1.3.2.-Quelques éléments de l'histoire de l'ethnométhodologie

Il m'a paru intéressant, avant même de commencer à décrire les concepts de bases sur lesquels s'est développée l'ethnométhodologie, d'envisager cette école du point de vue de l'historien des sciences, ou de l'ethnologue, et de chercher à en identifier les sources, à rechercher les lieux où elle est apparue, ainsi qu'à reconnaître les personnes qui l'ont construite et les relations entre ces personnes. Cette façon d'envisager l'ethnométhodologie me semble intéressante à au moins deux titres :

- c'est une façon, complémentaire de la recherche bibliographique, d'appréhender le courant de pensée, qui permet, de peut-être mieux pouvoir le replacer par la suite dans un cadre plus général.

- C'est également une méthode de mesure de la propagation des idées dans les milieux scientifiques, qui, en complément de techniques telles que l'analyse des co-citations ou bien de la recherche systématique des néologismes et des co-occurences de termes, se situe dans la droite ligne des idées ethnométhodologiques de travail non seulement sur les données mais également sur les raisons pour lesquelles ces données sont émises et qui peuvent même parfois déboucher sur la réalisation d'automates.

Ainsi en est-il, par exemple, de ceux produits par l'Ecole des mines et le CDST [CALLON et alt. 1983] dont l'objet est de fournir, par analyse des résumés bibliographiques d'auteurs, des cartographies évolutives des sciences qui viennent, de façon extrêmement pratique et opérationnelle, fournir des images des flux de connaissances, des relations entre laboratoires. On obtient ainsi une concrétisation, dans la société des chercheurs de ce qui est l'une des idées de base de la sociologie de Garfinkel : la réalité et les structures sociales n'existent pas a priori, en faisant abstraction de l'existence des éléments constitutifs d'une société, mais se construisent, au quotidien dans les relations entre les membres d'une communauté :

"prenant le contre-pied de l'enseignement de Durkheim selon lequel le principe fondamental de la sociologie est la réalité objective des faits sociaux, on posera -comme postulat et comme orientation de recherche- que, pour les membres qui font de la sociologie, la réalité objective des faits sociaux constitue une réalisation continue des activités concernées des membres dans leur existence quotidienne, qui utilisent pour cela des procédés connus, utilisés, pris-comme-allant-de-soi." [Garfinkel 1967].

Malheureusement, les automates générant des cartographies évolutives de la science n'ont pas, à ce jour, encore été appliqués à l'ethnométhodologie et à ses textes, aussi c'est la voie plus classique de l'étude des filiations intellectuelles, des publications communes, des relations enseignants/étudiants et enseignants/enseignants que j'ai exploré. De très nombreux travaux ont été faits sur le thème du développement des équipes scientifiques qui soutiennent des thèses en rupture avec les écoles pré-existantes. On peut citer, en particulier ceux de [Kuhn 1962], et [Price 1963], qui portaient sur des équipes de recherche en sciences naturelles. Ces travaux reposent sur l'hypothèse que lorsque des idées novatrices arrivent à émerger, c'est parce qu'elles sont supportées par des groupes de chercheurs spécifiques et identifiables, qui passent par quatre phases de développement (l'équipe, le réseau, l'amas et la spécialité), chacune présentant des caractéristiques propres, tant du point de vue du nombre des participants que de leurs modes de relations.

Bien évidemment, le corollaire de cette hypothèse est qu'une idée nouvelle n'a aucune chance d'émerger, dans le monde scientifique d'aujourd'hui, si elle n'est que le fait d'un individu isolé, ne mettant pas en oeuvre les techniques permettant de passer aux stades d'évolution ultérieurs des groupes soutenant ses idées.

Un autre auteur, [Crane 1972], a travaillé sur des idées identiques, en insistant toutefois sur la relation entre le développement d'un groupe et le développement des publications, tant dans la littérature blanche que dans la littérature grise (*). Cette position présente toutefois l'inconvénient que des prévisions sur les chances de développement d'un groupe donné ne peuvent être faites, puisque lorsque l'on disposera des éléments permettant de mesurer ces chances, les jeux seront déjà faits. C'est ainsi que [Mullins 1973] est parti de l'idée que l'apparition d'un groupe structuré sous l'une des formes précédemment citées anticipe, parfois de plusieurs années, l'émergence d'une littérature abondante défendant les thèses de ce groupe. Et donc, sans dénier l'importance de la relation établie par D.Crane, on peut ainsi identifier plus tôt les groupes et peut-être même mesurer leurs chances de survie et de croissance.

Cet auteur a donc appliqué aux ethnométhodologues une grille de questions analogue à la suivante :

1. Quelle théorie défend ce groupe ?

1.1. Quels sont ses objets d'analyse ?

1.2. Comment est faite l'analyse ?

1.3. Qui sont les principaux auteurs cités?

2. Comment s'organisent les adeptes de cette théorie ?

2.1. Qui est élève de qui ?

2.2. Qui est collègue de qui ?

2.3. Qui a fait des recherches avec qui et est-ce que ces travaux ont laissé des traces (co- publications, remerciements ...)

3. Quelle est la position temporelle de la théorie ?

3.1. Quand semble t'elle être apparue ?

3.2. Quand est-ce que le groupe a compté le plus grand nombre de membres?

3.3. Pendant quelle période ont été faits les travaux les plus importants?

3.4. Quand est-ce que le groupe a commencé à décliner ?

Cette procédure fournit des listes de personnes dont il faut vérifier qu'elles constituent un ou des groupes cohérents. Ceci est obtenu par la réalisation de tables (tables des lieux et dates d'obtention de diplômes, des réseaux de relations ayant débouché sur des co-publications, des listes d'assistances aux cours, des listes de co-citations dans le groupe des ethnométhodologues, mais également à l'extérieur du groupe). La variété des tables et des procédures de collecte est considérée comme un facteur permettant d'éviter les erreurs qui amèneraient à mettre en évidence des "faux groupes".

Cet énorme travail de collecte de données, qui a fait, sans cesse, l'objet de contrôles par les membres des groupes étudiés, a porté sur la période 1955-1973. Il a débouché, entre autres sur des biographies précises des principaux membres du groupe, mettant en évidence leurs rôles respectifs ainsi que sur l'identification des groupes "concurrents".

Ainsi, l'on voit se dessiner un premier paysage que je vais décrire dans les pages qui suivent.