CONVERSATIONS ET ENTRETIENS ETHNOGRAPHIQUES
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LA METHODE ETHNOGRAPHIQUE,
présentée par Georges Lapassade




CONVERSATIONS
ET ENTRETIENS ETHNOGRAPHIQUES









Introduction

Le questionnaire à questions fixes et réponses pré-fixées est peu utilisé en ethnographie; les ethnographes le considèrent, en général, comme antinomique avec leur propre démarche. Ils utilisent,par contre, les conversations de terrain et les entretiens "non structurés".


I. Deux pratiques distinctes

La distinction entre la conversation de terrain et l'entretien ethnographique n'est pas toujours clairement établie dans les manuels d' ethnographie. Il y a cependant des exceptions (par ex: Schatzman et Strauss 1973, Burgess 1980).

a)- La conversation courante, ordinaire, est un élément constitutif de l'observation participante: le chercheur rencontre des gens et parle avec eux dans la mesure où il participe à leurs activités. Cependant, certaines conversations de terrain peuvent correspondre à ses préoccupations d'enquêteur et d'étranger. il est amené à demander à chaque instant des explications sur ce qui est en train de se passer, des indications sur ce qui va se passer: un rituel qui se prépare ou dont on lui a dit qu'il va se tenir en un endroit qui reste à définir; le départ d'un cortège, etc...

b- L'entretien ethnographique est un dispositif à l'intérieur duquel un échange aura lieu. Ce ne sera plus, comme pour la conversation, un échange spontané et dicté par les circonstances; l'échange va maintenant s'effectuer entre deux personnes dont les rôles seront davantage marqués. Il y aura celui qui conduit l'entretien et celui qui est invité à y répondre.

Sidney et Béatrice Webb (1932) écrivent :

"Pour l'essentiel de son information, le chercheur doit trouver ses propres informateurs (witnesses), les amener à parler, puis transcrire l'essentiel de leurs témoignages sur ses fiches. Telle est la méthode de l'entretien ou "conversation avec un objectif" ( "conversation with a purpose"), -unique instrument du chercheur en sociologie" (Webb et Webb 1932: 132)

Victor Palmer 1928 présente la technique de l'entretien dans le premier manuel d' ethnographie sociologique publié à Chicago :

"l'entretien non structuré peut sembler ne comporter aucune espèce de structuration mais, en réalité, le chercheur doit élaborer une trame à l'intérieur de laquelle il conduit son entretien; l'entretien non structuré est flexible, mais il est contrôlé".
Palmer ajoute que le chercheur doit retenir les propos des informateurs rapportant des expériences et des attitudes qui concernent sa recherche. Il doit aider son informateur à parler librement et naturellement de ses expériences :

"quelques commentaires et remarques et quelques questions posées à l'occasion afin de retenir le sujet autour du thème principal, de préciser un détail à tel point d'un récit, de stimuler la conversation quand les choses trainent: voila quelques uns des moyens qui permettront au chercheur de mener à bien la première phase de son travail. Certains gestes, un signe de tête, un sourire, des expressions du visage qui reflètent les émotions ressenties sont des moyens importants d'atteindre le second objectif" (Palmer 1928)

Bogdan et Taylor 1985 relèvent que le terme "interview", quand il est placé dans un contexte sociologique, évoque plutôt l'idée d'un questionnaire "administré" à un grand nombre de gens. Par opposition à cet entretien structuré, l'entretien ethnographique est "flexible", "non directif", "non structuré", "non standardisé". Bogdan et Taylor l'appellent entretien "en profondeur" :

< blockquote> "c'est une rencontre ou une série de rencontres en face à face entre un chercheur et des informateurs visant à la compréhension des perspectives des gens interviewés sur leur vie, leurs expériences ou leurs situations, et, exprimées dans leur propre langage"

Selon Bogdan et Taylor toujours, ce type d'entretien

"a beaucoup de points communs avec l'observation participante. Comme dans l'observation participante, on commence par construire une relation avec les sujets, par adopter une attitude non-directive pour établir ce qui est important pour les sujets, avant de centrer davantage les questions".

Mais :

    a) une première différence entre observation participante et entretien ethnographique est liée à la situation dans laquelle la recherche est placée. L'observation participante se déroule dans des situations dites "naturelles", alors que les entretiens sont institués dans des situations spécialement arrangées en fonction de l'objectif de recherche.

    b) L' observation participante part de l'expérience directe du monde social, alors que l'enquêteur qui procède à l'entretien "en profondeur" s'appuie exclusivement sur ce que les gens veulent bien lui dire. D'où des problèmes qui seront discutés par la suite.


II. Les techniques de l'entretien ethnographique

On peut décrire et distinguer trois types d' entretiens en profondeur.

    a- Le premier vise à élaborer un récit de vie (une autobiographie sociologique). Ici, le chercheur s'efforce de saisir des expériences qui ont marqué de façon significative la vie de quelqu'un et la "définition" de ces expériences par la personne elle-même.

    b- Le deuxième type d'entretien en profondeur est destiné à la connaissance d' événements et d'activités qui ne sont pas directement observables. On demande aux informateurs de décrire ce qui s'est produit et d'indiquer comment cela a été perçu par d'autres personnes.

    c- Le troisième type vise à recueillir des descriptions d'une catégorie de situations ou de personnes . On se propose d' étudier un nombre relativement élevé de gens dans un temps relativement bref en comparaison avec la durée d' une recherche entièrement fondée sur l'observation participante. On va, par exemple, interviewer vingt enseignants dans le temps qu' on aurait mis à observer une seule classe.

Les techniques de base utilisées dans ces trois types d'entretiens sont similaires. Strauss et al. (1964) considèrent les chercheurs qui pratiquent l'entretien ethnographique doivent, selon la règle d' or de l'observation participante, devenir membres de la situation qu'ils étudient: la réussite des entretiens est à ce prix.

Ils présentent une liste de questions qu'on peut utiliser pour faciliter la parole des enquêtés :

P. Woods a utilisé les entretiens non structurés en les mettant en rapport avec des observations faites en préalable dans les classes (Woods 1986). Zimmerman et Wieder (1977) ont mis au point, utilisé et présenté une technique qui consiste à faire tenir pendant une semaine à des sujets, -en l'occurence, des jeunes freaks, un journal à partir duquel on prépare des entretiens qui sont ensuite administrés à ces mêmes sujets.

Les entretiens de groupe ont été utilisés en plusieurs domaines et notamment en ethnographie de l'éducation (Woods 1969). Cette situation donne aux enquêtés la possibilité de discuter entre eux devant le chercheur leur définition de la situation, leurs idées et opinions, leurs sentiments autour du thème de discussion proposé, avec la réserve d'une possibilité d'auto-censure dûe au fait de s'exprimer ainsi en public.

En 1972, Marshall Shumsky qui prépare son Ph. D (doctorat) , sous la direction de Cicourel effectue une étude ethnométhodologique consacrée à une session de groupe de rencontre dont il est l'animateur. Après être passés par la technique dite du "hot-seat", le "siège chaud", qui consiste à exprimer ses problèmes devant l'ensemble du groupe thérapeutique, certains participants sont invités à s'entretenir sur ce qui vient de se passer avec Cicourel, avec qui Shumsky prépare sa thèse.

L'entretien se tient sur les lieux de l'expérience, mais dans une pièce voisine de celle où a lieu le groupe de rencontre. On dispose d'un enregistrement vidéo de la séance à ses débuts et plus particulièrement du moment pendant lequel le sujet interviewé est "passé sur le hot-seat". On lui propose donc ensuite de s'exprimer librement, spontanément, sur ce qu'il vient de vivre. La seule suggestion proposée au départ est fournie par la projection du film vidéo.

Jay est un habitué de ce groupe de rencontre qui s'est déroulé sur une longue période, plus d'un an, avec des séances hebdomadaires. Il connait parfaitement les ficelles de cette technique. Il est donc capable de jouer avec les stratégies qui font partie de l'arsenal habituel du psychosociologue praticien. Il va le montrer en "jouant" avec Cicourel qui l'interroge et en mettant à jour l'impensé de la situation , ce qui est implicite et jamais interrogé dans ce type de relations.

Au début de l'entretien il dit à Cicourel :

    Jay : je suis psychanalytiquement endoctriné.
    Cicourel : oui, assied-toi.

    Jay : Avez-vous du feu?
    Cicourel : oui (...)

    Jay : Mais que voulez donc savoir? Vous êtes ici en train de m'observer.

Dès le début on voit que l'enquêteur essaie de créer, selon les règles de l'art et comme le recommandent les manuels, un climat de détente ("asseyez-vous") . Jay qui "connait la chanson" s'amuse à dé-construire la situation en la retournant: c'est lui qui pose à l'enquêteur cette première question : "Que voulez-vous savoir?"

Il pose sa question après avoir souligné de manière un peu ironique ("avez-vous du feu?") l'effort que fait l'enquêteur pour le mettre à l'aise, -alors qu'il est déjà parfaitement à l'aise; bref, les trucs habituels du psychosociologue pour "mettre à l'aise", pour "faciliter l'expression du sujet"-, avec bien sûr l'arrière pensée qu'ainsi l'autre va parler spontanément-", sont soulignés.

Jay connait ces trucs; il le montre en renversant la situation. Alors qu'il devrait répondre à des questions, il en pose. Mais l'important n'est pas le contenu de ce qu'il dit, c'est ce retournement de la situation.

Il fait apparaître un travail nécessaire à la conduite de tout entretien, mais qui n'est jamais décrit en ces termes.Celui qui conduit l'entretien doit à la fois veiller à l'émergence d'un matériau utilisable dans le cadre de la recherche, -les commentaires du sujet, l'expression également de ses sentiments-, et d'autre part maintenir le cadre institué de cet entretien. On n' est pas ici, en effet, dans une rencontre sociale courante.

C'est une situation où quelqu'un mène une recherche. Il faut donc construire et maintenir l'entretien défini comme situation d'un certain type, -de la même manière que l'animateur du groupe de rencontre doit construire et maintenir en permanence cette situation spécifique qu'on appelle "groupe de rencontre", ou que l'enseignant doit construire avec ses élèves et maintenir en permanence une situation pédagogique contrôlée d'apprentissage et de transmission de savoir... Ce travail sous-jacent à l'activité nommée leçon, groupe thérapeutique ou entretien non structuré est, au sens actif du terme, un travail d'institution.



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