Elym

Elym avait peur, perdu dans cette nuit glaciale, au plus profond de la forêt entourant le village. A douze ans, il avait enfin passé les étapes qui faisaient de lui un homme et pouvait rentrer dans la prestigieuse communauté des chasseurs. Quel honneur pour lui de passer à l’âge adulte, de quitter la communauté des cueilleurs, constituée par les femmes, les enfants et les vieillards. Jusqu'à ce jour, il participait aux cultures de fruits et légumes et ramassait les dons de la forêt : baies, champignons, racines et larves. Il avait ainsi été convié pour sa première chasse avec les hommes. La chasse est un art dangereux : la forêt, source inépuisable de vie, recèle de nombreuses bêtes sauvages telles que les goaons. Ces derniers sont de redoutables prédateurs qui sillonnent les bois, en horde, à la recherche de leurs proies.

Alors qu’il apprenait la glorieuse chasse, le combat de l’homme contre l’animal, son groupe fut attaqué par une horde de goaons. Chaque membre s'était battu avec vaillance et courage mais actuellement Elym ne savait qui vivait. Les corfwus, herbivores arboricoles, et les fayayas, oiseaux des cîmes du lointain, ne seraient jamais ramenés au village. Dur pour cet enfant tout juste adulte de ne pas succomber à sa peur, de hurler sa mère, de ne pas s’abandonner ; il ne savait pas se repérer dans cette étendue verte. Comment survivre au sein de la faune sauvage, sans la protection de ses aînés ? Il avait juste eu le réflexe de courir et de se réfugier dans un arbre pour échapper aux crocs acérés de ses poursuivants....

Il se demanda pourquoi Cliffay, l’esprit de la forêt, le harcelait ainsi. C’est là qu’il vit l’espoir en scrutant le ciel : la lueur d’un feu céleste embrasa la nuit, un signe de bienveillance et de protection de Kilotay, l’esprit des cieux.

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Extrait du journal de bord du croiseur interstellaire La Bravista, 12 janvier 2354, Amiral J. del Cortes

Voici cinquante ans que nous parcourrons les cieux à la recherche d’un autre monde, d’une autre terre. L’Homme s’est souvent senti seul dans son univers. Il a voulu explorer et encore explorer les limites de son espace. En 1492, Christophe Colomb démontra qu’il y avait une voie maritime vers l’ouest qui rejoignait un pays aux richesses inexploitées, aux peuples accueillants. Il pensa atteindre les terres d’Indes par l’ouest mais se heurta à cet immense continent : l’Amérique. Je me sens tel Christophe Colomb, moi enfant de ce nouveau continent, de cette extension au monde connu, devant cette planète qui se dresse devant nous. Telle la vigie du haut de son poste d’observation, je crie ‘’terre ! terre !’’. Mes hommes se précipitent devant leurs écrans, s’éveillent de leur sommeil de cinquante ans, voyage de fou pour les uns, un pas de géant pour d’autres. Nous sommes émerveillés devant un tel spectacle : la beauté de cette nouvelle terre embrase nos coeurs. Nous serons les premiers humains à fouler un autre monde où la vie existe, un monde où l'eau s'écoule à flots, où les océans sont purs, l’air respirable. Je le sens, mon instinct me souffle qu’une vie à base de carbone, élaborée, complexe a pu se développer sur cet oasis perdu dans l’immensité froide et sombre de l’espace...

Ce n’est pas la première fois que nous prenons conscience de la présence de vie en dehors de la Terre : nous savions que des bactéries s’étaient développées sur Mars, qu’une vie primitive grouillait sous les glaces d’Europe, dans les océans et les terres de Titan. Mais, c’est la première fois que nous découvrons une planète extrasolaire si semblable à notre bonne vieille Terre : une autre planète bleue au fin fond de l’espace. Ce voyage vers alpha-Teratis, étoile jaune de notre bonne vieille Voie Lactée, n’est pas vain. Il fera taire ces hommes qui n’ont jamais souhaité tenter l’aventure, prendre le risque de ne jamais revenir, prendre conscience que la Terre n’est pas la seule planète où la vie a explosé...

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À la première lueur du jour, Elym descendit de son arbre - " la menace des goaons est moins présente le jour " , d’après le maître-chasseur Gvim - et chercha un point d’eau où se désaltérer. Etant un ancien cueilleur, il avait appris la valeur comestible de la plupart des plantes et des champignons de la forêt: Il savait qu’il trouverait certaines variétés sauvages des fruits cultivés au village. Il connaissait les bases de la survie dans un milieu hostile tel que la forêt, mais était incapable de retourner vers les siens : il n’avait plus aucun point de repère. Son instinct, soutenu par Kilotay le guidera.

Après avoir ingurgité une nourriture frugale et larvaire, il décida d’aller voir ce que Kilotay offrait aux hommes. Il se dirigea vers le point de chute de l’objet céleste qu’il estimait être à quelques lieux de son arbre. Comme le lui avait appris le maître-chasseur Gvim, il se tailla une lance avec le petit couteau de pierre qu’il portait à la ceinture. Il appliquait ses premières leçons de survie avant d’aller vers l’inconnu.

Il arriva au niveau d’une immense clairière où toutes végétations avaient été brûlées : cercle parfait au centre duquel se trouvait l’objet céleste. Il était immense, plus grand que le village lui-même. A la fois émerveillé et étonné, Elym s’engagea dans la clairière et se rapprocha de l’objet, se cachant derrière les amas d’arbres calcinés et renversés, les buttes de terre retournée. Des bêtes s’agitaient autour : elles avaient l’image des hommes mais ne se comportaient pas comme eux. Leur peau était foncée et elles portaient des tuniques aux couleurs chatoyantes, tel l’oiseau de Kilotay. Ce n’était pas une tribu d’hommes venue admirer le don de Kilotay : c’était des envoyés de l’esprit des cieux.

Comme le maître-chasseur Gvim le lui avait appris, il décida de se terrer dans un coin et d’observer avant d’agir...

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Extrait du journal de bord du croiseur interstellaire La Bravista, 14 janvier 2354, Amiral J. del Cortes

A l’aube d’une des plus grandes découvertes pour l’humanité, nous voici désemparés. Alors que nous amorcions notre mise en orbite autour de Téloris - c’est le nom que nous lui avons donné -, une avarie de notre système de navigation nous a contraints à un atterrissage forcé sur le sol de la petite planète. Nos techniciens travaillent sur les causes de cet incident et n’ont pu, à ce jour, fournir quelconques explications.

Peu d’examens de la planète furent enregistrés lorsque nous nous lançâmes vers ce monde. A ce moment-là, nous avons su que nous ne reverrions jamais, quoiqu’il arrive, notre vielle planète natale. A 1 heure 37, heure locale, nous avons brutalement traversé l’atmosphère et atteint le sol Télorien, réalisant ainsi un cratère de trente kilomètres de diamètre. Une trouée énorme dans cette forêt vierge qui me rappelle les images de mon Amazonie tant regrettée. Sur les mille cinq cents hommes de l’équipage, nous comptabilisons juste quatre cent trente morts carbonisés par l’explosion qui s’est produite au sein du surgénérateur ou désintégrés par la fuite d’antimatière du réservoir. C’est le diagnostic de la situation actuelle au niveau humain et technologique. Cependant durant notre descente vers l’enfer, nous avons réussi à envoyer, sans grand espoir, un message de détresse vers la Terre. Il mettra trente cinq ans à l’atteindre. Nous ne serons pas sauvés avant un siècle terrestre. L’ordinateur a calculé, suivant la courbure de l’orbite et la distance de la planète avec son étoile et son satellite, que les jours sont de 25 heures 37 minutes et 28 secondes terrestres et les années de 357 jours, soit à peu prés comme sur Terre.

Je n’ai pas grand espoir de repartir un jour, nous allons bien devoir nous installer sur cette planète pour un certain temps : espérons qu’elle ne soit pas trop hostile et que nous pourrons survivre....

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Voilà trois jours qu’Elym observe les envoyés de Kilotay. Il se demande pourquoi ils ne tentent pas de contacter le grand Chaman Loüyo, grand communicateur des esprits de la forêt, des cieux et du feu. Pourquoi Kilotay cherche t’il par ce biais à les contacter ? Est-ce pour annoncer un temps nouveau, ou la fin de tous les temps, une épreuve ? Dans la culture des Chogwaïs, le peuple d’Elym, l’esprit des cieux domine tous les autres esprits : du ciel partent le feu, l’eau, du bon vouloir de sa lumière, poussent les plantes, vivent les animaux et les hommes. Kilotay est la lumière qui parcoure le ciel. Il mène un combat incessant contre Minotay, l’astre de la nuit. Régulièrement, Kilotay vainc Minotay, mais ce dernier renaît peu à peu de ses cendres après avoir déserté une nuit. D’après les anciens, Minotay a déjà terrassé Kilotay : il fut une lointaine époque ou l’espace d’une journée Minotay dévora Kilotay. Nous allions vivre sous le règne de la nuit éternelle quand l’astre brillant réapparut encore plus étincelant. Elym regrettait amèrement d’être perdu et aurait tant souhaité parler à Loüyo ou à Gvim de ces êtres déposés par Kilotay.

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Extrait du journal de bord du croiseur interstellaire La Bravista, 16 janvier 2354, Amiral J. del Cortes

Deux jours se sont écoulés depuis l’accident. Notre petite communauté commence à s’installer : les malades et les blessés sont soignés, des terres sont défrichées pour commencer nos cultures et des groupes de soldats s’organisent pour aller chasser dans la forêt. En effet, pendant ces trois derniers jours, le docteur Zina del Avéra, aidée du peu de ses assistants survivants, a réalisé des analyses du sol, de l’air et des plantes que nous côtoyons. Elle en a déduit que les structures vivantes étaient construite sur la chimie du carbone. De plus, telles que nous, elles sont constituées de nucléotides, d’acides aminés et d’acides gras... Leur composition chimique et leur organisation structurelle biomoléculaire sont identiques à toute vie que l’on trouve sur Terre ! Les conditions environnementales sont similaires à celles de la Terre. Cela a deux conséquences : premièrement, nous pouvons cultiver les plantes que nous avons ramenées de la Terre, deuxièmement, nous pouvons consommer les êtres vivants de cette planète. Nous sommes donc en train de réaliser une véritable colonisation sur cette petite planète qui semble être un Eden pour l’humanité.

Une équipe de Xenobotanistes et de Xénozoologues étudie la faune et la flore avec véhémence et enthousiasme. Il y a cependant un prix à payer pour toutes ces bonnes nouvelles : comme nous sommes étonnamment construits sur le même modèle, nous sommes sensibles à certains germes de cette planète. Certains d’entre nous sont tombés malade dès notre arrivée. Une grande majorité est décédée dans les heures qui ont suivi. Zina a ainsi put les étudier et réaliser des sérums pour lutter contre les maladies virales. Vacciner le reste de la communauté a été sa tâche par la suite.

L’étude des bactéries qui colonisaient les plaies de nos blessés nous a permis de confectionner et de tester de nombreux antibiotiques. Zina est bien heureuse d’avoir ramené tout ce matériel d’analyse et de modélisation biomoléculaire, et de s’être préparée pendant tant d’année à ce voyage, pour travailler sur les écosystèmes de Téloris. Il est tout de même étonnant de constater avec quelle rapidité elle a réalisé ce travail : d’elle dépend notre survie dans ce monde.

Extrait du journal de bord du croiseur interstellaire La Bravista, 17 janvier 2354, Amiral J. del Cortes

J’espère que nos descendants recevront le message que nous leur avons envoyé : ils pourront ainsi venir visiter ce paradis. Cependant, j’en doute, car lors de notre départ, en 2295, une troisième guerre était sur le point d’éclater entre la ligne PMP (Paris-Moscou-Pékin) et la coalition IAA (Indo-Arabo-Américaine). Seule la confédération des pays amérindiens d’où nous sommes issus a réussi à garder un tant soit peu de démocratie dans leur régime. Nous nous attendions au pire devant un tel arsenal technologique déployé. Nous avons pu ainsi réunir les fonds pour partir et ainsi peut-être échapper aux massacres. Les pessimistes voyaient en nous l’élite de l’humanité - notre équipe est composée par la plupart des grands scientifiques sud-américains de notre temps, ainsi que de théologiens, de militaires, d’intellectuels -, l’espoir de survie d’une humanité après un tel conflit. Par contre, les optimistes pensaient que ce n’était que l’envoi vers une mort certaine, vers une errance éternelle, de mille cinq cent des plus grands hommes et femmes de notre temps. Inepties, tout cela : nous n’étions qu’un groupe d'explorateurs qui souhaitait élargir l’univers de l’humanité.

Maintenant que la mission a changé d’optique, ce journal n’est plus un journal de bord mais le récit de la vie d’une communauté de près de mille hommes sur une petite planète jumelle de la Terre...

Je reprends ce journal, car une équipe vient de faire une découverte formidable : on a trouvé une vie animale dont la morphologie est proche de l’homme. Le spécimen semble être un enfant, mais nous n’en sommes pas certains. Il est habillé d’une tunique et porte une espèce de couteau en pierre taillé à la ceinture, ainsi qu’une lance. Dans notre monde, nous pourrions penser qu’il s’agit d’un petit blondinet d’une douzaine d’années. Ses cris semblent complexes et articulés comme un langage... Pourtant, bien que structurellement la vie soit identique à celle de la terre ici, nous n’avions jamais trouvé autant de similitude entre ces deux mondes. Les animaux, tels que ces sortes de croisement entre chats et loups sont uniques, même si leurs traits sont caractéristiques des prédateurs. Zina est actuellement en train de l’observer et de l’analyser.

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Elym était repéré. Il eut beau s’enfuir à toutes jambes, mais il ressentit une violente douleur dans le dos qui le paralysa. Les envoyés de Kilotay l’empoignèrent brutalement. Il avait beau hurler qu’il était Elym, qu’il vénérait Kilotay, les créatures ne semblaient pas le comprendre. Peut-être était-ce des envoyés de Minotay ? De près, ils ressemblaient aux hommes du village, mais ils n’en avaient ni la couleur ni l’odeur... On l’emmena dans le grand caillou central, et on le présenta à une sorte de femme. On le déshabilla et on le tortura en lui extrayait par le biais d’une aiguille brillante ses substances vitales : son sang, sa salive, sa vie. A ce moment-là, il hurla sa mère devant la femme qui ne semblait rien comprendre. On le mit ensuite dans une pièce sans fenêtre aux murs lumineux. Il était apeuré et se terra dans un coin ne sachant plus s’il était dans l’antre de Kilotay ou de Minotay. Des larmes lui montèrent aux yeux. Il hurla...

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Extrait du journal scientifique du croiseur interstellaire Bravista, 18 janvier 2354, Dr. Zina del Avéra

Hier soir, Pédro dé Las Contes et Rodriguo Delguado m’ont amené un habitant de cette planète : il a une morphologie humaine de type scandinave. Après, quelques études, je me suis aperçu que c’était bien un jeune adolescent blond d’une douzaine d’années : génétiquement parlant, à quelques différences près, il est bien humain. Tous les détails se trouvent dans le rapport scientifique n°487579A. Comment des humains peuvent se trouver sur cette planète ? Nous pensions être les premiers à avoir atteint ce monde. J’ai donc appelé le Dr. Sancho Terratoes pour qu’il fasse une étude linguistique de cet enfant : il semblerait qu’il parle une langue construite.

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Dans la prison de lumière d’Elym, un homme entra armé d’une grosse boîte noire ; il s’assit en esquissant un semblant de sourire. Peu à peu, excepté la couleur foncée de sa peau, il lui paraissait tel un homme issu d’une tribu lointaine. Il parla à l’homme. L’homme pointa le doigt sur son torse et dit deux mots : ‘’San Cho’’. Il comprit que son nom était Chanso. Elym lui répondit de la même manière L’homme tapota sur la boîte tout en disant ‘’El Him’’. Peu à peu, une communication gestuelle pût s’établir entre l’homme et l’enfant. La confiance s’installait entre Elym et cet homme apaisant : d’ailleurs, après avoir longuement écouté un monologue d'Elym sur ce qu’il portait, Terratoes commença a émettre des mots en chogwaï. Ce rituel dura pendant plusieurs semaines jusqu'à ce que Sancho puisse tenir une conversation en chogwaï En retour, Elym apprenait la langue de ces hommes de couleur écorce. Ces hommes venaient des étoiles, il en était certain maintenant. Mais quel était le rôle de Kilotay dans cette rencontre...

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Extrait du journal de la communauté amérindienne de Téloris 23 juin 2354 (An I de la colonisation), Amiral J. del Cortes

Voilà bien six mois qu’Elym appartient à notre communauté. Il fait des progrès considérables pour parler le portespagnol. De même, nous essayons d’apprendre à parler sa langue. Terratoes dit qu’elle est sans commune mesure avec les langues humaines... Il est humain, c’est indéniable, bien que certains le considèrent comme un animal intelligent, une sorte de petit singe savant. Le lieutenant Fernando Bracal pense que si on retrouvait sa tribu, cela ferait une manne considérable de main d’œuvre. Il veut réduire ce peuple en esclavage... Cela m’écoeure, je suis persuadé que ce sont des hommes ; Fernando me répond que ce ne sont que des animaux et qu’il faut s’en servir pour notre survie...

Il est d‘ailleurs le porte-parole d’une minorité de la colonie et je ne le considère donc pas comme dangereux. Bien heureusement pour les chogwaïs, Elym est incapable de nous dire où est son village. Bracal voulait qu’on y envoie une expédition, mais j’ai catégoriquement refusé, prétextant que toutes les forces étaient nécessaires sur le territoire que nous colonisions dans la forêt. Elym vit maintenant avec ma femme Zina et moi - nous nous sommes mariés il y a trois mois, je le rappelle - : nous l’avons adopté. Il va bientôt avoir un frère ou une soeur, car j’ai eu la joie d’apprendre aujourd’hui que Zina est enceinte : le premier enfant de la communauté. Depuis, nous avons eu une centaine de mariages, et les couples se sont installés dans les huttes du village que nous avons construites. Les cabines de la Bravista ne sont pas très spacieuses et ne sont donc pas tellement agréables pour vivre dans l’intimité. De plus, nous avons dû installer un bouclier protecteur pour limiter les effusions radioactives. Notre transporteur céleste ne sert plus que pour les expériences scientifiques. Tant que nous n’aurons pas déployer les panneaux solaires que nous sommes en train de récupérer sur le vaisseau, nous devrons économiser le contenu des batteries.

J’ai décrété que nous ne devrions pas empiéter au delà de l’aire de l’accident tant que nous n’en saurons pas plus sur le peuple d’Elym, les Chogwaïs. Bracal, comme a son habitude me contredit et affirme que nous devrions prendre plus d’espace pour prévenir l’accroissement de la population sur le siècle à venir : c'est le temps minimal avant que des secours s’organisent pour venir nous rencontrer. S’ils viennent...

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Elym avait une nouvelle famille, une nouvelle mère, un nouveau père. Sancho venait souvent le voir et entretenait de longues discussions avec lui. Pourtant, les siens lui manquaient. Il comprenait de mieux en mieux ce que disaient les hommes et arrivait à se faire comprendre. Certains lui paraissaient hostiles voire agressifs tels ces guerriers qui le traitaient comme un animal dès que Père n’était plus là, où cet homme en noir, au col blanc, qui lui annonçait haut et fort que Kilotay, Clifftay et Minotay n’existaient pas et que seul Dieu était là, qu’il avait envoyé son fils sur la Terre pour sauver les hommes. Pour Elym, cela n’avait aucun sens, aucune logique. Mère lui expliquait certains mystères de la forêt, mais il lui en apprenait d'autres qui la laissaient perplexe. Des xénobiologistes, comme ils s'appelaient, venaient lui demander de leur apprendre son savoir sur la faune et la flore... Il se sentait tout de même bien accueilli dans cette communauté qui se développait, mais ne comprenait ni leurs magies ni leurs cultes. Certains lui paraissaient être les instruments de Minotay, d’autres le signe de la présence bienveillante de Kilotay.

Un jour, alors que cela faisait deux ans et demi qu’il était là, il demanda à Père s’il pouvait rejoindre son village pour revoir sa famille. Père parut déçu mais fût rassuré par les paroles d’Elym qui leur disait qu’il les aimait aussi, lui, Mère, et Raphaël, son nouveau petit frère. Père lui annonça qu’il y réfléchirait.

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Journal de la communauté amérindienne de Téloris 15 décembre 2356 (An III de la colonisation), Amiral J. del Cortes

Il y avait bien longtemps que je n’avais parlé de mon fils Elym dans ce journal. Il semble bien s’entendre avec Raphaël qui commence tout juste à former ses premières phrases. Elym lui apprend le Chogwaï et nous en sommes bien heureux. Surtout, comme je l’ai annoncé il y a quelques jours, la famille va de nouveau s’agrandir. Nous vivons un bonheur incroyable sur cette planète : l’air est respirable et nous avons construit une petite communauté qui se développe bien. Certains ont la nostalgie des cimes des Andes, des plateaux péruviens, des glaces d'Ushuaia, des temples guatémaltèques, mais semblent bien s’accoutumer à cet Eden.

Ce bonheur ne serait pas perturbé si de jour en jour, nous ne voyions pas les rangs des partisans du lieutenant Fernando Bracal grossir. La vie ici n’est pas simple, mais cela pourrait être pire. Les réunions se font dans l’ombre et m‘inquiètent de plus en plus. Quelques rixes ont éclaté dans les rues de Nevo-Améridie entre les partisans des deux camps. Je fais attention à ce qu‘Elym ne soit pas pris à partie dans ces basses querelles. Cependant, un mystère persiste autour de mon fils : une fois, je l’ai vu s’agenouiller auprès de Sancho suite à une altercation avec Fernando Bracal et ses partisans. Il en était ressorti bien mal en point. Sancho l’a regardé avec effroi et gratitude. Ils m’ont refusé toutes explications lorsque je les ai interrogés.

Zina me dit que je devrais sévir, que je devrais maintenir l’ordre dans notre société, bannir les fauteurs de troubles, mais je ne veux pas faire les mêmes erreurs que nos anciens coplanétaires et croire encore que différents mouvements de pensée peuvent évoluer au sein d’une communauté. Je veux que lorsque nous serons bien installés et que notre société sera stable, une démocratie s’instaure. Cependant, j’ai tout de même suivie les conseils de ma femme en créant des troupes de soldats pour limiter les effusions d’humeur et ainsi maintenir l’ordre..

Elym et son peuple se trouvent au centre de toutes ces discordances. Lorsqu’il me dit qu’il veut le revoir, cela m'attriste, car je souhaiterais que la rencontre se fasse dans la paix et l’harmonie. Eviter les erreurs de nos prédécesseurs est le but ultime de notre discrétion. J’essaye tant bien que mal de lui expliquer, mais il n’a pas notre culture, notre connaissance de l’Histoire. Il faut tenir compte des leçons qu’elle nous inculque. Je lui ai dit que j’y réfléchirai mais, actuellement, je n’y suis pas favorable.

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Elym jouait avec son petit frère lorsqu’un groupe d'hommes affolés revint de la forêt. Ils se précipitèrent dans la hutte de Père. Père hurla. Père vociféra, renvoya ces hommes escortés par les guerriers de l’ordre. Il demanda la venue du terrible lieutenant Fernando Bracal.

Une violente dispute s’en suivi. Elym, qui comprenait bien maintenant le portespagnol, perçut des bribes de la discussion : c’était au sujet de l’établissement d’une petite communauté de partisan de Fernando Bracal à quelques kilomètres de Nevo-Améridie. Ils avaient organisé cela depuis six mois et avaient tenté de prendre comme esclaves des Chogwaïs capturés, d’où la colère du peuple d’Elym qui a alors rasé cette extension à la colonie. Les hommes et les femmes qui étaient revenues étaient les seuls survivants.

Peu de temps après leur arrivée, Nevo-Améridie était encerclée par un millier des frères d’Elym. La colère soulignait leurs regards. La haine brillait au plus profond du bleu de leurs yeux. Il fallait qu’ils lavent cet affront, qu’ils exterminent ces hommes de cette nouvelle tribu. Ces hommes sombres, sombres comme l’astre de la nuit, sombres comme Minotay. Elym comprenait bien leurs raisons, mais ne pouvait accepter cette guerre qui se préparait entre deux peuples qu’il aimait. Il était heureux de pouvoir enfin retrouver sa famille, mais n’accepterait jamais que l’ignorance et la cupidité des uns et des autres se retournent contre ceux qui l’avaient aimé et nourri pendant trois longues années. Son peuple ne devait pas généraliser, il ne devait s’en prendre qu’aux responsables mais leur colère les aveuglait. Tels des goaons, ils s’apprêtaient à frapper au hasard, à laisser couler la rage.

Le cri de Torrotay, l’esprit du feu et de la guerre, retentit. Les troupes Chogwaïses s’élancèrent et ravagèrent le village. Les Amérindiens, hommes et femmes, se défendirent tant bien que mal. Les enfants, tous âgés de trois ans tout au plus, se réfugièrent hurlant de peur dans les huttes accompagnés de quelques femmes. La peur, la haine marquaient les traits des assaillants. L’odeur du sang, de la sueur emplissait les narines d’Elym. Elym se devait d’arrêter ce massacre, ce génocide, lui le pont entre ces deux peuples. Une telle sauvagerie déferlée par son peuple natal lui paraissait impensable.

Elym monta sur la Bravista et se hissa jusqu’au sommet. Là, plus prés de Kilotay, il implora les esprits des cieux, de la forêt et les gardiens des âmes. Il pria, hurla désespérément en chogwaï que ces exactions étaient intolérables, insupportables. Il fit appel à toutes ses capacités de Chogwaï dans les domaines de l’esprit. Il fit resurgir son souffle intérieur, implora l’esprit des cieux Son corps s’embrasa. Il étincelait de mille feux. Il lâcha le cri de Kilotay.

Voyant cela, les chogwaï arrêtèrent le combat et se prosternèrent implorant le pardon de Kilotay. Les fers et les râles se turent. Un silence morbide s’imposa au-dessus des corps désarticulés. La terre était rougie par les rivières de sang qui s’écoulaient lentement vers le vaisseau. Parmi la foule, Gvim, devenu chef de troupe, reconnut l’élève autrefois perdu dans la forêt. Il le croyait mort et n’espérait plus le revoir. Il s'approcha d’Elym et lui dit :

" _ Que t’ordonne de faire Kilotay, fils d’Elaga ?

_ Il voudrait que les deux peuples auxquels j’appartiens maintenant puissent vivre en paix. Seule une partie des Amérindiens a voulu voler nos âmes. Ne condamner pas tout un peuple pour les erreurs d’une minorité. Cela est contraire à la pensée chogwaïse, aux valeurs que vous m’avez enseignéespuis ma naissance.

_ Amène-moi près de leur chef, je voudrais le voir, dit Gvim, après quelques minutes de réflexion. Nous respecterons la volonté de Kilotay. Ce fut un grand privilège pour les miens d’avoir reçu ce message.

_ Je t’amènerai Gvim auprès de l’Amiral J. Del Cortés, mon second père ! Dit Elym d’une voix forte et grave. "

Des chogawaïs tentèrent de protester contre l’arrêt des combats. Le goût du sang avait avivé leur instinct de tueur. Gvim les soumis d’un geste à sa volonté et, accompagné d’Elym, se dirigea vers la cabane de l’amiral. Le grand Chaman Loüyo voulut les accompagner. Les trois hommes se présentèrent à l’entrée.

Elym se précipita vers Père étendu sur le sol. Zina et Sancho pleuraient la perte de l’être aimé. Raphaël se terrait dans un coin de la pièce, apeuré, basculant d’avant en arrière, incapable de laisser couler une larme. Zina ne savait pas qui avait pu tuer son tendre époux. Quand Gvim s'approcha d’elle, le regard plein de compassion, elle cracha sa peur et sa haine. Elym posa une main sur son épaule et lui expliqua la situation. Mère et Sancho se calmèrent. Une longue discussion fit place aux pleurs et au deuil : la paix se devait d’être pour le salut des deux peuples en mémoire de l’Amiral Josué del Cortès, fondateur de Névo-Améridie.

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Extrait du journal de la communauté amérindienne de Téloris, Névo-Améridie (28 janvier de l’an 28 de la colonisation (2381), Raphaël del Cortes

J’aurais tant voulu que les rêves des grands hommes de notre peuple se réalisent. Gvim, Loüyo, Elym et mon père ont souhaité que nos deux peuples vivent en paix. Hélas, nous n’avons vécu que dans la division, la guerre... Je reprends ce journal après vingt-cinq ans de silence. Trois grandes factions se sont formées suite à l’Appel de Kilotay sur Elym : le peuple d’Elym auquel nous appartenons, les Conquistadores autour de Fernando Bracal, et le peuple de la pureté Chogwaï. Depuis vingt-cinq ans, des guerres sans merci se livrent entre nos trois communautés. Elym dirige maintenant notre peuple sur la route du métissage et de la tolérance, mais le chemin est dur, car les chogwaïs du peuple de la pureté veulent nous exterminer et les Conquistadores n’ont pas perdu leur idéologie esclavagiste...

Nous sommes restés vivre au niveau de Nevo-Améridie et avons créé un immense pays autour du site : le pays du milieu, coincé entre les territoires des deux tribus belliqueuses. Au loin, se dressent les territoires inconnus avec leurs lots de peuples et de richesses à découvrir. Nous devrons essayer de ne pas faire les mêmes erreurs que nos ancêtres. Nous espérons ainsi prospérer dans la paix et la tolérance.

Nous réapprenons peu à peu notre savoir technologique et scientifique auprès des ingénieurs et des ordinateurs emmenés à bord de la Bravista. La richesse de Téloris est incommensurable : des minéraux, des métaux, des hydrocarbures à profusion remplissent les sols. Nous avons le projet de construire une flotte aérienne pour visiter la planète et lier des relations amicales avec d’autres peuples.

Nous sommes actuellement un peuple de métis constitué de trois mille hommes et femmes. Zina, ma mère, bien que chagrinée par la trahison de mon frère Joseph, est toujours parmi nous. Elle avait prévu depuis longtemps cette compatibilité génétique.

Me voici donc aujourd’hui, dans cette période instable, en attente de mon troisième enfant avec Nyaï, fruit de l’amour et de la tolérance entre chogwaïs et amérindiens. Je laisse ainsi un message pour les générations futures : espérons qu’ils seront capables d’en tirer les leçons qui s’imposent quand ils rencontreront d’autres peuples, qu’ils soient de Téloris ou revenus de la Terre...

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Elym prit place dans ce grand oiseau de métal à côté de Raphaël : la pequina bravista . Miria, ex-pilote de la Bravista, était tout excitée à l’idée de pouvoir voler à nouveau, après trente ans d’inactivité. Elle prit en main les commandes et ordonna à l’ordinateur de mettre en marche les moteurs. L’aéronef décolla, émerveillant ainsi les hommes et femmes au sol, ainsi que les frères del Cortès. Il s’éleva au-dessus des cimes et se dirigea vers Kilotay. Le mariage entre un peuple d’élite et un peuple primitif semblait bien fonctionner, même si ce dernier gardait quelques secrets pour lui seul - certaines guérissons inexpliquées s’étaient manifestées au sein de la communauté et l’embrasement d’Elym était toujours un mystère -.

Le vaisseau vogua dans le ciel. A un moment, au loin, ils virent s’élever de grandes tours de verre d’un bleu métallique. Des vaisseaux flamboyants, aux vitesses foudroyantes, se déplaçaient dans le lointain. Miria demanda une analyse de l’ordinateur et des sondes furent envoyés : les résultats furent époustouflants. Les aéronefs et les constructions semblaient être organiques à 45 %. Les images récoltées parlaient d‘elle même : des million d’êtres déambulaient dans les rues de cette mégapole. Il semblerait que cette civilisation soit dix fois plus évoluée que les humains de la terre, lors de leur départ. Mais, dans ces conditions là, qui sont les primitifs ? Comment allaient-ils réagir à une rencontre avec le peuple d’Elym et de Raphaël ?

30 mars 2000

DEMOERSMAN Julien