QUATRIEME ETAGE ( 2000 )
auteurs : eldentisto@caramail.com , uri-keller@caramail.com
Partie II  (uri-keller , eldentisto)
Il contenait un compact disque, rien d’autre. Sur la jaquette y était inscrit en surimpression : ‘’ l’Hypérion, la bibliothèque des livres introuvables’’. Je me demandai ce qu’était ce C.D., et surtout qui me l’avait envoyé. On l’avait déposé comme cela devant ma porte, et le temps que je me lève avait suffit au dépositaire pour s’enfuir. En observant plus attentivement la pochette, je vis que c’était un programme informatique. Je tournai alors la tête vers la bête qui était enfouie sous un drap blanc devenu grisâtre par les assauts répétés de la poussière. Manquant de m’asphyxier, je dévoilai impudiquement la machine : un vieil ordinateur que je n’avais pas allumé depuis des lustres...
 J’appuyai sur le bouton ‘’on’’ et le computer couina d’avoir été réveillé si brutalement. Une veille version de Windows apparut à l’écran et j’enfournai la galette dans le lecteur. Le crissement brutal du moteur me fit sursauter et me fit espérer que la vieille bête puisse le lire, que le logiciel n’avait pas de virus. Je m’attendais à voir une épaisse fumée blanche sortir de la bouche du ventilateur, mais il n’en fut rien. Je lançai l’installation du programme qui se logea sur mon disque dur sans encombres. J’allumai une cigarette et examinai brièvement d’un air dubitatif l’extrémité incandescente. Je terminais de téter ce clou de cercueil, comme le nommait les Allemands, lorsque l’image apparut enfin sur mon ordinateur. C’était un programme interactif qui me permettait de naviguer dans une bibliothèque virtuelle. En déplaçant la souris, je pouvais voir apparaître en surimpression le titre de certains ouvrages : ‘’L’Histoire commence à Summer’’, ‘’Les mythes et légendes de nos campagnes’’. Cette bibliothèque semblait être spécialisée par tout ce qui sort de l’ordinaire, des vinamas, engins volants de l’Inde antique, à l’histoire d’Adamsky, un des premiers contactés, en passant par la fameuse pile de Bagdad. Cela me rappelait mon adolescence et les ouvrages dévorés traitants de ces sujets. Ce devait être passionnant...
 Mon attention se reporta cependant assez rapidement sur les écrits d’Eglantine. Elle narrait sa vie quotidienne, qui ressemblait ma foi à celle de toutes les petites filles de son époque. Un épisode dur l’avait marqué lorsqu’elle eut une huitaine d'années : sa mère était enceinte de ce qui aurait dû être un petit frère. Elle ne serait plus fille unique et aurait enfin un compagnon de jeu, autre que la bonne. Son père était un homme d’affaire d’origine noble qui avait embrassé le capital. Il passait peu de temps à la maison, partagé entre son travail et ses nombreuses maîtresses. Sa mère était par contre d’une frivolité à toute épreuve, typique de l’époque. Vers onze ans, elle eut ces premières règles. Elles étaient profuses et personne ne s’était senti capable de lui expliquer ce qu’il lui arrivait : elle avait même crut mourir. A douze ans, on l’avait enfermé en pension dirigée par des soeurs, pour ses études. Elle y était restée deux longues années ; deux cruelles années à maudire ses parents de l’avoir enfermé. A ses yeux, les soeurs étaient sévères et cruelles. Elle se faisait battre constamment, sans raison. Elle se présentait comme le bouc émissaire du dortoir. Il est vrai que lors de l’adolescence, on a souvent l’impression que le monde entier nous en veut, qu’on nous accuse de tous les maux... Elle semblait avoir souffert durant ses deux années d’études au bout desquelles elle fugua. Sa mère l’avait alors traité de bonne à rien, de fille prédisposée uniquement au mariage. Lorsqu’elle aurait seize ans, on lui présenterait un prétendant de bonne famille, histoire de faire un ‘’bon’’ mariage... Elle refusait ce qui lui semblait inévitable. Dans ce qu’elle écrivait, suintait la souffrance de son âme, la peur et le désespoir devant cet inexorable avenir qui s’ouvrait devant elle.
 Ce passage m’avait ému. Toute l’après-midi, il m’avait tenu en haleine. Je me sentais pourtant comme un voyeur, car ce n’était pas de la fiction que je lisais, mais le panorama d’une véritable vie de souffrance morale. Tout au long des textes, elle citait un certain Martin, pour lequel elle avait une certaine tendresse. Il prenait de plus en plus de place dans la vie de la jeune fille. Il venait la consoler le soir lorsqu’elle sanglotait dans son lit au pensionnat. Je pense que Martin était un ami imaginaire, le personnage que de nombreux jeunes enfants s’inventent pour pallier un ennui, ou reporter sur lui toutes les fautes qu’ils commettent. Je suis troublé par ce fait. Je ne suis pas psychiatre, mais il me semble qu’il est pathologique de garder ce type d’ami jusqu'à un âge si avancé. Cela peut être digne de la schizophrénie. Mais alors quel crédit puis-je apporter à son récit ?
 Dès qu’elle eut quatorze ans, alors que sa vie semblait s’arranger pour elle, ou sombrer encore plus profondément dans l’horreur - c’est une question de point de vue - Martin disparut au profit d’un ‘’Il’’ qui lui faisait vraiment très peur...

 

 Dix-sept heures trente. Il se faisait tard, et je n’avais pas prévu ce que je pourrai faire ce soir. J’avais passé toute l’après-midi à lire les calepins, en tout cas la moitié, voguant de moments de bonheur à des moments de désespoir. Plus je m’approchais de la fin, plus je ressentais une angoisse me remonter du fond de la gorge, et me nouer le cou. Il fallait que j’arrête la lecture et que je sorte : j’avais une tête qui me semblait être devenu plus grosse que mon corps. Je voulus prendre une cigarette, histoire de me détendre, mais comble du désespoir, le paquet était vide. Il fallait que je sorte. J’avais besoin de prendre l’air, de me trouver loin des vibrations empâtées de mon appartement, de revoir de vieilles connaissances.

 Je pris donc mon carnet d’adresse, et le feuilletai à la recherche d’une bonne excuse pour sortir. Je me dis que je pourrais appeler ma mère ; ça fait longtemps qu’elle n’a pas vu son fils indigne. Depuis la mort de papa, je pense que j’évite de la voir : elle m’énerve à toujours l’encenser, à le sanctifier, alors que toute sa vie, elle a dû supporter ses égarements incessants et son amour plus grand pour l’alcool que pour nous. Ma mère ne ferait que me descendre encore plus bas dans l’abîme atteint par la lecture de ces calepins. Non, non, ma mère n’était pas la bonne solution ; un jour plus gai serait mieux. Il fallait que je recontacte quelqu’un qui me remonte le moral. En ouvrant le carnet au hasard, je mis le doigt sur le numéro d’une ancienne amie de fac. En l’appelant, je m’aperçus très vite que c’était peine perdue : elle n’était pas là, et je ne me suis pas sentie l’âme téméraire pour répondre à la voix masculine et décidée qui m’accueillit sur son répondeur. A plusieurs reprises, je recommençai à me fier au hasard, et mon petit doigt tout boudiné s’écrasait délicatement sur la feuille du carnet d’adresse désignant ainsi le nom de ma prochaine victime. Certains étaient malades, avaient d'autres choses de prévu ou ne pouvaient faire garder les enfants ce soir... Il y en avait même un qui était mort. Cela me fit un choc, car je n’avais pas vu tant d'années se débiner, sans crier gare. D’un air amer, j’imaginais la fumée de cette cigarette tant désirée monter au plafond et le noircir plus encore. Le choc de cette révélation sera sûrement dissipé d’ici une heure, mais je me disais qu’il faudra qu’un jour je passe du temps à méditer sur mon sort. Au bout d’une heure à passer des coups de fils à des soit-disants vieux amis qui avaient autre à faire de leur soirée que se coltiner un vieux cachalot obèse comme moi, mon doigt s’écrasa sur un nom que je n’aurais jamais pensé rappeler : Eric Filipito.

 Eric était un vieil ami de lycée que je n’avais pas vu depuis bientôt dix ans. Je me demandais si son numéro était encore valable, s’il n’avait pas déménagé. L'histoire que j’avais eue avec lui était assez particulière, mais somme toute, commune à beaucoup de gens. Il y a de cela une douzaine d'années, Eric rencontra une certaine Janice, une magnifique femme qui avait le gros défaut d’être extrêmement possessive. Ils s’accrochèrent l’un à l’autre, alors que beaucoup d’éléments ne marchaient pas, à mon sens, dans leur couple. A chaque fois que je le voyais, nous en discutions : il ne semblait pas comprendre qu’il passait les étapes d’un engagement pour une vie commune, alors qu’il ne le souhaitait pas vraiment. Il en souffrait mais ne pouvait pas se faire à l’idée de se retrouver seul. Au fur et à mesure que les années passèrent, tout doucement, je le vis moins. Il était tombé sous son joug, jusqu’au jour où naturellement, le lien fut coupé : elle me détestait et je n’avais jamais put l’accepter. A l’époque, je m’étais peut-être trompé sur leur compte, au grès d’une certaine jalousie. Ils vivaient peut-être heureux, loin de moi et de ma vie morne et triste.

 Je me suis alors lancé et je l’ai appelé. Au bout de trois sonneries, une voix oubliée depuis longtemps  m’accueillit. Après la surprise de nos retrouvailles, nous discutâmes de nos vies respectives, de leurs évolutions. Je lui parlais longuement de mon ascension dans ma boite, de cette montée dans la hiérarchie comme l’aiguille sur la balance. Il ne me toucha aucuns mots sur Janice. Au bout de dix minutes, je me lançai éperdument dans une tentative désespérée de lui proposé de se revoir ce soir, sachant pertinemment que sa mégère ne le lui permettrait pas... A ma grande surprise, il claironna : ‘’On se retrouve à l’Indianna de la place Bastille, d’ici une demi-heure pour boire un coup. Ca nous rappellera l’époque du lycée’’. Ensuite, il raccrocha, me laissant sur mon petit derrière bien rembourré, pour rester assez poli. Qu’avait-il fait ? Avait-il bâillonné sa femme, l’avait-il enfin dressé, où était-elle partie chez sa mère ou chez une amie le laissant seul avec lui-même ? De telles pensés misogynes m’assaillaient rarement, mais vis-à-vis de Janice, je m’aperçus que j’avais encore certaines rancoeurs non digérées. Sa mort m’effleura l’esprit, mais je détestais l’idée que ce soit cela : je ne l’aimais pas, mais pas au point de le souhaiter.

 Il fallut donc que je me prépare, que je troque la tenue sweet moche, bas de survêtement dégueulasse du week-end contre un habit plus approprié. Je me glissais dans un jean triple xl, enfilais une chemise du travail et ma veste. Je passai le pas de la porte et me retrouvai dans cet immonde couloir, dont la laideur ne pouvait qu’égaler la torpeur de ma vie. Je me dirigeai vers le minuscule ascenseur griffonné de graffitis et d’insanités de tout poil, dans lequel tous les matins, je suis atteins de claustrophobie, et me demande comment je vais faire pour en sortir. Je ne sais pas si j’aurais plus de place dans mon cercueil. Il régnait dans la cage une odeur bizarre : un mélange abject de chien mouillé, de cigarettes froides, de parfums de mémés décaties et autres odeurs que mon odorat altéré par la cigarette n’arrive pas à définir. Il me semblait que la belle Malika du premier, trop jeune et trop svelte pour moi, préparait ces délicieux loukoums qui me font frémir les papilles. Je sortais de l’immeuble pour enfin m’oxygéner les poumons, en respirant à grandes bouffées l’air vicié parisien.

 Je me dirigeai à grand pas vers la bouche de métro, croissant la vielle peau du troisième, avec son air aigri et pincé regardant son petit roquet faire sa crotte en plein milieu du trottoir. J’évitai de justesse ce champ miné à la sortie de chez moi. Je croisai une petite fille qui courait dans la rue pour rejoindre sa mère, et me surpris à m’imaginer qu’Eglantine pouvait lui ressembler. Elle était jolie avec ces bouclettes blondes, ces adorables fossettes entourant un magnifique sourire, dévoilant ainsi une bouche édentée, rapiécée par des dents trop larges encore, un nez mutin saluant les anges. M’engouffrant dans la bouche béante du métro, je me l’imaginais telle qu'elle pouvait être à onze ans, à dix-sept ans... Je la voyais me regarder en tortillant ses nattes bien ordonnées, prémices d’une coquetterie naturelle à cet âge utilisée à des fins bien moins innocentes qu’il n’y paraît. J’arrivai sur un quai bondé au moment où le métro arriva. Je pénétrai dans le wagon subissant le regard accusateur des gens que j’écrasais contre les parois. J’avais envie de leur gueuler dessus : ‘’je suis gros et je vous emmerde !’’. Dans ces instants-là, je voulais revendiquer mon obésité en bougeant dans tous les sens pour dénoncer l’intolérance nauséeuse de la plupart des gens. Je n’en fis rien, et feignais d’ignorer leur regard. Ils auraient ainsi bonne conscience. En sortant à la station Bastille, j’entendis quelques soupirs de soulagement saluer mon départ. Peu de gens peuvent comprendre ce qu’on ressent dans ces moments-là, lorsqu’on subit plus ou moins clairement les railleries et autres méchancetés de personnes, qui n’admettront jamais leur intolérance, sous prétexte qu’elles s’insurgent devant les crimes racistes et autres injustices relatés au journal télévisé du soir. Elles ont ainsi bonne conscience...

 A la sortie du métro, Eric m’attendait devant le café. Il était à l’heure pour une fois. Je me dis que c’était un grand changement dans sa vie, mais je ne m’attendais pas à ce qu’il y en ait d’autres... Nous nous asseyâmes à la terrasse du café et commandâmes des cocktails. Je me surpris à lui demander pourquoi il avait pu sortir malgré Janice. Il m’apprit avec une certaine fierté qu’il s’était séparé d’elle il y a quatre mois : cela faisait juste six ans qu’ils étaient mariés - je n’avais même pas été invité au mariage, pour dire quel influence, elle avait sur lui -. Il me raconta que sur un coup de tête, après une engueulade de trop, il l’avait mise dehors. Elle était retournée chez sa mère, fière comme un pou, et ne l’avait pas contacté depuis. Sous son apparent et nouveau bien-être, je sentis bien qu’il en souffrait, qu’elle lui manquait, qu’il l’aimait toujours. Ce que je lui avais prédit depuis longtemps c’était produit, sans, il me semble, aucune influence directe de ma part. Mais, malgré tout, cette situation me mit mal à l’aise, car on sentait un certain désespoir tapit au fond de son âme, caché par une apparente jovialité. Peu à peu, la discussion prit une tournure différente : je me mis à lui parler de l’histoire de ce quatrième étage de l’immeuble d’en face et de toutes mes aventures et lectures depuis la nuit précédente. Je l’avais intrigué, il était emballé et n’attendait qu’une chose : aller dans l’appartement et voir ce qui s’y tramait, dès ce soir. Il réussit à me convaincre, et après avoir payé les consommations, nous quittâmes le café, priment un sandwich grec et un paquet de cigarettes au coin d’une rue, puis nous nous engouffrâmes dans le métro pour retourner dans mon quartier.

 Dès la sortie du métro, je m’empressai d’allumer une cigarette pour oublier que je venais d’engloutir un immense tas de graisses et de sucre, très adéquate pour ma ligne plutôt courbe. La porte de l’immeuble était toujours entrouverte, mais il n’y avait plus de mamie en guise de cerbère à l’entrée. A cette heure de la soirée, 23 h 00, elle devait être couchée, après s’être abrutis devant les émissions ringardes du samedi soir. Montant difficilement les escaliers, nous nous retrouvâmes devant l’entrée du fameux appartement où Eglantine vécue il y a de cela un siècle. Je mis la main sur la poignée et la tournai...
 

Fin de la deuxième partie...

[ troisième partie ]


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