1.2.- Le courant "ethnométhodologie et informatique" issu des Universités de Paris 7 et Paris 8

Il se trouve que l'ethnométhodologie et l'informatique, dans sa branche que nous appellerons, pour l'instant, "intelligence artificielle", se rencontrent parfois.

Par des citations directes, tout d'abord. Ainsi Aaron Cicourel, l'un des fondateurs de l'ethnométhodologie bien qu'il se soit ensuite détaché de cette école, est très souvent cité par d'éminents spécialistes de l'informatique, comme Minsky, Winograd ou Papert. Par la citation de sources communes, ensuite. Ainsi en est-il des philosophes du langage, Wittgenstein et Austin en particulier, mais aussi de Bar Hillel, de Husserl, de Piaget.

Enfin, et surtout, parce que l'informatique a récemment découvert qu'en se posant le problème de la fabrication d'automates capables d'évoluer dans le monde réel, elle se posait le problème de la connaissance et de la description du monde réel (au sens de pratique et quotidien) ainsi que quelques autres questions, comme celle, par exemple, de la connaissance du "sens commun". Et il se trouve que ces questions sont justement au centre des préoccupations de l'ethnométhodologie.

En 1981, lorsque Yves Lecerf, ancien Directeur de l'UER d'informatique linguistique de l'Université de Paris 8 (département fortement orienté vers la recherche en intelligence artificielle) créa, en commun avec l'UER d'ethnologie-anthropologie de l'Université de Paris 7, un DESS ou l'ethno- méthodologie jouait un rôle central, peu de chercheurs voyaient le but de ce mariage qui semblait contre nature. Certes l'étude des tribus d'informaticiens, ou la conception de modèles informatisés de comportements linguistiques dans des groupes particuliers (les sectes religieuses, par exemple) étaient vus d'un oeil intéressé ou amusé. Mais il ne paraissait pas évident que l'ethnométhodologie puisse un jour fertiliser le champ de l'informatique. Pour ce qui me concerne, lorsqu'Yves Lecerf me proposa d'enseigner dans ce DESS, je ne vis là, en première approche, qu'une occasion de varier un peu mes plaisirs d'enseignant. Cela devait très rapidement changer, grâce à la présence des autres membres de cette équipe fondatrice. Le courant se créait dans l'action d'enseignement où chacun s'efforçait, dans une construction commune des cours, de donner aux autres ce qu'il transportait dans son baluchon.

Très rapidement il devint évident que le courant pouvait revendiquer d'être une ethnométhodologie complète, c'est à dire que la totalité de la démarche ethnométhodologique était incluse dans la démarche du courant. Le courant n'était pas une application techniciste de l'ethnométhodologie mais il reposait la totalité des problèmes à la fois d'un point de vue pratique et d'un point de vue théorique.

Quelques lignes de forces purent alors être dégagées, qui identifiaient et autonomisaient le courant par rapport à ses sources ou à son environnement. Parmi celles-ci, on peut en citer quatre principales :

- L'approfondissement de l'ensemble des réflexions menées par l'ethnométhodologie qui peuvent permettre d'éclairer, sous un jour nouveau, les réflexions engagées par les informaticiens sur le traitement automatique du langage naturel, sur le traitement des connaissances de sens commun et du non-dit dans la vie quotidienne, sur la relation entre penser et classer, entre parler et agir, etc. Cet approfondissement a porté, en particulier sur les notions de réflexivité du langage naturel et d'infinitude potentielle des indexicalités. Il s'est placé dans le cadre de l'idée que l'intelligence sous-entend la compréhension au sens fort du terme, c'est à dire une compréhension immédiate, dans le cours de l'action, reposant sur une perception et non sur une manipulation formelle de signes et qui soit complète au sens de la complétude du langage naturel. Pour donc que l'ordinateur puisse être doté de la faculté de comprendre, il faudrait, d'une façon ou d'une autre lui fournir ce sens commun dont disposent les humains par le simple fait qu'ils possèdent un corps, qu'ils sont en interaction directe avec le monde matériel et qu'ils ont subi un apprentissage culturel.

- Une radicalité hyper logique qui vise à placer les membres du groupe dans une position intellectuelle proche des informaticiens dans leur activité pratique de programmation tout en leur soumettant des problèmes qui relevaient de l'ethnologie. Cela conduit à pratiquer et affirmer l'ethnométhodologie comme un hyper rationalisme et non pas comme une forme de subjectivisme ou un situationisme (attaque fréquemment portée contre d'autres courants de l'ethnométhodologie). Il y avait une sorte de rage chez certains d'entre nous devant l'hypothèse d'une défaite de la pensée qui semblait apparaître derrière la critique de Dreyfus à l'intelligence artificielle. Et l'ethnométhodologie donne des armes pour refuser cette défaite, tout en ne niant pas la validité de certaines des critiques de Dreyfus.

- Le fait de pousser théoriquement le rationalisme jusqu'au refus de l'induction présente quelques avantages, vu du côté des informaticiens, puisque les machines actuelles semblent peu capables de cette opération. Et ce refus de l'induction présentait aussi de grands avantages, vu du coté des ethnologues, car il constituait un garde fou permanent et d'une solidité redoutable contre les inconvénients des interprétations abusives des faits sociaux. Bien entendu, il n'y a pas finalement de refus total de l'induction mais plutôt une pratique contrôlée des inductions, ce qui évite de sombrer dans une phénoménologie sans grande fertilité.

- La réunion des affirmations d'une nécessaire prise en compte de la complexité du monde dans le projet de connaissance ethnologique comme dans le projet de fabrication informatique. La critique radicale de l'ethnométhodologie vis à vis de la sociologie porte, en particulier sur l'activité de segmentation artificielle de la réalité en sous-ensembles disjoints puis de traitement formel de certains de ces sous-ensembles comme s'ils étaient la réalité complète. Par segmentations successives des sous-ensembles on arrive ainsi à une atomisation artificielle du monde qui cache derrière une effroyable complexité apparente une absence totale de pertinence car à aucun moment la complétude du monde réel n'a été conservée ou réintroduite.

Par ailleurs, comme le propose [Dreyfus 1984] pour ce qui concerne l'informatique, "Un être humain perçoit les objets matériels comme déjà reliés entre eux et chargés de signification. Rien ne justifie l'affirmation d'après laquelle nous percevrions d'abord des faits isolés, ou des instantanés de faits isolés, voire des aperçus d'instantanés de faits isolés, auxquels nous donnerions un sens après coup. Tel est l'argument que des philosophes contemporains, comme Heidegger et Wittgenstein, s'efforcent de faire valoir. Le boulet que traîne après elle l'intelligence artificielle serait donc bel et bien, apparemment, cette obligation de procéder (sans grand succès) de la particule élémentaire vers le tout. Alors que l'être humain, à l'inverse, semble bien percevoir d'abord le tout, pour le décomposer ensuite, si nécessaire, en particules élémentaires. Et ce fait découle simplement, en suivant Merleau-Ponty, de ce que l'être humain dispose d'un corps, ce qui le rend capable d'appréhender globalement, de manière efficace bien qu'essentiellement intuitive, l'énorme masse de données fournies par son environnement."

Il y a, dans le courant pariseptiste, le postulat que les méthodes qui permettent ou permettront à l'ethnométhodologie d'appréhender mais surtout de transmettre des connaissances complètes sur des groupes de membres seront indispensables aux informaticiens dans leur projet de construction d'automates effectivement intelligents lorsqu'ils évolueront dans le monde réel.

Il y a, dans le courant pariseptiste, le postulat que la manière de procéder des informaticiens lorsqu'ils construisent concrètement des automates et se heurtent concrètement à la démonstration concrète de la fausseté de leurs hypothèses initiales (par exemple, il y a eu, pendant le début des années 1970, l'hypothèse que les recherche sur les automates évoluant dans des micro-mondes feraient avancer les recherches sur les automates évoluant dans le monde réel) est porteuse de leçons pour l'ethnométhodologie.

Ces deux postulats peuvent évidemment déboucher un jour sur la mise en oeuvre de technologies totalement différentes de celles qui existent actuellement tant pour l'informatique que pour l'ethnométhodologie, seuls restant constants les deux projets.