Conclusions ________
Arrivé au terme de ce travail, je suis encore bien plus impressionné que je ne l'étais au début par la puissance de la pensée des fondateurs de l'ethnométhodologie et, en particulier, de Garfinkel. Non parce qu'ils ont révolutionné le monde des sciences sociales, car il n'y a certainement pas eu révolution mais plutôt absorption, intégration, enrichissement des multiples travaux antérieurs. Mais plutôt parce que, ayant accompli pratiquement un travail sur leurs traces, je perçois mieux la difficulté du défrichement initial, des semailles productives qu'ils ont engagé il y a maintenant bientôt un quart de siècle.
Et je me sens, sans fausse modestie, bien petit, bien inconscient et encore bien "en friches" par rapport à ces hommes, comme par rapport à nombre de ceux que j'ai accompagné dans les groupes où j'ai travaillé pendant ces années. La lente avancée des sciences, au travers du lent accomplissement personnel des chercheurs, ne se fait pas toute seule, dans une attente indolente, mais dans l'angoisse des pages blanches, la crainte des branches improductives, la concentration pour éviter de se perdre en des débats inutiles, les espoirs déçus, le labeur quotidien et cent fois repris.
Mais quelles joies aussi de percevoir enfin parfois une lueur de clarté après des jours d'errances dans un problème-labyrinthe. Même si, le lendemain, ce que l'on croyait être soleil se révèle bougie. Et quelles douceurs aussi de sentir que, dans l'effort, les aînés et les compagnons de route poussent et aident, chacun à sa façon. Quelle sérénité enfin lorsque l'étape est franchie, et que la prochaine s'inscrit déjà sur l'horizon.
J'ai cependant, avec le recul des heures passées à déchiffrer les textes originaux, le sentiment qu'un effort immense reste encore à accomplir pour que les arguments ethnométhodologiques donnent tous leurs fruits. Certes les circonstances pratiques comme les raisons théoriques expliquent l'opacité des textes fondateurs. Mais je pense qu'il est possible de faciliter l'accès des débutants aux concepts sans pour autant les réduire ou les déformer. Puisse la première partie de mon travail contribuer à cela comme j'ai pu, moi-même, bénéficier des commentaires et explications de ceux qui m'avaient précédé dans cette tâche. C'est, à la relecture, leur incomplétude qui me frappe en tout premier lieu. Et je sais maintenant la force de la référence incessante à la pratique que fait Garfinkel.
Certes il est important de dire et d'écrire, puisque tel est l'accomplissement du chercheur. Mais cet accomplissement ne peut être sans, simultanément, le faire. "Les activités par lesquelles les membres produisent et gèrent les situations de leur vie organisée de tous les jours sont identiques aux procédures utilisées pour rendre ces situations descriptibles" [Studies, p. 1]
Et c'est dans la pratique de l'ethnométhodologie, lieu de convergence où se rencontrent certaines des proccupations majeures des recherches les plus avancées en informatique, et les arguments de la linguistique, de la philosophie et de la sociologie, que j'ai trouvé les réponses à de nombreuses questions particulière à mes préoccupations de "constructeur d'automates". La qualité principale de cette discipline réside, me semble t'il dans cette puissance explicative en même temps que non réductioniste.
Je crois avoir contribué à montrer, dans la seconde partie de mon travail, que la réflexivité fondamentale entre langage et action ne s'exerce pas seulement dans l'activité du chercheur en sciences sociales, mais aussi dans les activités d'autres acteurs sociaux.
La tâche d'élaboration et de mise en oeuvre d'une politique de recherche ou d'innovation technologique dont traitent les trois sous-chapitres de cette seconde partie est l'une des plus difficile qu'il m'ait été donné d'entreprendre. A cause de l'intime perception que j'avais, tout au long du travail, de "servir à quelque chose". Peut-être à tort, car plus de détachement (plus de cynisme dirait-on péjorativement) aurait parfois pu améliorer les résultats. Mais l'ethnométhodologie montre que l'on ne s'échappe ni de son histoire, ni de son contexte. Et j'ai là, certainement une immense dette envers ceux qui m'ont engagé dans la pratique de l'ethnométhodologie en m'entraînant à la méthode des changements de posture.
Au delà même de l'intérêt purement scientifique de l'usage de l'indifférence ethnométhodologique, je mesure aujourd'hui le chemin parcouru dans mon accomplissement personnel. Certes la pratique du zen (ou de la pêche à la ligne) serait peut-être arrivée au même résultat, mais la voie de la connaissance scientifique était, sur ce point, mon accomplissement. D'autant que les conséquences de cet apprentissage ont dépassé ma vie personnelle pour trouver des développements ailleurs, ainsi que je pense l'avoir montré dans la deuxième partie de mon travail.
L'utilisation systématique des rapports et enquêtes obtenus en conservant le contexte d'occurence des informations me paraît être une voie riche de promesses dans l'élaboration de politiques de l'innovation technologique. Ce champ d'application n'est d'ailleurs certainement pas le seul. En particulier, il me semble que, dans l'activité de description de compétences dans des domaines restreints, où s'engage la partie applicative de l'intelligence artificielle, l'utilisation des méthodes issues de l'ethnométhodologie permettraient d'arriver à des résultats de meilleure qualité. Et ceci tout simplement à cause de l'hyper rationalité qui résulte des procédures employées, y compris dans l'exploration de champs où les formalisations sont extrêmement difficiles.
Pour ce qui est de la fabrication de documents tenant compte, systématiquement, de leur futur contexte de lecture, on pourrait dire en première approche qu'elle implique une compétence tellement propre à l'auteur qu'elle n'est pas transmissible. Je pense, bien au contraire, et je crois l'avoir démontré en explicitant le mécanisme de fabrication d'un programme de recherche et développement pour un vérificateur orthographique professionnel multilingue, que ce savoir est proprement transmissible, dans le cadre d'enseignements qui reposeraient sur les concepts proposés par l'ethnométhodologie.
Je n'ai, dans ce travail, qu'à peine engagé l'ouvrage sur l'établi. Il faudra, à moi comme à d'autres, encore du temps et du travail pour confirmer le champ ouvert.