1.4.15.- La compétence unique (en anglais : unique adequacy)

Reprenons l'extrait du texte de Lévi-Strauss, donné dans l'article "indifférence ethnométhodologique".

On a déjà observé entre Lévi-Strauss et Garfinkel un accord sur le principe de multi-rationalité, puisque Lévi-Strauss, tout comme Garfinkel, note la réflexivité fondamentale entre les descriptions sociologiques/ethnographiques et les contextes dans lesquels ces descriptions sont faites. Il en déduit donc une nécessaire attitude distanciée de l'ethnologue dans son travail d'observation, qui se rapproche de la notion d'indifférence ethnométhodologique proposée par Garfinkel. Mais l'ethnologue de Lévi-Strauss se place cependant en observateur extérieur à la société qu'il considère. Il reste dans son monde alors que Garfinkel exige, comme procédure de travail (voir les "policies of research" à la fin du premier chapitre des Studies ) de l'observateur qu'il devienne "membre", car il lui apparaît que c'est seulement en devenant membre qu'il est possible de pénétrer la compréhension pratique et le raisonnement pratique profond, et non pas de rester au niveau superficiel du langage ou des apparences. L'ethnologue de Garfinkel doit être "initié", "converti" et reconnu comme tel par le groupe qu'il étudie. Il doit d'abord, acquérir ce que Garfinkel appelle la compétence unique, c'est à dire une connaissance de l'intérieur des phénomènes qu'il prétend décrire. Ce n'est seulement qu'à ce moment qu'il pratiquera l'indifférence ethnométhodologique qui, peut être lui permettra de transcender l'initiation pour être capable de revenir dans son univers initial et se comporter en être bi-culturel. On comprend l'extrême difficulté à être "initié" dans des sociétés comme celles que traverse Lévi-Strauss, puisque cela demande un investissement qui durera peut-être une vie entière.

Je pense que deux exemples permettent de se faire une petite idée de ce que peut représenter la compétence unique pour Garfinkel.

Le premier de ces exemples est celui des états de conscience altérés (par des drogues chimiques). De nombreux auteurs classiques ont consacré des ouvrages entiers à la description des états de conscience altérés. Mais la lecture de Rimbaud, de P.K.Dick, de H.G.Wells, si elle est passionnante pour de nombreuses raisons, ne fournit au lecteur qu'une description interprétative et écrite a posteriori des expériences vécues par l'écrivain, et non pas un enregistrement fidèle de sa compréhension intime (au sens de physique). Je ne veux pas dire par là que seule une expérience de la même drogue permettrait au lecteur de comprendre véritablement le texte. Tout d'abord, parce qu'il n'y a pas de compréhension "vraie" de ces textes, comme de n'importe quel texte écrit en langage naturel (voir l'article "infinitude potentielle des indexicalités"). Et aussi parce que l'expérience d'un état de conscience altéré est l'exemple d'école, s'il en est, d'un fait non transmissible par la communication, qu'elle soit verbale, écrite ou autre. On peut parler, très bien dans le cas des auteurs cités, pendant des heures infinies de ces expériences, mais sans jamais communiquer autre chose qu'une interprétation. Dans les ouvrages de Castaneda, on peut voir comment Don Juan refuse de décrire précisément ses propres expériences d'états altérés de conscience, car il sait que ces descriptions ne serviront pas à l'éducation de Castaneda. Et en même temps, Don Juan pousse Castaneda à faire lui-même son expérience, à se construire un vécu, qui, une fois réalisé, permettra, dans certains cas, un échange entre le maître et l'élève.

Le second exemple est celui de l'apprentissage en mathématiques (ou en programmation informatique). La simple lecture, et même un apprentissage "par coeur", d'un énoncé mathématique ou d'un programme d'ordinateur fournit à celui qui la pratique une certaine connaissance, incontestable. Mais l'exécution des exercices, la redémonstration des théorèmes, la réécriture des programmes fournit une autre connaissance, infiniment plus puissante, car elle seule permet à l'élève de commencer à inférer, à créer, à utiliser ce que les informaticiens appellent "la représentation interne du programme (ou du théorème) dans le cerveau de l'étudiant". Dans le concept de "compétence unique", il y a, entre autres, la différence entre "savoir" et "comprendre".

Et l'acquisition de cette "compétence unique" n'est pas toujours facile.

Je me souviens ainsi de mon premier examen de programmation en assembleur. Je n'avais pas suivi les cours et me présentais à l'épreuve sans aucune des connaissances élémentaires que j'aurai dû posséder (je cultivais, à cette époque, une profonde aversion, allant jusqu'au malaise physique, pour le principe de l'examen universitaire). L'épreuve consistait en un exercice individuel fait en quelques minutes devant l'enseignant (Patrick Greussay). Ce dernier, voyant mon ignorance totale, m'expliqua alors que, pour réussir l'examen, il me suffisait de faire la preuve formelle de ma connaissance, c'est à dire d'écrire correctement un test logique et une boucle. Pour faire cette preuve, me dit-il, il n'est pas besoin d'assister au cours, ni de présenter tout ce qui forme habituellement l'image du bon élève, mais, tout simplement de connaître, "par coeur", le langage de programmation. Il me donnait alors la liste des instructions, leurs définitions, ainsi qu'un programme écrit en assembleur à expliciter et 10 minutes de réflexion. Le succès à l'examen n'étais plus le résultat d'un processus social qui m'affolait, mais le résultat de l'appel à une procédure que l'enseignant me présentait comme facilement à ma portée. Je réussis évidemment l'examen et je me souviens que je ressentis, à l'issue de l'épreuve, le sentiment d'avoir "piégé" l'enseignant à son propre jeu. Ce n'est que bien plus tard que je compris la profonde intelligence du processus. Intelligence "pédagogique", tout d'abord, puisque l'enseignant avait réussi à me faire surmonter ma terreur, mais aussi et surtout intelligence dans l'utilisation de la réflexivité entre action pratique et compréhension. J'avais vécu ma première "transe" informatique et je pouvais commencer à me construire un nouveau monde. Et l'objectif de l'examen, qui était en réalité de vérifier l'aptitude à la transe de l'étudiant, était atteint. J'avais cru "piéger" l'enseignant en lui présentant strictement ce qu'il m'avait dit être nécessaire au succès formel, et, en réalité, c'est lui qui m'avait piégé en m'obligeant à vivre et connaître de l'intérieur ce qu'il voulait m'enseigner et qui était infiniment plus important, pour devenir informaticien, que de connaître quelques instructions d'un quelconque langage de programmation.

Pour clore cet exemple de l'interaction entre les études et la vie quotidienne de l'étudiant, ethnométhodologue ou autre, il me semble utile de rappeler les nombreux travaux réalisés par les ethnométhodologues sur ce thème, ainsi que sur celui de la construction de l'identité de l'étudiant, de sa carrière scolaire, de ses relations avec les enseignants. On peut citer, en particulier [Erikson 1975], [Erikson et Shültz 1980].

Acquérir la compétence unique dans un groupe, c'est donc faire un voyage culturel.

On ne peut pas ne pas citer Malinowski à propos de la compétence unique. Le fondateur de l'ethnologie contemporaine avait, en effet fortement insisté sur la nécessité de l'immersion du chercheur dans la communauté qu'il étudie, suivant en cela les propositions de méthode de l'Ecole d'anthropologie de Cambridge (Haddon, Rivers et Seligman). Ce qu'apporte en plus l'ethnométhodologie, c'est d'affirmer que la partie descriptive doit être faite du point de vue des membres de la communauté étudiée, ce qui implique que le chercheur s'efforce de devenir effectivement, au moins temporairement, un membre de cette communauté, au contraire de Malinowski qui reste toujours dans son rôle d'explorateur, même immergé dans la communauté. Malinowski a certainement perçu l'importance de devenir membre et d'acquérir la compétence unique, même s'il ne l'a pas systématisé :

"Il n'est pas mauvais non plus que l'ethnographe abandonne parfois sa caméra, son bloc notes et son crayon pour se joindre à ce qui se passe. Il peut prendre part aux jeux des indigènes, les accompagner dans leurs visites ou leurs promenades, s'asseoir, écouter, participer à leurs conversations. Je ne suis pas certain que ce soit aussi soimple pour tout le monde mais, si le degré de succès varie, il n'en demeure pas moins que chacun peut essayer. De ces plongeons dans la vie quotidienne, que j'ai renouvelés à maintes reprises, autant pour l'étude elle-même que par besoin de compagnie humaine, j'ai rapporté chaque fois le sentiment très net que leur conduite, leur manière d'être à l'occasion de toutes sortes de transactions tribales, me devenaient plus claires et plus intelligibles qu'auparavant."

Garfinkel, pour sa part, n'est pas naïf au point de penser que le "voyage culturel" de l'ethnologue est toujours possible. Il restera "autre" pour le groupe observé pendant longtemps, et même "initié", il sera pour toujours peut-être "l'étranger", tout comme, après des dizaines d'années de présence et de recherche d'intégration, le travailleur immigré reste, dans certaines régions de France, marqué par ses origines. On peut remarquer cependant que l'intégration est parfois possible. Les exemples abondent dans la littérature, comme autour de nous, de ces voyages apparemment réussis, mais la réussite prend du temps, et comme se le demande Lévi-Strauss assis au bord de la rivière tropicale "quelle carrière font, pendant que je suis ici, mes anciens compagnons d'étude ?".

J'ai le sentiment que la réussite du voyage de l'immigrant exclut totalement le retour, car le critère prouvant la réussite du voyage est l'adoption complète et totale des objectifs sociaux du groupe d'accueil par le voyageur qui abandonne, oublie ses objectifs sociaux initiaux. L'ethnologue, reconnu comme tel par ses publications lors de son retour, n'est pas un immigrant, et il le prouve. Castaneda ne sera pas ethnologue, mais sorcier. Mais s'il était vraiment devenu sorcier, il n'aurait pas publié sa thèse, car, ainsi que le fait remarquer Lévi-Strauss, il n'y a, semble t'il, pas d'ethnologues dans d'autres sociétés que la société occidentale du 19ème et 20ème siècle.

Robert Jaulin introduit avec la notion de "partage" une précision complémentaire. Cette notion est très générale et permet de gérer l'hétérogénéité dans les groupes étudiés : Un groupe étant défini par un ensemble de critères objectifs (par exemple habiter dans telle village et avoir telle langue maternelle), mais en même temps complètement arbitraires (car choisis par l'ethnologue), il est clair que les individus qui font partie du groupe sélectionné diffèrent encore grandement les uns des autres, et ceci continuera quelle que soit la précision des critères de sélection, jusqu'à ce que le filtre ne ramène plus qu'un seul individu. Le groupe s'efface donc devant des situations de partage éventuellement très partielles, dans le temps et dans l'espace. Cette façon d'aborder la relation entre l'ethnologue et les membres permet de tenir un discours descriptif et analytique même sans être "membre complet", puisque c'est une situation qui n'a pas de sens, le groupe n'existant pas objectivement. Le "voyage culturel" n'est que partiel, c'est à dire que seule une partie du monde sera partagée (sera devenue commune) entre l'ethnologue et le groupe qui l'accueille.

La proposition, faite au sociologue par Garfinkel, d'acquérir la compétence unique revient donc à dire que l'ethnométhodologue doit faire "comme si" il était immigrant, et donc le sociologue garfinkelien ne se distingue finalement et fondamentalement de l'ethnologue de Lévi-Strauss que par les quelques décimales ajoutées à la précision de la description, puisque, tout comme Lévi-Strauss, il revient de son voyage. C'est de la conjonction des deux propositions de Garfinkel (s'efforcer de devenir membre et s'efforcer de pratiquer l'indifférence ethnométhodologique) que résulteront les quelques décimales supplémentaires. Je pense donc que, de ce point de vue, il n'y a pas dans ces propositions de l'ethnométhodologie des positions révolutionnaires, critiques radicales de la sociologie et de l'ethnologie "classique" que certains y ont vu, mais plus simplement une proposition pour une rigueur accrue dans un travail qui fondamentalement reste le même. Mais peut-être la position de compétence unique contient-elle, au delà de l'apport déjà important en ce qui concerne la précision des descriptions ethnographiques, un autre apport qui, lui serait beaucoup plus profond : c'est sur ce principe, poussé à ses extrêmes, que s'ouvre la voie de l'exclusion du raisonnement par induction, dont la mise en oeuvre conduit à l'apparition de nouvelles sociologies, dites "sans induction".