Lost Highway : Tempête sous un crâne, par Frédéric Strauss

Article parus dans les Cahiers du cinéma numéro 509,
janvier 1997.

 LOST HIGHWAY, incroyable film, comme un écho
assourdissant à la saillie horrible montrée par Godard dans
son collage-montage des Cahiers de décembre et subitement
dépassée par les cent trente-cinq minutes d'accouplements
monstrueux tournées par Lynch. De Godard ou pas, ce sont
des images, non des mots, qui viennent à l'esprit pour
décrire Lost Highway, des correspondances secrètes que
chacun pourra imaginer à son goût face à ce film libre et
puissant comme le rêve (sweet, bad ou wet dreams), mais qui
toutes disent le sentiment d'être saisi, frappé par un art
nouveau évoquant de terribles combinaisons, d'étranges
copulations : entre un poème haïku et les circonvolutions
débordantes, délirantes, d'un récit de trip sous acid ;
entre une sculpture-machine en mouvement de Jean Tinguely
et la forme pure d'un totem de pierre d'Henry Moore ; entre
une gravure d'Escher tout en profondeur et la surface d'un
Polaroïd saturé de couleurs. Images d'une fusion
contrenature qui travaille souterrainement le film et
finira par surgir de manière spectaculaire dans une scène
montrant une sanglante imbrication entre la chair d'un
crâne et le plateau en verre d'une table design.
Célébration d'une union entre matières organique et
minérale, entre le vivant et l'inerte, une union crue et
cruelle qui résume la destinée cauchemardesque de l'humain
ici (épouser tout corps étranger), mais dont le plus beau
est sans doute qu'elle ne raconte rien - on n'est pas chez
Cronenberg -, pure vision chargée d'une sidérante émotion
plastique, telle celle provoquée par un ready-made à la
Marcel Duchamp. C'est dans cette tête encastrée dans un
meuble, par une coupure qui semble aller droit au cerveau
et laisse le reste du corps à son inexistence, que tout
Lost Highway pourrait avoir été imaginé, film d'images
parlantes mais qui ne sont pas Godard s'en réjouisse - dans
le vouloir-dire, déchargées de cette logique de
l'illogique, de ces repères que Lynch s'évertuait à donner
à l'irrepérable, banalisant une part de Blue Velvet et
caricaturant une bonne part de Wild at Heart et Twin Peaks,
Fire Walk With Me.

Lost Highway, le meilleur de David Lynch - au sens aussi de
best of: une compilation, un alliage de ses plus chères
obsessions, de ses plus familières fantasmagories -, tient
dans une tête fracassée par un accouplement dangereux et
raconte strictement cela. Quand, au début de Lost Highway,
Fred Madison (Bill Pullman) fait l'amour avec sa femme
Renee (Patricia Arquette), un surcroît d'intensité -
d'ailleurs continu, sensible de la première à la dernière
image du film - fait planer le doute sur le caractère
purement humain de cette union. Sentiment à la fois très
clair et obscur, qui tient peut-être, au beau milieu de
cette possession sexuelle - mouvements de balancement
régulier des seins de Renee, muscles et nerfs tendus sous
la peau du cou de Fred -, à l'intrusion d'un plan montrant
une main venue s'agripper au dos de l'homme, une main dont
on se demande un instant si c'est bien celle de la femme.
Et cet instant-là dure infiniment longtemps. Il y a quelque
chose d'un acuponcteur chez Lynch, qui plante son regard
avec une précision telle que ses plans irradient bien au-
delà de leur point d'impact, entreinant le spectateur dans
les phobies qui les aiguillent. En l'occurrence, une forme
assez particulière de claustrophobie, une angoisse surgie
de l'intérieur irreprésentable de cette scène d'amour, de
pénétration : en qui Fred Madison est-il ? Et où est-il
s'il est en elle, Renee Madison ? Cette peur fugace et
tenace trouve vite une réponse (Fred a peut-être couché
avec un homme dont le visage terrifiant lui apparaît à la
place de celui de sa femme) qui ferait l'affaire dans un
film fantastique mais ne résoud réellement rien dans Lost I-
Iighway, où les lois du genre sont, autant que l'angoisse,
bien plus difficiles à désigner, à nommer.

L'inquiétante étrangeté du film est partout et, dans cette
première partie, d'une force impossible à décrire sans en
grossir le trait (au bas mot donc, un chef-d'oeuvre absolu
de mise en scène), Lynch étend à tout l'espace de leur
maison la scène d'amour entre Fred et Renee. Sur une
cassette vidéo trouvée un matin devant la porte, le couple
reconnaît sa villa ; le lendemain, sur une autre cassette,
son salon et, le jour d'après, sa chambre à coucher, filmée
pendant la nuit d'amour. De toutes ces images, la première
(la maison vue de la rue) est la plus effrayante, parce
qu'elle dégage une perspective sur ce lieu et l'enserre en
même temps dans un cadre fixe, parce qu'elle annonce
indubitablement qu'un regard va pénétrer à l'intétieur- ce
que les personnages ne peuvent craindre, ne pouvant le
concevoir. Ce qui s'ensuit est un viol de la maison, une
sorte d'expérience intime avec les murs, les sols, dont
l'image vidéo rudimentaire en noir et blanc accentue le
caractère primitif, et qui fait naître une fascination
irrépressible et menaçante à laquelle le film ne cessera de
revenir : quand on s'enfonce dans le couloir que finissent
toujours ici par dessiner les murs et les sols, où débouche-
t-on ? Dans ce gouffre énigmatique soudain ouvert sous
leurs pieds, Fred et Renee, dont on sait si peu, ont déjà
presque disparu : ce n'est pas sur la piste d'un voyeur que
s'engage l'histoire mais, de manière très naturelle et
limpide, sur la question bien plus cérébrale et abstraite
de savoir, puisque les films en vidéo ont été tournés par
quelqu'un qui était dans la maison sans y être, comment
être dedans et dehors, à l'intérieur et à l'extérieur.

Lors d'une soirée chez des amis, Fred sera confronté à la
formulation de cet axiome, incarné par l'homme patibulaire
avec lequel il craignit un instant d'avoir fait l'amour, et
qui lui demande cette fois de lui téléphoner chez lui, dans
la maison des Madison, d'où il parle en effet à Fred à
l'autre bout du fil, tout en restant devant lui. La logique
imparable que confère Lynch à cette situation, filmée avec
une tranquille normalité, est évidemment terrassante et
dévastatrice pour Fred : comme un flash, un éclat d'image
vidéo sur ce qui semble un carnage dans la chambre à
coucher de la maison, dit que quelque chose a craqué. Mais
qu'avons-nous vu ? Au plan suivant, Fred est en prison pour
avoir tué Renee. Et, à l'intérieur de sa cellule, c'est un
autre homme qui occupe sa place, venu de l'extérieur, comme
tombé du ciel. "Quand un type sort comme ça de nulle part,
où va le monde ?", se demandait un personnage de Twin
Peaks, Fire Walk With Me. Où va le film ? Lost Highway est
présenté comme "l'histoire d'un assassin schizophrène
racontée du point de vue des différentes personnalités de
l'assassin lui-même". Mais les choses sont bien plus
indécidables, et que Fred soit "un mari jaloux qui
assassine sa femme" restera à jamais à prouver - pas
seulement parce que la brune Renee revient sous le nom
d'Alice, blonde et fatale, s'unir à Pete Dayton (Balthazar
Getry) qui s'est "substitué" à Fred (si Pete Dayton était
en lui, où est-il ?).

Il n'y a plus d'intrigue, que de l'intrigant : dans Lost
Highway, tout semble intériorisé, du jeu des acteurs
(stupéfiants d'hébétude, d'engourdissement, de langueur,
changement assez radical chez Lynch, qui les aimait trop
volontiers grimaçants) au scénario et jusqu'au cinéma même.
On peut ainsi difficilement manquer la rime flagrante entre
la métamorphose de Patricia Arquette et celle de Kim Novak
dans Vertigo, sauf que ce personnage de revenante n'a pas
besoin d'une histoire pour exister ici avec une aura tout
aussi fascinante : le cinéma d'Hitchcock est comme un
souvenir qui hante le film de Lynch, inclus, au-delà de la
citation, dans un au-delà des images. Associant, couplant,
agrégeant les corps, l'espace et le temps,

Lost Highway prend la forme d'un remix subtil, d'une
partition polyphonique parfaitement accordée où le travail
de la matière des images (apparu vraiment dans le cinéma
américain avec Natural Born Killers) a disparu sous
l'harmonie d'une mise en scène qui l'a entièrement intégré.
Lynch met judicieusement à profit la reprise de ses thèmes
classiques (la brune et la blonde, le rideau rouge) pour
circuler avec une aisance nouvelle dans son film-dédale et
y être, comme son homme mystérieux, à la fois dehors et
dedans, plongé dans une consanguinité qui n'interdit pas la
distanciation, encore moins l'humour. Les mythologies
américaines (le film noir, l'ombre d'un Hollywood de tous
les vices) resurgissent comme des images mentales, et leurs
passages obligés deviennent des pistes déroutantes - une
poursuite de voitures ironiquement recomposée comme un
collage surréaliste -, sans que ce bouillon de culture
cinématographique empêche de voir Lost Highway comme le
pilote d'une série télé, entre Le Prisonnier et un Code
Quantum cauchemardesque. Une série dont Fred Madison serait
le héros cyclique, roulant sans fin sur une autoroute
perdue dont l'image, qui encadre le film, semble sortie
d'un antique Praxinoscope ou du Chronophotographe de Jules
Marey.

TV-cinéma primitif : encore un accouplement très spécial.
Ce qui traverse les congrès et les compressions de Lost
Highway est, définitivement, le fil invisible d'un flux
d'énergie sexuelle - telle celle qui galvanise Pete
Dayton : "Cet enculé voit plus de chattes qu'une lunette de
chiottes", dira, envieux, un des flics qui tentent de
suivre l'histoire à la trace, et en perçoit du moins cela.
La scène du crâne fendu se savoure, de ce point de vue
aussi, comme une véritable miniature du film, chargée d'une
tension qui métamorphose impalpablement une villa
hollywoodienne en caverne utérine, les personnages cernés
par des imagos et des images (vidéo) sexuelles, différées
dans l'espace et le temps (ça, le sexe, a eu lieu avant,
dans une autre pièce) et qui finiront par exploser sur un
coin de table soudain étrangement pubien.

Télescopage à distance, coït virtuel : David Lynch touche
en plein coeur le présent du cinéma, avec une poésie
violente qui nous place à l'avant-garde de notre condition
de spectateur.