Lost Highway : L'isolation sensorielle selon Lynch, par
Thierry Jousse

Article parus dans les Cahiers du cinéma numéro 511, mars
1997.

 La lecture du scénario de Lost Highway, qui vient de
paraître (Ed. Cahiers du cinéma), est très instructive.
Elle nous révèle que la version finale du film de David
Lynch est le résultat d'un travail de coupes en finesse.
Toutes les séquences à caractère explicatif en ont été
exclues. Toutes les jointures narratives ont été
soigneusement éliminées. Le film y a bien entendu gagné en
puissance elliptique. Cet émondage narratif lui a surtout
permis d'atteindre à une troublante opacité qui procède
d'une série de coups de force rythmiques tout à fait
saisissants. De ce point de vue, Lost Highway est sûrement
un des films contemporains qui aura suscité le plus
d'interrogations de la part d'un spectateur déboussolé mais
qui cherche pourtant à s'y retrouver. On peut ainsi avancer
que Lynch a projeté avec ce film profondément novateur de
créer une relation tout à fait inédite avec son spectateur.
D'un côté, le film distribue une multitude de signes,
d'indices, d'énigmes, de lapsus qui, par un jeu de pistes,
font miroiter une doublure secrète de la réalité ;
laquelle, tel un inconscient très actif, se manifesterait
en permanence de manière discontinue et envelopperait la
vie d'un léger voile paranoïaque. C'est la fonction
conspiratrice ou ésotérique du scénario. Tout dans Lost
Highway, comme d'ailleurs dans Twin Peaks, le film et la
série, renvoie à un complot inexprimable fait de
prémonitions ou de perceptions extra-sensorielles, ce qui
l'apparente aussi bien à une certaine tendance du cinéma
moderne, celle du sens suspendu (voir la récente
programmation de la Cinémathèque française autour de la
conspiration), qu'à la logique du roman-feuilleton dont la
série X Files (diffusée sur M6) est un avatar tout à fait
passionnant dont l'esthétique doit beaucoup à la série Twin
Peaks. Les signes flottent et ne se raccordent plus les uns
aux autres. Le récit n'est plus au premier plan mais a
essentiellement une fonction rythmique ou climatique.
Notons que cette forme d'abstraction lyrique n'est
absolument pas l'apanage d'un cinéma d'auteur, voire
d'artiste, mais trouve des résonances insoupçonnées dans le
cinéma d'action. De The Last Action Hero (John McTiernan)
au récent et curieux Au revoir à jamais (Renny Harlin) en
passant par Die Hard 3 (McTiernan encore) ou L'Effaceur
(Charles Russel), la distribution des signes énigmatiques
et l'absence de lien apparent entre eux sont devenues une
véritable figure de style. Une absence de raccord au niveau
spatial trouve enfin sa correpondance au niveau mental.

Dans Lost Highway, le complot est sans fin, sans fond,
l'ennemi est à l'intérieur du pays ou du cerveau, et les
significations délirent. Car tout l'art de Lynch, qui est à
son sommet dans Lost Highway, est bien de délirer
l'Amérique - son puritanisme, ses soap-opéras, ses
perversions cachées, ses complots - c'est-à-dire de la
faire sortir de ses gonds. D'un autre côté, Lynch cherche
un contact hyper-sensoriel avec son spectateur, il
travaille à le mettre dans un certain état de réceptivité,
lui faisant simultanément perdre pied et trouver une
nouvelle relation avec des flux de perception excessivement
subtils, qui s'apparentent bien sûr à ceux qu'il est
possible d'atteindre par l'intermédiaire d'une drogue.
C'est la fonction musicale ou cérémoniale de la mise en
scène. Il y a de ce point de vue une parenté évidente entre
le cinéma de Kenneth Anger et celui de David Lynch. Ici
comme là, le metteur en scène est une sorte de chamane, de
médium qui cherche la transe du spectateur afin de mettre
en éveil des régions anesthésiées de son cerveau. (c'est
particulièrement vrai des scènes d'amour dans Lost Highway,
qui sont de véritables cérémonies inquiétantes et qui font
lever des flux non seulement érotiques mais cosmiques.

La musique, chez Lynch comme Anger, joue aussi un rôle
fondamental. Anger a d'ailleurs utilisé la chanson Blue
Velvet bien des années avant Lynch. Dans Lost Highway,
chaque morceau musical, du génial I'm Deranged de Bowie à
This magie Moment de Lou Reed, en passant par le sublime
Insensatez de Antonio Carlos Jobim, sans oublier toutes les
interventions de Trent Raznor (déjà concepteur de la bande-
son de Natural Born Killers d'Oliver Stone), fonctionne à
la fois comme un commentaire de la séquence correspondante
et comme une intensification de l'action qui s'y déroule.
Lynch, avec la complicité de Badalamenti, crée ainsi un
véritable récit musical parallèle, avec ses ruts brutaux et
ses envolées lyriques. De même que la musique est
absolument visuelle, la mise en scène devient elle-même
musicale. Depuis Blue Velvet, Lynch a tendance à faire
durer de plus en plus les séquences, à les étirer, à les
métastaser et à les considérer comme des entités autonomes
qui sont traitées musicalement. Dans Lost Highway, cette
pente hypnotique et musicale de la mise en scène est
tellement interne au film qu'on dira que l'art de Lynch est
parfois plus proche de certains concepteurs musicaux -
comme Brian Eno, Tricky ou Bjork, qui crée une réalité
musicale fascinante par son dépassement des contradictions
entre technologie et instrumentation traditionnelle - que
du cinéma.

Au point de rencontre de toutes ces fonctions, il y a le
film, réalité en soi qui n'a d'autre référent qu'elle-même.
Pour comprendre Lost Highwav, la plus mauvaise place serait
celle du spectateur-détective (dont les flics, toujours
éberlués, sont, dans le film, les substituts idéaux) qui
voudrait à tout prix le déchiffrer ou l'interpréter à
travers un discours, un savoir, une grille univoque,
qu'elle soit analytique, policière, cinéphilique, mystique
ou simplement philosophique, mais toujours extérieure à ce
film-boîte. Non élue ce film-machine ne puisse pas
accueillir toutes sortes de significations, mais pour les
mettre à feu et les faire tournoyer, il est absolument
nécessaire d'entrer dans le film comme à l'intérieur d'un
organisme vivant, de s'y lover, de l'habiter et d'être
habité par lui, de le hanter et d'être hanté par lui. La
figure de l'anneau de Moebïus avec ses deux faces qui se
retournant sur elles-mêmes, évoquée par Michel Chion dans
son excellente monographie sur Lynch (Ed. Cahiers du
cinéma), n'a jamais aussi bien convenu qu'à Lost Highway.
Le jeu de dualités, de résonances, d'échos qui constituent
le fond même du film ne dit pas autre chose. Tout est
double dans Lost Highway - les personnages, les situations,
les objets - et chaque élément ne peut être perçu qu'en
fonction d'un réseau de correspondances propre au film. Le
spectateur est pris dans un circuit intégré, une boucle
involutive à l'intérieur de laquelle il doit créer ses
propres repères. Plus encore que Level 5, Lost Highway est
peut-être ce puzzle, invoqué par Chris Marker, dont le
dessin ne renvoie plus à un modèle mais seulement à lui-
même.

Le circuit temporel de Lost Highway est très étrange. Bien
que le récit du film soit finalement assez linéaire et
suppose une succession temporelle chronologique, tout se
passe comme si les relations entre le passé, le présent et
l'avenir n'obéissaient plus à des règles de subordination.
Sans bouleverser de manière explicite la chronologie, Lynch
rend impossible l'identification du moment. La
substitution d'identité entre Fred Madison et Pete Dayton
est le pivot du film mais rien ne dit ensuite que ce qui
est situé chronologiquement après, ne s'est pas en réalité
passé avant puisque la fin du film renvoie à la séquence
d'ouverture. Plus précisément, le temps du récit, dans Lost
Highway, est là encore un temps parfaitement interne à lui-
même dont le dérotilement obéit à des règles qui n'ont rien
de commun avec celles du temps chronique. C'est un temps
spatialisé. Comme l'Homme-Mystère, le temps a en quelque
sorte le don d'ubiquité. Mais il n'est fermé sur lui-même
qu'en apparence, puisqu'il peut en permanence intégrer des
informations qui le font changer de direction. Sur ce
versant, le cinéaste le plus proche de Lynch serait peut-
être Bergman qui, au milieu des années 60, a forgé des
films-cerveau dont la logique propre est celle d'une
machine productrice d'images et d'une spirale de temps
internes à elles-mêmes. Le rapprochement n'est pas fortuit
puisque Lynch est un grand admirateur de Bergman, à tel
point que le visage de l'Homme-Mystère dans Lost Highway
ressemble à s'y méprendre au masque de la Mort dans Le
Septième Sceau. On dira ainsi que si Twin Peak était pour
Lynch un équivalent possible de l'Heure du Loup, Lost
Highway est un peu son Persona, par son jeu sur la dualité
et la dissolution du temps et de l'identité que ce jeu
suppose. Dans le monde anglo-saxon, seuls Kubrick et
Cronenberg ont su créer des cristaux de temps aussi
fascinants. 2001 et Shining produisirent à leur époque le
même effet de sidération et de désorientation. Vidéodrome
et Crash également. Le précurseur de cette structuration du
temps est bien sûr Hitchcock qui, avec Vertigo, avait créé
un ruban temporel parfaitement autonome, déjà fondé sur la
répétition et la dualité. Mais Vertigo, qui est bien sûr la
matrice du film de Lynch (qui en propose une version
inversée dans laquelle la brune est frigide et la blonde
explosive) comme de tant d'autres, restait, malgré son
extraordinaire puissance poétique, encore attaché à une
chronologie assez traditionnelle. Tandis que Lost Highway,
comme Shining avant lui, ou Crash très récemment, pourrait
être vu comme un film-installation qui nous regarde autant
qu'on le regarde, qui nous entoure autant qu'on lui fait
face. En ce sens, le travail de Lynch est aussi proche
d'Hitchcock que d'artistes contemporains comme Bill Viola
ou Gary Hill. Ou plus exactement, il est peut-être une
relecture d'Hitchcock au temps des installations
spéculatives. Les cassettes-caméras de surveillance de Lost
Highway sont comme des navettes exploratrices, des sondes
d'images qui créent un horizon virtuel un peu à la manière
des installations de Gary Hill. A d'autres moments,
l'utilisation de la multi-projection et de la surimpression
évoque directement l'art de Viola. Lost Highway est un
ruban de rêves comme la route perdue que l'on voit défiler
à toute vitesse au générique, mais c'est un ruban qui
aurait intégré, au temps de la vidéo et de l'électronique,
l'avance et le retour rapides. Ainsi peut-on être à tout
moment du film en contact avec n'importe quel autre instant
du film. Don d'ubiquité encore et toujours...

Si le cinéma de Lynch est abstrait, c'est à force d'être
figuratif. Chargé de toutes les Images américaines, des
plus artistiques - la fascination de Lynch pour Edward
Hopper ne se dément pas ici - aux plus triviales - la
publicité ou bien sûr la pornographie -, en passant par la
photographie, les séries télé, ou encore quelques oeuvres
fulgurantes (En quatrième vitesse ou La Soif du mal, voire
ses propres films, Eraserhead et Blue Velvet, sans oublier
tous ceux qui ont déjà été cités), Lost Highway est
pourtant le contraire d'un film citationnel. Loin du
maniérisme ou de la référence, on dirait que Lynch a
intégré toutes ces images en un fond indifférencié qui fait
coexister de multiples épaisseurs, pour mieux faire
ressortir ses propres figures. La figuration, qui est la
grande affaire du cinéma américain (voir Mars Attak ! de
Tim Burton, film qui tire sa force d'un art strictement
figuratif), prend chez Lynch un tour particulièrement
saturé. Cet excès de figuration, dont le double personnage
de Patricia Arquette serait l'emblème le plus brûlant, mène
à l'iconoclasme (la défiguration ou l'éclatement) qui est
lui même dépassé vers une abstraction qui passe par le
délestage de toutes les figures et s'apparente très
nettement au processus cybernétique de compression de
données. Ayant ainsi accompli sa propre révolution, Lost
Highway peut enfin flotter dans l'éther, ouvert à toutes
les virtualités, machine de pensée qui marque l'étonnante
irruption d'un grand cinéma figuratif-abstrait.