. De plus, grâce à l'exemple de la cité idéale, on a une assez bonne image de ce qu'est la justice en soi.

Qu'un tel sujet fasse l'objet des dix livres de La République, voilà qui n'est pas pour nous surprendre. En effet, dans l'Athènes du quatrième siècle avant J.-C., de nombreux sophistes prétendaient enseigner la vertu, et quant à soi et quant à l'art d'administrer les cités. C'est par exemple ce que Protagoras se fait fort d'enseigner à Hippocrate (77).

De plus, on sait que le mouvement pythagoricien était non seulement intellectuel et religieux mais aussi politique. I1 avait abouti à la formation d'une confrérie qui cherchait à faire de 1a propagande et à s'emparer du pouvoir dans les cités de Grande Grèce (78) ; les pythagoriciens s'emparèrent du pouvoir à Crotone au cinquième siècle où il tentèrent peut-être de réaliser la cité parfaite avant d'être rudement chassés par Cylon. Enfin, un peu avant l'époque de Platon, l'idée de la République et d'une réforme sociale dans le sens du rationalisme fut émise par Phaleas de Chalcédoline et Hippodamus de Milet (79).

78 : Emile Bréhier, Histoire de la philosophie, P.U.F. 1948, tome I, p. 50.

79 voir Léon Robin, La pensée grecque et les origines de l'esprit scientifique, Paris, 1923 p. 239 et Aristote, Politique, II, 7, 1266 a 39.
 
 

Le déroulement ontologique de la décadence

On peut maintenant se demander si la cité idéale est équivalente à la cité saine, à l'état de nature ou à l'âge d'or. Selon Popper (80), on a généralement tendance à voir dans l'Etat parfait de Platon le programme utopique d'un progressiste (...) on veut souvent voir dans ces textes une description voilée de l'avenir. Je suis pour ma part convaincu qu'il n'avait pas cette intention.

A la fin du livre IX, Glaucon précise que l'on vient de fonder l' Etat qui n'a son existence qu'en paroles, vu qu'il n'y a aucun lieu de la terre où il se. trouve (81). Dans le Timée, l'Etat idéal est encore posé comme utopique et Socrate le précise en souhaitant qu'au cours d'un récit, on (lui) fit entendre comment la cité montre sa supériorité dans un combat (82). De même, dans Les Lois, l'Etranger propose d'entreprendre de constituer théoriquement un Etat, comme si nous en étions les fondateurs originaux (83). La cité idéale est le résultat d'une construction artificielle et n'a rien de naturelle ; elle est bien distincte de la cité saine du livre II de La République (84) et de l'âge d'or du Politique ( 85) ou des Lois (86). Nous pensons donc pouvoir affirmer que la cité idéale n'est pas quelque chose qui a existé en des temps reculés et que, contrairement à ce qui se passe chez Rousseau, elle n'est pas une origine mais une utopie.

Si tel est bien le cas, comment expliquer que le point de départ de la décadence des livres VIII et IX soit une utopie ? Comment peut-on passer d'une forme idéale sans existence matérielle à quatre formes réelles de gouvernement ? I1 s'agirait de passer d'un modèle à une nécessité historique. Mais, en fait, avons-nous affaire à un tel passage ? L'aristocratie est un concept et, en tant que tel, n'existe pas dans le monde sensible ; tout porte à croire qu'il s'agit d'un modèle intelligible. De là, on ne peut passer à l'existant, car on passerait alors de l'ontologique à l'ontique. Nous devons donc penser que l'histoire des livres VIII et IX de La République n'est pas une histoire mais une chaîne de concepts, un déroulement ontologique : de fait, on assiste à une contre épreuve des livres précédents au moyen de l'analyse des conditions qui engendrent l'injustice. Au premier de ces concepts, celui de l'aristocratie, aucune réalité existante ne correspond tandis qu'aux quatre autres (timocratie, oligarchie, démocratie, tyrannie), des étants correspondent. Mais, dans ce cas, un problème majeur se pose . comment expliquer que, de la cité idéale, on puisse dériver des Etats corrompus ? Comment du parfait peut naître l'imparfait ? Comment peut s'engendrer la première décadence ? C'est cette dernière question que nous allons aborder maintenant.
 
 

80 : Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis, Seuil, 1979 p. 48.

81 : Platon, République IX, 592ab.

82 : Platon, Timée 19c.

83 : Platon, Lois III, 702d.

84 : Platon, République II, 369a sq..

85 : Platon, Politique, 268d sq.

86 : Platon, Lois IV, 713a sq.

L'âge d'or

Tout d'abord, dans tous les textes où Platon traite de la décadence, celle-ci est due à l'oubli. On sait que chez les Grecs, la vérité est alêthéia qui vient de alêthês (vrai) qui lui-même a pour racine a et lanthanô (se cacher et, au moyen, lanthanomai, oublier) ; elle est donc ce qui n'est plus caché ou, mieux, ce dont on se souvient par l'abolition de l'oubli. Il n'entre pas dans le propos d'un exposé aussi court de faire une étude de l'oubli chez Platon ; la simple description de cette notion, l'une des clés de voûte du platonisme, nous entraînerait trop loin. On connaît la doctrine de la réminiscence (87), nous n'insisterons pas sur ce point. En revanche, il nous faut noter que l'oubli est la cause majeure de la décadence, dès que Platon parle de celle-ci. Dans le mythe du Politique (88), l'Etranger brosse le tableau de la société de l'âge d'or quand la divinité gouverne le monde : il n'y a pas de véritable organisation politique, il est inutile de se soucier des besoins, les hommes n'ont pas l'obligation de travailler, ils sont sans vêtements et sans lit et enfin ne s'accouplent pas car ils naissent de la terre. Dans un tel état, étant donné que la société est quasiment inexistante, le problème de la justice ne se pose pas réellement. De plus, puisqu'il n'y a ni accouplement ni nécessité de travailler, les désirs sexuels et les désirs de gains sont inexistants.

87 : voir Platon, Xénon, 81b sq. et Phédon 72e sq.

88 : Platon, Politique 268d sq.

Tout ceci s'explique par la présence du dieu qui veille sur les hommes comme un berger sur son troupeau(89). Puis, sans doute parce que le dieu est soumis au temps ou à une nécessité cosmologique et mathématique (la question a été âprement débattue par les spécialistes et n'est pas fondamentale ici) le monde devient athée, c'est-à-dire abandonné du dieu. Celui qui conduit le navire de l'univers, ayant pour ainsi dire abandonné la barre du gouvernail alla se retirer dans la guérite de guet tandis que le monde faisait marche arrière, cédant à son penchant prédestiné et congénital (90),il en résulte un grand bouleversement ; tant que les hommes se souviennent des préceptes qui régissaient l'ancien monde, minimes sont leurs maux ; mais avec le progrès du temps et avec, en l'homme, la naissance de l'oubli, grandit aussi chez lui la domination de l'état chaotique qui le caractérisait anciennement (91).

89 : Platon, Politique 275b.

90 : ibid. 272e.

91 : ibid. 273c.

Ainsi, et il en est de même après le règne de Zeus (92), c'est l'oubli progressif qui est la cause de la décadence de l'état divin du monde. De même, dans Les Lois, si, après de grands bouleversements comme les déluges, l'humanité entre en décadence, c'est parce que les seuls survivants sont les pâtres des montagnes, sur les sommets desquelles, çà et là, furent sauvegardées de petites étincelles de ce qui est le genre humain (93).

92 : ibid. 274c.1

93 Platon, Lois III, 677b.

Ces hommes sont en général ignorants des arts et des techniques tels qu'ils sont pratiqués dans les villes ; quant aux bribes de savoir qui auraient pu parvenir jusqu'à eux, étant donné qu'ils ne savent ni lire ni écrire (ils sont agrapha), ils en perdent petit à petit le souvenir. Puis, après un temps très long, la société se reforme ; au début, comme au livre II de La République, elle est exempte de corruption ; mais, à cause de leur ignorance à l'égard de ce qu'il y a de plus important dans les affaires de l'ordre humain (94), une nouvelle décadence se fait jour. De plus, la corruption se produit davantage chez les rois que dans le peuple : ainsi, la chose est claire, les rois de cette époque ont été les premiers à être atteints de ce mal qui consiste à ambitionner d'avoir plus (95).

94 : Platon, Lois III, 688c.

95 . Platon, Lois III, 691a.

Ici, la décadence a une double source : en premier lieu, l'oubli et, en second lieu, l'ignorance et le détachement à l'égard de l'immuable. Si l'on considère maintenant le mythe d'Er du livre X de La République, on constate que l'âme qui est devant le choix d'une destinée choisit parfois une mauvaise existence à cause d'un manque de réflexion dû à la non-pratique de la philosophie dans la vie précédente (96).

Le mythe de l'attelage ailé dans le Phèdre est plus explicite : au moment du choix, c'est, comme précédemment, l'âme du philosophe qui est la mieux à même de choisir, mais, cette fois-ci, Socrate nous fournit une explication . le philosophe a occupé sa vie à tenter de se ressouvenir des Réalités.; à l'heure de la décision, il est en mesure d'opter pour la meilleure des existences ; est seule ailée la pensée du philosophe car les réalités supérieures auxquelles par le souvenir elle est constamment appliquée dans la mesure de ses forces, c'est à ces réalités mêmes que ce qui est dieu doit sa divinisé (97). Durant sa vie, s'écarter de ce qui est réellement parfait et appliquer son esprit aux préoccupations des hommes, c'est accroître l'oubli quant aux choses divines. De tout cela, il ressort clairement que la divinité n'est en rien responsable ni des mauvaises destinées des humains ni de la décadence inhérente à toute société : la responsabilité du choix est pour celui qui l'a fait, la divinité en. est irresponsable (98). Ainsi, c'est l'homme et l'homme seul qui est responsable de la décadence individuelle comme de la décadence sociale, parce qu'il est oublieux des choses divines et qu'il applique sa raison mal à propos.
 
 

96 : Platon, République X, 619bc.

97 : Platon, Phèdre, 249c.

98 : Platon, République X, 617e.
 
 

Le comme si

Comment, dans La République, la décadence s'introduit-elle ? Nous l'avons déjà dit, la cité idéale, point de départ de la décadence, n'existe pas . au début du livre VIII (99), Socrate invoque les muses à la manière d'Homère (100) pour savoir comment a pu naître la première dissonance à l'intérieur de la cité idéale ; il se place ainsi, de façon délibérée, sur le terrain de la fable puisque, à travers sa bouche, ce sont les muses qui parlent. Tout se passe comme si Socrate voulait éviter que l'on oublie le caractère fictif de la cité idéale (il n'est pas besoin de rappeler qu'au livre III, le chef de 1’Académie s'est livré à un violent réquisitoire contre les poètes ; invoquer les muses revient en quelque sorte â indiquer qu'on se livre à une fantaisie poétique qui, si elle s'avère néfaste ou simplement inutile, devra être oubliée comme on supprime les mauvais poèmes).

D'autre part, tout se passe comme si Socrate ne voulait pas endosser la responsabilité de l'explication de la décadence, comme s'il voulait mettre entre parenthèses le fait que quelque chose qui a été défini comme parfait et immuable soit malgré tout sujet au devenir. Autrement dit Platon se place sur le plan du comme si. L'invocation des muses est destinée à assurer le passage fictif de l'idéal à l'existant, afin que puisse commencer la description des régimes corrompus. Cependant, comme chez Montesquieu pour qui il y a des régimes types et des évolutions correspondantes qui ne sont pas données par l'histoire mais par la raison, le devenir des régimes reste une décadence type qui, en tant que telle, n'est pas forcément repérable par l'historien.

La décadence de la cité idéale a une triple cause : en premier lieu, rien de ce qui est humain ne peut échapper au devenir (101) ; en second lieu, le savoir humain est insuffisant (102) et, en troisième lieu, viendra un temps où les gardiens oublieront le nombre nuptial, c'est à dire qu'ils oublieront un calcul rationnel (l03). Nous reviendrons plus tard sur cette question du calculable, telle que Platon, et sa nombreuse descendance, la traite.

Plus immédiatement, le désir, même chez les gardiens de la cité, n'est pas totalement sous le joug de la sagesse, la force de l'épithumia est telle, elle peut se déguiser de tant de façon que, à supposer que cet idéal de cité soit réalisé, il viendra nécessairement un moment où les mariages se feront à contretemps et où, par voie de conséquence, ces enfants, une fois parvenus à l'âge adulte, ne seront pas authentiquement philosophes. D'autre part, l'oubli du nombre nuptial laissera croître un autre germe de décadence : il naîtra des enfants qui n'auront ni bonne nature ni bonne fortune parmi lesquels les meilleurs seront mis en bonne place par les anciens alors qu'ils ne 1e méritent pas (104). Ce qui revient à dire que le principe de justice (tel qu'il est exposé tout au long de La République : que chacun fasse la tâche qui est la sienne (105) se trouve violé à partir du moment où celui qui ne devrait pas gouverner est néanmoins à la tête de l'Etat.

99 : Platon, République VIII, 545de.

100 : Déesse, chante nous la discorde détestable qui valut aux Grecs tant de malheur, début de l'Iliade.

101 : Platon, République VIII, 546a.

102 : ibid. 546b.

103 : 546c.

104 : ibid. 546d.

105 : Platon, République IV, 443b.

Nous avons, semble-t-il, établi les points suivants : la cité idéale est utopique quoiqu'il y en ait peut-être un modèle dans le ciel (106) ; pour expliquer la décadence, Platon a recours à une fiction poétique qui lui permet de situer la cité idéale sur le plan du comme si ; la cause principale de la décadence est la conjonction de l'oubli, du désir et de l'insuffisance de la raison.

Tout ceci, loin de jeter une plus grande lumière sur le statut de la cité idéale, complique la situation. En effet, la démarche de Platon semble être la suivante : supposons une cité idéale utopique. Faisons comme si une telle cité existait. Dès lors, du fait que, d'une part, contrairement à ce qui se passe dans l'âge d'or, le dieu est absent et ne surveille pas le monde et que, d'autre part, les désirs doivent être perpétuellement comprimés, il suffit qu'un désir (chez un gardien) parvienne une seule fois à la surface pour que l'attention accordée à ce désir nous fasse oublier un élément des réalités supérieures. Si donc chez un gardien un désir n'est plus comprimé, la justice n'est plus totale puisqu'un homme aura laissé s'accroître en lui la partie irrationnelle et qu'au lieu d'être dans la troisième catégorie de l'Etat, il est dans la première. Même dans des conditions optima, l'épithumia, bien qu'elle semble être enchaînée, parvient au pouvoir. On en vient à se demander si le concept de cité idéale est possible.

106 : Platon, République IX 592b.
 
 

La critique dAristote

Dans la Politique, Aristote se livre à une critique de la cité idéale de Platon qui part dans trois directions : tout d'abord, il critique l'idéal platonicien dont l'unité n'est pas un bien ; i1 n'est pas évident qu'un Etat atteignant un tel degré d'unité soit encore un Etat (107). un excès d'unité revient à faire d'une harmonie un unisson (108).

En ce qui concerne les modalités d'application, un tel Etat n'est pas pensable, chacun pense à soi-même avant tout et seulement quand quelque chose le concerne en tant qu'individu ; en outre, chacun a tendance à négliger la tâche qu'un autre ne peut accomplir (109) , l'absence de propriété privée en général, et de famille en particulier, ne saurait être envisagée car il va de soi que les enfants sont semblables aux parents et qu'on trouvera nécessairement des ressemblances indiquant leur parenté (110) , ce qui signifie que la famille, qui est une cellule naturelle pour Aristote, ne manquera pas de se reconstituer chez les gardiens.

107 : Aristote, Politique II, 2, 1261 a 15. Les références à l'oeuvre d'Aristote sont données d'après la pagination de l'édition de Berlin en 1831 qui est reproduite dans la plupart des éditions.

108 : ibid. II, 5, 1263 b 35.

109 : ibid. II, 3, 1261 b 35.

110 : ibid. II, 3, 1262 a 15

En second lieu, Aristote critique la notion de philosophe-roi qui revient à toujours laisser la même classe au pouvoir et qui risque d'amener la cité idéale à contenir deux Etats en un seul, chacun hostile à l'autre (111) , celui des magistrats et celui des travailleurs ; ces derniers se sentiront exclus du pouvoir, ce qui est un grand risque de sédition. De plus, le concept même de philosophe-roi est contradictoire ; en effet, la vertu du gouvernant, ce n'est pas la sophia mais la phronêsis (112).

111 : Aristote, Politique II, 5, 1264 a 25.

112 : voir notamment Ethique à Nicomaque VI, 5 sq.

Thalès, qui possède la sophia, n'est pas un politique, il tombe dans un puits et fait rire les servantes qui le voient (113) il contemple les réalités du monde supra-lunaire qui est immuable, mais ne connaît pas les réalités particulières et contingentes qui sont celles de la politique. Cet argument de la division du travail est au fond platonicien : chacun est bon dans l'accomplissement de la tâche qui est la sienne la philosophie vise à l'acquisition de la connaissance des intelligibles alors que c'est une certaine expérience du contingent qui compte pour le politique. D'ailleurs Platon, dans Les Lois, revient sur l'idée du philosophe-roi. Si celui-ci, en dernier ressort, détient toujours le pouvoir absolu, il y a cependant une série de conseils qui ne sont pas nécessairement dirigés par les philosophes, lesquels ont plutôt pour fonction de surveiller et de garder la loi afin d'empêcher de mauvaises innovations de se répandre, tandis que les autres fonctions sont partagées par l'ensemble des citoyens. En dernier lieu, Aristote critique la théorie de la décadence chez Platon . il reproche à ce dernier de n'avoir pas suffisamment expliqué les causes du premier changement et d'avoir établi l'ordre de la succession des régimes d'après une logique qui, pour rigoureuse qu'elle soit, ne peut emporter l'assentiment du lecteur ou de l'interlocuteur car, à celle-ci, on peut substituer une autre logique tout aussi valide qui donne un ordre différent. Ensuite, Platon ne dit jamais si la tyrannie est ou n'est pas sujette aux révolutions, et si cela est, quelles en sont les causes et quel est le régime qui vient ensuite (114).

113 : cf. Platon, Théétète, 173 a.

114 Aristote, Politique V, 12, 1316 a 25
 
 

La faille

Si le concept de cité idéale peut sembler contradictoire, c'est surtout dans le fait de poser comme idéale une société dans laquelle subsiste des éléments irrationnels. C'est la constitution de l'homme qui isnterdit de penser une telle cité. I1 y a un vice de forme : la société n'est pas une image absolument fidèle de l'individu ; chez l'homme juste, le noûs commande au thumos et à l' épithumia ; dans la société, il ne peut en être de même car il subsiste une part d'épithumia dans l'âme de celui qui détient le pouvoir. La cité ne saurait donc être un individu agrandi. D'ailleurs, quand Socrate propose d'envisager la justice dans le groupe social en supposant qu'elle aura plus d'ampleur et sera donc plus facile à saisir (115) il ne veut pas dire que la société soit un individu en plus grand mais que, dans celle-ci, les vices ou les qualités de l'individu seront plus aisément repérables. En effet, après les réquisitoires de Glaucon et d'Adimante contre la justice et son hypocrisie (116), on ne peut se contenter d'analyser ce qui se passe dans l'âme de l'individu juste ou injuste. I1 faut nécessairement envisager la société tout entière, examiner l'ensemble de l'action juste ou injuste pour enfin déterminer quelle est celle qui est préférable. Il y a une analogie de structure entre la société et l'individu mais il n'y a en aucune façon identité.

115 : Platon, République II, 368de

116 : ibid. II, 358b sq et 362e sq.

Notre interprétation est la suivante : un homme juste peut exister, celui chez qui le noûs gouverne et chez qui ni le thumos ni l'épithumia n'empiètent sur leurs prérogatives respectives ; il va de soi que chacune de ces trois instances de l'individu est pure des deux autres. I1 n'en est pas de même dans la société parfaite telle que l'a décrite Platon ; dans celle-ci, il y a trois classes (117) qui correspondent bien aux trois instances de l'individu à cette différence fondamentale près que, dans la classe supérieure, celle des magistrats, il subsiste une part de désir. La justice absolue demanderait en quelque sorte que l'individu soit coupé en morceaux de façon que seule la raison gouverne. I1 n'est point besoin de dire qu'une telle chose est inconcevable ici-bas (on ne saurait cependant exclure une telle possibilité après la mort ; la question, très débattue, étant de savoir s'il subsiste dans l'âme quelque chose d'irrationnel ; le mythe d'Er (118) et le Phèdre (119) semblent incliner vers la seconde hypothèse). Donc, même dans la cité idéale, le concept de justice ne peut être absolument réalisé puisque le pouvoir est déjà, du moins en partie, aux mains du désir.

117 : ibid. III, 415a.

118 : ibid. X, 619d et 620ab.

119 : Platon, Phèdre 246a sq.

Comme nous l'avons déjà dit, la cité idéale est construite pour nous permettre de voir quelle est l'essence de la justice. Or, si ce qui précède est exact, la justice n'est pas réalisable par la société des hommes. Quel est alors le dessein de Platon ? La démarche de Socrate a été de parvenir à la justice par la raison. I1 y a donc un lien entre les deux. La société en général est une analogia, c'est-à-dire une proportion entre les individus et les groupes qui la composent ; la cité juste sera celle qui sera régie par une proportion élaborée en vue du Bien. L'art de l'homme juste consistera précisément à mettre quelque chose à la place unique qui est la sienne de façon que la cité soit harmonieuse. C'est le philosophe qui est l'homme juste par excellence , il est aussi celui qui fait usage de sa raison. Donc, en un certain sens, la justice est l'usage de la raison puisqu'elle est ce grâce à quoi les choses sont à leur place.

Ainsi, vouloir créer une cité juste revient à organiser rationnellement la société ; c'est d'ailleurs tout le sens des longues prescriptions de Socrate sur ce qu'il faudra conserver ou bannir de la société. Le critère selon lequel s'opère cette sélection est celui de l'utilité. Or, c'est la raison qui décide de l'utilité. Finalement la cité idéale est à la fois la cité juste et la cité rationnelle.
 
 

Une limite de la raison

D'après ce que nous avons vu précédemment, la cité idéale n'est pas absolument juste alors que, cependant, elle ne saurait être plus rationnelle qu'elle ne l'est. I1 semble donc qu'il y ait une limite de la raison, nous reviendrons sur ce point ultérieurement. La raison ne peut pas garantir que le cheval rétif de l'attelage ailé ne fasse pas une embardée quelle que soit la maestria du cocher, des écarts peuvent se produire.

Autrement dit, la raison est une dynamique, une lutte contre le désir et les mauvais penchants, c'est-à-dire une lutte contre l'irrationnel. I1 y a du mouvement en elle, au contraire des Idées éternelles et immuables. La raison reste la raison, même si elle s'applique à des futilités, même si elle s'exerce sur les ombres des Réalités projetées sur le fond de la caverne. La justice, en revanche, est statique : une fois que les choses sont à leur place, elles y restent. Or, dans la cité idéale, les choses ne sont pas tout à fait à leur place, une part de désir est présente à l'intérieur des hommes qui gouvernent. Une rupture d'équilibre est toujours possible. Pour tenter de l'éviter, la raison doit être toujours vigilante, toujours en lutte. Donc, si le concept de la cité idéale apparaît comme impossible, c'est parce que notre raison est impuissante.

A la fin du livre IX, Socrate laisse entendre qu'il existe peut-être un monde idéal dans le royaume des idées (120). Dans le Parménide, Platon se demande s'il existe des Idées de tout. Par exemple, y a-t-il une Idée de la boue, de la crasse, du poil etc. ? (121). Inversement, peut-il y avoir des Idées de choses qui n'existent pas ? A cette dernière question, il semble qu'on puisse répondre par l'affirmative. Le Bien ou le Beau, par exemple, sont des Idées mais, dans le monde du devenir, rien n'y correspond. Il y a certes des choses belles et des choses bonnes, mais elles ne font que participer du Bien et du Beau, elles n'en sont même pas des copies imparfaites. Supposons un instant qu'il existe quelque part une idée de l'Etat idéal. Le discours de Socrate est alors non seulement une imitation mais une imitation du troisième ordre, celui des fables. Etant donné que le livre X de La République débute par la dénonciation de l'imitation et par le célèbre exemple des trois lits (le lit idéal ou la forme du lit, le lit de l'artisan sur lequel on peut s'allonger et enfin, le lit du peintre qui n'a aucune réalité, qui n'est qu'apparence de lit (122) , il est peu vraisemblable de croire que Socrate se soit livré à une fantaisie poétique et ce d'autant plus qu'au livre III, la poésie a été résolument bannie de la cité. Dès lors on est en droit d'affirmer qu'il ne s'agit pas là d'une affirmation gratuite et que la cité idéale ne peut avoir le statut d'une poésie ou d'un artifice littéraire.

120 : Platon, République IX, 592b.

121 : Platon, Parménide, 130c.

122 : Platon, République X, 596b.
 
 

Bilan

Nous avons, croyons-nous, établi les points suivants :

- La cité idéale est une utopie et non une origine.

- Pour expliquer la décadence, Platon se place sur le plan du comme si.

- Les racines dela décadence sont : l'oubli, l'insuffisance de la raison et l'incontrôlabilité du désir.

- Le concept de philosophe-roi est contradictoire (critique aristotélicienne).

- Le concept de cité idéale est contradictoire puisque la justice n'y est pas totalement réalisée.

- C'està cause d'une limite de la raison que ce concept contradictoire.

- C'est à cause d'une limite de la raison que ce concept est contradictoire.

- La cité idéale n'est pas un artifice littéraire.
 
 

D'aucuns déduiraient de cela que Platon manipule un concept contradictoire. Si cela était, autant traiter Platon de sophiste. On pourrait également penser que la démarche de Platon est en quelque sorte un raisonnement par l'absurde tendant à montrer que la cité idéale ne peut ni exister ni avoir existé . supposons une cité juste possible ; supposons qu'elle existe, alors, puisqu'elle est sujette à la décadence, elle n'était pas entièrement juste. En conséquence, une cité idéale n'a aucune existence, même théorique.

Il nous semble que la démarche de Platon est plutôt la suivante. On est à la recherche de la justice mais celle-ci faisant partie des réalités idéales ne sera pas atteinte tant qu'on se cantonnera dans le monde terrestre. I1 faudrait se hisser à un autre niveau pour saisir l'essence de la justice. La raison, quelque puissante qu'elle soit, si on l'applique aux réalités humaines, ne saurait parvenir aux réalités divines. En fait, la recherche a été mal engagée parce qu'on ne s'est pas placé au rang des Idées. Voilà pourquoi la cité idéale n'est pas une Idée véritable et pourquoi elle n'est pas absolument juste. Le mythe d'Er du livre X est là, dit-on généralement, pour mettre un point final et décisif au débat ; on a commencé par montrer que l'homme et l'Etat juste sont heureux alors que l'homme et l'Etat injuste sont malheureux. D'après l'opinion la plus répandue, ce mythe vient à point nommé pour signaler au tyran qui se croirait heureux qu'après sa mort, il devra rendre compte de ses actes. Une telle interprétation réduit la justice platonicienne à quelque chose d'utile pour l'individu, presque une norme. I1 faudrait être juste car ce serait là que résiderait la clé du bonheur individuel , c'est finalement par égoïsme que l'on pratiquerait la justice et le philosophe serait soumis à la peur du gendarme divin. Telle n'est évidemment pas la pensée de Platon c'est par amour du Bien, et non par crainte du châtiment, que le philosophe essaie d'être juste.
 
 

L'essence ou la quête impossible

I1 semble que le mythe d'Er soit une tentative faite par Socrate pour entraîner ses interlocuteurs à sa suite, là où se trouve la solution véritable au problème, lequel n'est pas de savoir s'il y a avantage à être juste ou injuste, mais de chercher l'essence de la justice. I1 y a sans doute un modèle de la cité idéale dans le ciel, mais celui-ci ne se dresse que devant celui qui souhaite régler sa propre existence sur cette vision (123). Au livre VI, quand Adimante et Glaucon demandent à Socrate de définir ce qu'est le Bien, ce dernier commence par se dérober, puis finit par dire : ce que. peut être le Bien en lui-même, voilà une question à laquelle il nous faut donner son congé pour le moment, jusqu'à ce qu'il m'en semble (124).

A la place, Socrate parlera du rejeton du Bien, c'est-à-dire du Soleil (125). En fait, Socrate se refuse à parler des réalités idéales de façon directe ; au lieu de parler du Bien qui est intelligible, il utilise la métaphore du soleil. Ce faisant, il reste dans le monde sensible. Plus loin, au livre VII, après avoir préparé par l'éducation et la culture scientifique les philosophes-rois, Socrate refuse de continuer sur sa lancéeet d'expliquer en quoi consiste exactement la dialectique. I1 dit à Glaucon : tu ne serais plus capable d'être du voyage (126), précisément parce que Glaucon, comme les autres interlocuteurs, n'a pas reçu une préparation suffisante.

123; ibid. IX, 592b.

124 : ibid. VI, 506 de.

125 : ibid. 508b.

126 ibid. VII 532e-533a.
 
 

La réticence devant l'écrit

De plus, dans la lettre VII, Platon affirme que, sur les questions d'ordre supérieur auxquelles il s'applique, il n'existe et il n'existera jamais d'écrits qui soient de lui car ce n'est pas un savoir qui, à l'exemple des autres, puisse aucunement se formuler en propositions ; mais, résultat de l'établissement d'un commerce répété avec ce qui est la matière même de ce savoir, résultat d'une existence qu'on partage avec elle, soudainement, comme s'allume une lumière lorsque bondit la flamme, ce savoir se produit dans l'âme (127).

A la fin du Phèdre, lorsque Teuth apporte au roi Thamous l'invention de l'écriture, ce dernier s'exclame : cette invention, en dispensant les hommes d'exercer leur mémoire, produira l'oubli dans l'âme de ceux qui en auront acquis la connaissance ; en tant que, confiants dans l'écriture, ils chercheront au dehors, grâce à des caractères étrangers, non point au dedans et grâce à eux-mêmes, le moyen de se ressouvenir (128).

Au contraire, nous dit Socrate, le discours vivant et animé accompagné de savoir, s'inscrit dans l'âme de celui qui s'instruit (129), il n'est point comme l'écrit qui s'en va rouler de tous côtés, pareillement auprès des gens qui s'y connaissent, comme aussi bien près de ceux auxquels i1 ne convient nullement (130).

La justice fait partie des réalités divines (131) et, en tant que telle, ne saurait être exposée dans un texte écrit ; elle ne peut davantage être connue ni par la seule raison ni sans une longue préparation. Notre conclusion est que La République est un cheminement vers les Idées ou plutôt, elle est destinée à placer les lecteurs (ou les auditeurs) devant la possibilité d'acquérir la longue préparation nécessaire pour être philosophe. Comme dans la plupart des dialogues dits socratiques, nous aboutissons à une aporie destinée, semble-t-il, à provoquer l'étonnement (qui est à l'origine du savoir (132) chez le lecteur.

La recherche n'a pas pris la bonne direction. On a voulu essayer de bâtir une cité idéale avant de chercher s'il y en avait un modèle dans les cieux. Mais comment aurait-on pu entamer une telle recherche en face de Thrasymaque ? Comment parler de 1 essence de la justice à Adimante ou à Glaucon s'ils en sont encore à se faire l'avocat de l'injustice par ignorance de ce qu'est le Bien ? Si donc le concept de cité idéale est non seulement ambigu mais contradictoire, c'est qu'on a tenté d'atteindre la justice par la seule raison. Mais, finalement, la raison sans l'illumination dont parle la Lettre VII est impuissante à s'élever jusqu'à la sphère des Idées. La justice n'a été que cernée par la raison, on n'en a pas véritablement saisi l'essence. Dès lors, comment s'étonner qu'une cité idéale régie par un principe que l'on n'a pas défini ne soit ni existante ni idéale ?
 
 

127 : Platon, Lettre VII, 341cd.

128 : Platon, Phèdre 275a.

129 : ibid. 276a.

130 ; ibid. 275de.

131 : comme le suggère Platon, République, VII 517de.

132 : cf. Théétète 155d.
 
 

La critique de Karl Popper

Si Platon et Popper sont en totale opposition, ce n'est pas tant à cause des raisons développées dans le tome I de La société ouverte et ses ennemis, qu'à cause d'un problème plus général, celui de la définition. Après tout, Platon, dans l'optique du rationalisme critique, a parfaitement le droit d'émettre une hypothèse et d'essayer d'en dégager les conséquences sur le plan théorique. Mais du point de vue nominaliste de Popper, la recherche d'une définition universelle de la justice est contestable. Or, curieusement, ce n'est pas cet argument que développe le philosophe viennois.

I1 présente sa critique de la manière suivante . Platon est un utopiste qui cherche à considérer la société comme une totalité. Or nous n'avons pas le savoir nécessaire pour dessiner le plan complet d'une société idéale.

Popper attaque ensuite la volonté immobiliste de Platon ainsi que la rigoureuse division du travail qui règne dans la cité idéale. Il récuse enfin la notion de justice telle que la décrit Platon et qui est tout le contraire d'une égalité de traitement des citoyens devant la loi.

En d'autres termes, le programme de Platon lui paraît être l'inverse d'un programme rationnel. Popper y voit un retour en arrière fondé sur de pseudo-lois naturelles qui sont archaiques en réalité. I1 est contestable que la cité idéale soit d'une quelconque façon naturelle. Au contraire, nous l'avons vu, Platon la présente comme purement artificielle.

En revanche, la méthode poppérienne permet une critique radicale, purement philosophique, ne reposant pas sur une étude historique. Platon propose une cité fondée sur une perfection. Or une telle perfection n'est pas acceptable car elle échappe par définition à toute mise à l'épreuve. Les Idées ne sont ni confirmables ni infirmables. Elles sont posées comme nécessairement existantes, en dehors de l'homme. Elles sont, dans une certaine mesure, objectives et réelles.

C'est sur ce point que le rationalisme critique peut attaquer. On ne saurait reprocher à Platon d'envisager une hypothèse, quand bien même cette hypothèse n'est pas plaisante. On peut en revanche lui reprocher de poser des définitions universelles que nul n'est autorisé à critiquer. C'est véritablement là que se trouve le germe du totalitarisme, ou de la fermeture. Platon pose des définitions fermées, immuables. La justice existe en soi alors qu'on pourrait supposer que la justice est multiple, qu'elle varie en fonction du temps, de l'espace et de l'échantillon de population considéré. Ses définitions ne sont pas des hypothèses ou des demandes, mais des exigences. C'est en elles que se trouve l'immobilisme platonicien dont parle Popper.

De plus, définir, comme la racine l'indique, signifie clore, limiter, fermer. Le rationalisme critique est incompatible avec l'idée qu'une définition soit vraie ou fausse. Une définition est une question de convention. On refusera une définition si on la juge inadapté ou contradictoire, mais on ne dira pas qu'elle est fausse. Or la démarche platonicienne consiste à trouver la vraie définition ou la vraie nature des choses. En même temps, Platon ne propose aucun critère permettant de vérifier la véracité d'une définition. On est donc en droit de penser qu'il y a une large part d'arbitraire dans sa théorie.

La critique que Popper adresse à Platon est donc assez peu satisfaisante alors que la méthode qu'il nous donne permet une critique beaucoup plus radicale, non seulement de Platon, mais de toute une tradition philosophique. Nous verrons plus loin comment cette négation des essences à laquelle Popper se montre, par ailleurs, très attaché (133) se révèle fondamentale pour la progression de la science. En effet, c'est par l'abandon de certains concepts et grâce à la création de concepts nouveaux que peuvent se faire les changements ou les modifications scientifiques.

Mais Popper, on l'a vu, ne cantonne pas le faillibilisme dans les limites de la connaissance scientifique. I1 l'applique aussi bien à l'esthétique qu'à l'éthique . dans tous ces domaines, il n'existe aucune vérité. Ou, plus exactement, il vaut mieux dénoncer la souffrance ou le laid que de construire la cité idéale. La raison en est simple : la cité idéale est indéfinissable et même Platon, en s'y essayant, a buté sur une contradiction, alors que les erreurs de gouvernement sont les seuls fondements objectifs d'une science politique.

133 ; cf. K. Popper, Conjectures and Refutations, Londres, Routledge 1963, pp. 102-103
 
 

La manipulation platonicienne

Le platonisme suppose que, pour être adepte, pour être membre, il faille être supérieur aux autres. Il faut l'illumination dont parle la Lettre VII, il faut être capable de suivre Socrate. On comprend dès lors que les intellectuels aient eu un penchant irrésistible à se trouver du côté de ceux qui sont capables de suivre Socrate. Inversement, ceux qui proclamaient leur refus du platonisme sont d'ores et déjà assimilés aux personnages caricaturaux décrits par Platon. Une telle démarche relève d'une véritable manipulation.

Plus grave encore, le critère qui permet de vérifier qu'un individu est membre, consiste à donner la vraie définition de quelque chose. Mais les vraies définitions n'apparaissent jamais chez Platon. Les disciples ont donc toute latitude pour accepter ou refuser la pertinence des définitions proposées par un candidat : faute d'un référent réel, l'arbitraire est total. En d'autres termes, refusant la convention, Platon en vient à justifier l'arbitraire.

Enfin, le point le plus important, à mon sens, a souvent été passé sous silence. La démarche platonicienne se donne comme rationnelle. Or, Platon avoue lui-même, on l'a vu, que la seule raison est insuffisante pour accéder au royaume des Idées. Son rationalisme repose en fait sur la foi, sur une adhésion de type religieux. La raison, incapable de se justifier elle-même, a besoin d'une croyance aveugle pour se maintenir. Ce n'est donc pas un hasard si La République, ouvrage rationnel s'il en est, se termine par une histoire invérifiable, le mythe d'Er : c'est l'aveu d'impuissance de la raison, obligée de recourir à l'invention pour emporter l'adhésion des interlocuteurs.

Une telle attitude rejoint le problème du calculable. On a vu, en effet, que d'un point de vue ethnométhodologique, il n'est pas possible de réduire le sens commun à un calcul. Le phénomène de création de sens conduit à une réinterprétation perpétuelle des messages. De ce point de vue, l'ethnométhodologie est d'accord avec une partie de la Lettre VII l'écrit peut parfaitement être interprété différemment par des individus différents, alors que le discours oral est en permanence réajusté en fonction de l'écoute de l'autre. Mais, à la différence de Platon, l'ethnométhodologie reconnaît la limite de la raison, elle reconnaît qu'il y a sans arrêt un mélange entre le calculable et le non calculable, entre ce qui relève de la machine et ce qui relève de l'invention.