L'"Account" indexical

ETHNOMETHODOLOGIE : REGARDS SUR UN TERRAIN INTERDIT
par Alexandra Schmidt

L'ETHNOMETHODOLOGIE OU LE CHAOS-MANAGEMENT(1) SOCIOLOGIQUE

CHAPITRE I.5

L'"ACCOUNT" INDEXICAL




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L' "Account" indexical : introduction

La notion d'indexicalité - et a fortiori d'irrémédiabilité de l'indexicalité - sous-tend toute la réflexion ethnométhodologique. Il me paraît mˆme inévitable que, lorsque cette notion est réellement perçue et intégrée par quelqu'un, elle doive nécessairement sous-tendre sa réflexion en général.

L'indexicalité est la notion selon laquelle le sens d'un mot renvoie au contexte dans lequel ce mot a été énoncé. Indexicalité est le terme utilisé en français pour rendre les termes "indexical expression", utilisés par Garfinkel. L'indexicalité concerne le problème du sens, de la communication, et donc de la création du sens en tant que facteur constitutif fondamental du fonctionnement social.

Pour donner un exemple qui concerne l'objet du présent mémoire, prenons le mot de père. Ne serait- ce qu'à l'intérieur du seul groupe Moon, le mot de père peut avoir au moins trois sens différents :

Père = Dieu
Père = Moon
père = père 'biologique'

Selon l'utilisation, selon le contexte, le moment, l'énoncé et l'énonciateur, il apparaît très clairement au membre mooniste de quel père il s'agit. Cet exemple simple montre également le lien entre la notion de membre et la notion d'indexicalité. Seul le membre mooniste, ou le "péri-mooniste" (voir Chapitre II) peut repérer les différents sens, et attribuer le sens approprié en fonction de son contexte, parce que familier avec, connaissant, et participant à la création de ce contexte.



5.1 La création de sens

Cette notion du sens contextué du mot, bien que n'étant pas neuve, acquiert une force particulière dans la réflexion ethnométhodologique de par les prémisses de base de cette discipline. En effet, dans la mesure où la réalité sociale n'est plus une chose figée, fixée dans le temps et dans l'espace, dans la mesure où elle est perçue comme un accomplissement plutôt qu'un objet, le contexte de l'emploi des mots devient lui-même une chose mouvante. Le sens des mots utilisés par rapport à un contexte mouvant devient lui-même mouvant. Il y a création permanente de sens. L'irrémédiabilité de l'indexicalité provient donc de cette mouvance permanente du contexte, donc du sens, qui ne peut jamais être totalement saisi, figé, en une "définition" (définition impliquant une finitude du sens).

C'est précisément par rapport à cette notion qu'il faut aborder le Chapitre III du présent mémoire, à savoir le lexique du langage naturel mooniste.



5.2 La 'nouvelle communication' : un étai pour le concept d'indexicalité

Les nouvelles écoles de la communication apportent une contribution non négligeable au fonctionnement de cette notion dans le contexte de l'étude sociale. En effet, les travaux du groupe de Palo Alto, de Watzlawick, de Hall et al.(27) abordent tout le problème de la communication en soi (inter- personnelle, dans le groupe, ...) par toutes sortes d'angles très divers.

D'abord, il faut noter l'immense apport en termes de multi-disciplinarité de ceux qui ont constitué précisément l'école de la 'nouvelle communication' - les membres de ce groupe, ou réseau (Winkin parle même d'un collège invisible, à cause des multiples liens personnels et institutionnels ainsi que les liens d'idées qui existent entre les personnalités qui ont lancé, puis développé cette démarche) sont des ethnologues, des linguistes, des psychiatres, des sociologues, qui étudient ce qui constitue la communication humaine, la communication entre les hommes, entre l'homme et son environnement en intégrant les apports de différentes disciplines.

L'indexicalité est un outil conceptuel qui, développé bien avant (années 50-60) que les connaissances nouvelles en communication ne soient connues (surtout à partir des années 70, si l'on exclut l'apport de la cybernétique), est parfaitement actuel par rapport à ces dernières.

On peut trouver un parallèle entre l'évolution de la notion de communication, de la communication sur le mode "télégraphique" à la communication sur le mode "orchestral", et l'évolution que représente l'ethnométhodologie, et notamment la notion d'indexicalité, par rapport à la sociologie traditionnelle.



I. 5.3 Communication linéaire et gnose sociologique

En effet, le modèle "télégraphique" de la communication, développé par Claude Shannon (un ancien élève de Norbert Wiener, fondateur de la cybernétique) à partir de sa "théorie mathématique de la communication" est devenu le modèle utilisé en sciences sociales. Ce modèle correspond parfaitement à l'approche sociologique traditionnelle :

Ce modèle est basé sur l'idée que l'information est un contenu fixe, émis par l'émetteur, reçu par le récepteur, qui interprète ce contenu - l'idée impliquée étant que le récepteur reproduit exactement le mˆme contenu, dans son interprétation, que celui envoyé par l'émetteur (Shannon inclut cependant, il faut le noter, le parasitage par interférence d'un "bruit" à différentes étapes de la transmission). Il n'y a pas interaction, il y a simple transmission.

La notion "orchestrale" de la communication tient compte des nombreux autres facteurs qui interviennent dans celle-ci. L'information n'est pas une entité fixe, elle est une entité instable, modifiée par la transmission même, ainsi que par le récepteur et son mode d'interprétation. L'information reçue peut être différente de l'information émise. Interviennent également des éléments extérieurs - ceux qui appartiennent au contexte (le lieu, le moment, transmission entre deux individus seuls, ou à l'intérieur d'un groupe, le groupe entend-il ou non, transmission entre deux groupes, langage des uns et des autres, etc.).

Selon ce diagramme, l'information en elle-mˆme n'a que peu d'importance - le système par lequel une information est transmise, lui, représente la clef de la communication. Il m'a d'ailleurs paru curieux que Shannon, élève de Wiener, développe une théorie qui, si elle fut utile dans le développement des ordinateurs notamment, est moins actuelle et surtout moins fine que celle de son maître, puisque Wiener avait, lui, basé sa réflexion sur la notion de "feedback" (ou rétroaction) en communication, à savoir : tout effet rétroagit sur sa cause. Une information émise, donc, modifie l'état du récepteur et, renvoyée à l'émetteur, est elle-même modifiée tout en modifiant l'émetteur devenu récepteur. Cette notion circulaire de la communication est plus proche de la notion d'indexicalité.

Le modèle Shannon, qui traite l'information comme si elle était une entité morte, stable, immuable, correspond bien au terreau platoniste de la sociologie traditionnelle. Elle permet l'idée d'une possible "description absolue de la réalité"(28).



I. 5.4 La communication interactive et accomplissante

La 'nouvelle communication' élargit considérablement la notion de communication. L'information, par exemple, est transmise non seulement par les mots, mais par les gestes, par la gestion individuelle et collective de l'espace, qu'Edward T. Hall a nommé la "proxémique" (29). Hall introduit les facteurs d'odorat, de perception de la chaleur, comme éléments d'information intégrés et utilisés dans le comportement entre humains, à un niveau largement inconscient. Paul Watzlawick (30) étudie mˆme les phénomènes apparemment invisibles, mais néanmoins perçus, tels que la dilatation des pupilles par exemple. C'est le rejet du modèle de Shannon en sciences sociales : Cette école a étudié également les paradoxes, la double-contrainte (double-bind (33), en tant que modes de communication, et en tant que conflit entre la perception sensorielle et l'interprétation du sens d'un message, ou l'interprétation simultanée de contenus antinomiques d'un mˆme message. C'est une illustration de la complexité des processus interprétatifs.

La communication vue ainsi, tout comme la réalité sociale en ethnométhodologie, devient un phénomène dynamique et participatif, un acte de création, comme l'indique le texte suivant :


               
                   "SI NOUS POSONS QUE LA FORME DE LA COMPOSITION
                   MUSICALE EN GENERAL EST ANALOGUE A LA STRUCTURE
                   DE LA  COMMUNICATION AMERICAINE,  DES VARIANTES
                   PARTICULIERES DE  LA MUSIQUE  (PAR EXEMPLE, UNE
                   SYMPHONIE,  UN  CONCERTO,  ETC.)  PEUVENT  ETRE
                   CONçUES  COMME   ANALOGUES  A   DES  STRUCTURES
                   COMMUNICATIVES  SPECIALES   (PAR  EXEMPLE,  UNE
                   PSYCHOTHERAPIE).  AINSI,   UNE  FUGUE  POUR  UN
                   QUATUOR A CORDES EST UNE HONNETE ANALOGIE D'UNE
                   PSYCHOTHERAPIE  DANS   UN  GROUPE   DE   QUATRE
                   PERSONNES. A LA FOIS DANS LE QUATUOR ET DANS LA
                   SESSION    PSYCHOTHERAPEUTIQUE,    IL    Y    A
                   ACCOMPLISSEMENT (PERFORMANCE)  DES  STRUCTURES.
                   DANS CHAQUE  CAS, L'EXECUTION MONTRERA UN STYLE
                   ET  DES  PARTICULARITES  PROPRES,  MAIS  SUIVRA
                   AUSSI UNE LIGNE ET UNE CONFIGURATION GENERALES.
                   LA DIFFERENCE ENTRE CES DEUX STRUCTURES EST QUE
                   LA COMPOSITION  MUSICALE POSSEDE  UNE PARTITION
                   EXPLICITE,              ECRITE               ET
                   CONSCIEMMENT APPRISE ET REPETEE. LA "PARTITION"                   
                   DE LA  COMMUNICATION N'A  PAS ETE  FORMULEE PAR
                   ECRIT ET,  DANS  UNE  CERTAINE  MESURE,  A  ETE
                   APPRISE INCONSCIEMMENT." (34)
               

I.5.5 L'indexicalité en tant que communication dynamique

L'extrait ci-dessus montre le lien direct qui existe entre cette approche actuelle de la communication, et la notion d'indexicalité en ethnométhodologie.

Ce n'est pas ici le lieu d'élaborer ces découvertes et études sur la communication en tant que telle. Il importe surtout de savoir que la notion d'indexicalité n'est pas une simple invention d'une quelconque école sociologique, mais qu'elle correspond, non seulement à une perception plus fine de la réalité sociale, mais aux découvertes les plus actuelles s'exprimant dans d'autres sciences sociales.

L'indexicalité relie les nouvelles connaissances en communication aux sciences sociales en ce qu'elle pose la communication, dans le groupe social, en tant qu'accomplissement - communication-en-train- de-se-faire. L'indexicalité est la référence conceptuelle de la réalité sociale en tant qu'échange en - permanence - créateur de réalité.



I. 5.6 L'Account en tant que "moment" indexical

A partir de ce qui précède, on est à mˆme de mieux comprendre la notion ethnométhodologique d' accountability (racontabilité). Le travail du sociologue, de l'ethnologue ou de l'anthropologue ne consiste plus à se servir simplement "de modèles théoriques non-mathématiques" (Hall) pour disséquer la réalité, méthodiquement, avec pour objet de révéler, de faire émerger, une "vraie" réalité, une réalité "supérieure", qui se cacherait sous la réalité visible, et partant, inférieure. Le travail du sociologue consiste en réalité en un account, un récit, une description de la réalité ; il s'agit d'une "prise sur le vif" d'une réalité qui inclut, comprend, porte précisément toute une part d'invisible, et qui se fabrique à partir de ce substrat en intégrant le visible et l'invisible.

Garfinkel considère que la réalité sociale est par essence "accountable", c'est-à-dire racontable. Mais il ne faut pas, si l'on veut rendre justice à ce terme et à sa richesse, le réduire à ce qui vient en tˆte lorsqu'on parle de "raconter" en termes de travail sociologique - à avoir, par exemple, un mémoire semblable à celui-ci qui, présentant un terrain donné, raconte ce dernier (un tel a fait ceci, puis il s'est passé cela) sur tant de pages dactylographiées. L'account est une notion plus vaste. Bien entendu, les pages écrites à la machine, les mots sur les pages, font partie de l'account. Mais l'account inclut tous les processus faisant que l'on raconte - découverte du terrain, intégration en tant que membre à des degrés divers, maîtrise du non-dit du groupe, reproduction par écrit du "vu et vécu" - et devient ainsi, au mˆme titre que la réalité décrite, un accomplissement de cette réalité. L'account d'un groupe fait partie de la réalité de ce groupe. C'est à partir de ces considérations que l'on voudra bien comprendre le néologisme que j'ai pris la liberté d'utiliser en Chapitre II - le péri-moonisme" - qui représente le groupe social en tant qu'interaction entre un sous- groupe totalement fermé et interdit au monde extérieur (la secte Moon), et les groupes autour de ce dernier, ainsi que les processus de création de la réalité qui proviennent de cette interaction. Le compte-rendu de tous ces processus forme l' "account".

L'account est un "moment" d'indexicalité. Il est le moment où se joue une mélodie particulière parmi les infinies possibilités de mélodies que l'on pourrait faire ressortir d'un même ensemble d'instruments. Il est un moment d'accomplissement de la création de la réalité sociale. Il est légitimé par le concept d'indexicalité, tout comme il est révélateur de l'indexicalité.

L'account est ainsi la re-présentation non-naïve de la réalité sociale, en ce sens qu'il ne tronque pas cette dernière, qu'il en re-présente le continuum, qu'il extrait un moment de ce continuum, et que par le fait même qu'il, l'account, est réalisé, il réintègre en continuité ce continuum.

Ces considérations nous conduisent directement à la dernière grande notion ethnométhodologique que nous examinerons ici - la réflexivité.



Notes

  
               1   Chaos-Management : terme donné par Peter et
                   Waterman, auteurs d'ouvrages sur la science de
                   la gestion, à un mode de gestion adapté à
                   l'hypercomplexité des entreprises modernes. Se
                   référer au point 7 du présent chapitre.
                   Qu'il soit simplement noté que le terme, ici,
                   ne doit évoquer aucune connotation négative du
                   fait de la présence du mot de "chaos" - il
                   s'agit d'un parallèle tracé, comme je l'ai fait
                   ailleurs dans ce mémoire, entre une approche
                   nouvelle d'un domaine où existaient jusqu'à
                   présent des "écoles de pensée", et l'attitude
                   ethnométhodologique, qui permet également un
                   regard nouveau.. 
    
              27   Voir  La Nouvelle Communication, textes de
                   Bateson, Birdwhistell, Goffman, Hall, Jackson,
                   Scheflen, Sigman, Watzlawick, recueillis et
                   présentés par Yves Winkin, Seuil, coll. Points,
                   1981
   
               28  Louis Quéré,  Pratiques de Formation
     
               29  Edward T. Hall,  The Hidden Dimension,
                   Doubleday, USA, 1966
                
               30  Paul Watzlawick,  La Réalité de la Réalité,
                   Seuil, coll. Points, 1978
                       
               31  On voit bien ici l'idée de  création du sens
                       
               32  Winkin, op.cit. p.24 
 
               33  Double-bind - l'une des grandes hypothèses de
                   recherche en "nouvelle communication",
                   difficile à résumer mais que l'on pourrait
                   définir en termes simples comme "un message qui
                   dit la chose et son contraire".   
        
               34  Albert E. Scheflen,  Communicational structure:
                   Analysis of a Psychotherapy Transaction,
                   Bloomington, Indiana University Press, 1973, p.
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