Un beau texte sur la rumeur.
Paru sur la liste COPYLEFT ATTITUDE en fev 2000 par l'intermédiaire de Charlie Nestel

Texte original envoyé par May Livory, voir son site Le monde de Shukaba. Réflexion d'orientation deleuzienne et ethnométhodologique sur les apparences, l'habillement et la rumeur.


"Dire à tout moment que l'on parle localement au nom de sa propre rationalité locale
et au nom en même temps peut-être de certaines autres rationalités compatibles
en assumant pleinement la responsabilité d'être tout simplement soi-même", Yves Lecerf.

La rumeur, actrice vêtue de la Tendance nue
par May Livory

C'est en tant qu'acteur de la propagation de ce quej'appellerai la
Tendance, avec un grand T, sous forme d'image de marque, d'illustration,
de design de mode et de décoration, y compris dans des formes
marginales, que j'ai rencontré des phénomènes de rumeur et que j'en
parle ici. L'ethnométhodologie permet aux "savoirs parias" de se
constituer en corpus occasionnels. Grâce à quoi, moi, indigène, j'ai pu
faire l'étude  avec des outils appropriés, et sans intermédiaire, de mes
"ethnosavoirs" et des "ethnopratiques"  des "ethnovillages" dont je suis
ou j'ai été membre. Bref, l'envie de découvrir ce qui constitue le
filigrane de mon activité m'a amenée à  différentes observations,
pistées dans la thèse "Shukaba" et résumées sommairement ci-dessous.
 

Le canular

L'histoire de la rumeur commence avec un "homo ludens" anonyme désireux de
"s'en payer une tranche" aux dépens de ses congénères. Le simple fait d'élaborer
un canular et de le rendre opérationnel, c'est-à-dire crédible, est sans conteste
une preuve d'intégration des "allant de soi" (comme on dit en ethnométhodologie)
de son groupe, en même temps que d'une distanciation, et d'une projection dans
le futur quant aux résultats hypothétiques d'une action entièrement nouvelle. De
fil en aiguille, par jeu, le "canulateur" fait l'apprentissage de la crédibilité par
l'apparence. Il devient illusionniste. Il construit des scénarios. D'affabulateur il
devient mystificateur. Mais ce n'est encore qu'un jeu, il reste l'apanage du
trublion ou d'une bande de joyeux drilles auxquels on ne peut reprocher de
manquer d'humour. Le canular est l'embryon innocent de certaines rumeurs.
 

La rumeur "sauvage"

Elle peut partir du jeu pas si innocent que cela, de la petite phrase politique à la
française, dont sont coutumiers les édiles qui recherchent la médiatisation assurée
d'un "mot d'esprit". C'est rigolo de stigmatiser l'adversaire en le ridiculisant!
Toute autre expression journalistique au conditionnel, qui peut laisser penser
"qu'on ne nous dit pas tout", peut faire l'affaire, ou seulement des locutions
comme "hors du commun" ou "sans précédent".

Elle peut aussi simplement résulter de l'oubli de l'origine d'une information ou
d'une histoire, garantie du sens et de la légitimité, et opérer par déplacement. On
peut également assister à la naissance d'une rumeur là où il n'y avait qu'une petite
ambiguïté, devenue la source d'une interprétation erronée qui a fait boule de
neige de façon tout à fait fantastique. Le comportement de ce type de rumeur
oscille entre celui du raz de marée et du pet de lapin, passant de l'un à l'autre,
quelquefois à plusieurs reprises.

Elle s'accroche à un rien pour enfler de façon imprévisible au point de balayer
toute la vérité dont elle tire son origine. Même si cette vérité a été correctement
et largement diffusée, étayée par des spécialistes scrupuleusement honnêtes, par
des professionnels de l'information hors de tout soupçon. Là, on ne rigole plus.
Ce genre de rumeur fait dévier l' information, l'amplifie à coups de changements
d'échelle successifs, elle est capable de lui donner chemin faisant des accents de
grande gravité ou des prolongements qu'elle n'avait pas au départ. Elle peut
mener au racisme, à l'intégrisme, à l'exclusion, à la purification ethnique.

Elle peut s'éteindre ou se raviver brusquement même après moult démentis. Elle
reste imprévisible, indomptée, incohérente a posteriori, et si on y a cru un
moment, on se demande vraiment pourquoi. Sa particularité veut également qu'il
en reste toujours quelque chose, ne serait-ce que dans l'inconscient collectif, et
qu'elle peut ainsi, même éteinte depuis longtemps, faire le lit de nouvelles
rumeurs dont il est quasi impossible de remonter le cheminement jusqu'à la
source, ce qui peut conduire au doute quant à la solidité de certaines certitudes
historiques, idéologies ou croyances, et même du savoir.
 

Susciter une rumeur, (ou l'art de la désinformation)

Accuser de diffamation ceux qui contribuent bien malgré eux à colporter la
rumeur spécialement concoctée à cet effet : c'est le fin du fin pour désamorcer
d'avance toute prise de conscience sur les agissements peu recommandables que
l'on s'apprête à pratiquer, ou que l'on pratique déjà. D'une pierre deux coups: la
rumeur attribue ces comportements à ceux dont on craint la critique, et que l'on
espère ainsi voir occuper à sa place la postition inconfortable du cas
indéfendable. Ce genre de sport n'est pas sans danger car il peut se retourner
contre le lanceur si l'origine de la rumeur venait au grand jour.

On l'aura compris, la force de la rumeur réside dans l'imprécision ou l'oubli de
son origine. On joue sur du velours si les origines possibles sont diluées sur de
nombreuses entités ou dans des brumes historiques, mais c'est foutu d'avance si
les intérêts en jeu ne sont le fait que d'entités notoires, dont on peut facilement
penser qu'elles ont des choses à se reprocher, et qu'il est aisé de les montrer du
doigt. Il y a comme ça des créateurs de rumeur tout à fait naïfs, qui ne font que
reprendre le jeu enfantin du "C'est celui qui le dit qui y est", ou du "Fais-moi
peur". Cela peut cependant marcher, contre toute attente et toute raison, car la
propension à croire l'incroyable et à le préférer à la pâle vérité de la vie est
grande chez l'être humain hautement éduqué et civilisé. Et il aime qu'on lui
raconte des histoires à dormir debout.
 

Rumeur et "complot"

Avec des enjeux financiers ou d'influence, on passe très vite à la vitesse
supérieure. On démarginalise les rumeurs en découvrant leur caractère hautement
opérationnel. On s'aide de sondages d'opinion et d'enquêtes diverses. On en fait
un comportement normal de la société : la rumeur se fond alors en l'épousant
étroitement, au processus lent et invisible d'acquisition des connaissances au
quotidien par le biais de l'information, de l'éducation, du commerce et des modes
de vie. Cependant, comme elle recrée en quelque sorte ce processus en accéléré
dans des scénarios, on peut la déceler avant l'intégration, faire arrêt sur image
juste avant l'abandon de toute autre alternative au profit de celle véhiculée et
justifiée par cette rumeur.

Les complots sont eux-mêmes aussi générateurs de rumeurs car ils ne peuvent
être exempts d'ambiguïtés: ils démultiplient le futur en futurs possibles porteurs
d'ethnosavoirs différents, donc d'interprétations du présent qui donnent lieu
inévitablement à des antagonismes et à des débats. L'incertitude qui en résulte est
porteuse de rumeurs du type sauvage. Mais même en tant que telles elles
participent, directement ou indirectement, aux complots et à leur dynamique.
 

Rumeur scénario-de-complot, la Tendance

Pour asseoir une rumeur du type scénario-de-complot il est donc normal de se
donner des moyens qui, eux, ne pourront être remis en cause sans attaquer
l'ensemble des professions concernées par sa mise en place. Il s'agit de "looker"
la rumeur, de la vêtir, lui désigner des couturiers, des top-models porteurs, de la
décliner en gammes, de la diffuser et la vendre par le biais de l'information sous
toutes ses formes.

Tendance est un terme largement employé en mode et en stratégie commerciale.
Avec ce terme poussé à grande puissance par la majuscule et le singulier, lui
ôtant par là tout caractère saisonnier, je désigne la lame de fond qui porte toutes
les rumeurs "vêtues", ainsi que ses acteurs labélisés par l'entérination des
scénarios portés par ces rumeurs comme des choix de société. Le ouï-dire et le
bouche à oreille qui président à la constitution du bagage d'idées, d'opinions et de
croyances de chacun n'y échappe donc pas. Aucune rumeur de ce type ne peut
avoir de succès si elle reste isolée. La rumeur marginale peut alors s'apparenter à
un scénario de futur avorté, parce qu'écarté, ou simplement non choisi par les
lobbies décideurs. Elle peut cependant s'offrir un simulacre de succès en se
contentant de faire du bruit médiatiquement sans s'installer dans le concret,
c'est-à-dire sans se donner les moyens technologiques à la hauteur de ses
prétentions d'alternative.

La Tendance se réactualise en permanence des scénarios de futur qui naissent
dans les lieux de pouvoir, écho direct de leurs choix technologiques. Relayée par
toute la chaîne des lobbies médiatiques, très puissante dans une société "à forte
teneur en éduqués", pour reprendre une expression d'Yves Lecerf. Dans ce genre
de société, le savoir-faire peut le céder au savoir-faire-croire. D'information
parallèle non contrôlée la rumeur devient alors instrument de contrôle par
appropriation du territoire en friche qu'elle peut représenter. Les ethnosavoirs de
transe se mettent à produire des scénarios au point qu'on peut parler d'une
véritable implosion ludique, strictement limitée à un comportement artistique en
circuit fermé ethnocentrique.

Ce comportement est certes le signe d'un prodigieux enrichissement collectif qui
donne des loisirs, mais il est dangereux en ce sens qu'il peut aboutir à l'abandon
pur et simple des ethnosavoirs de survie, comme si dans certains milieux
privilégiés mais déconnectés de la vie, on pouvait "vivre de rumeurs pures
comme ailleurs on vit d'amour et d'eau fraîche, dans une sorte d'éternelle
jeunesse".

Savoir si nous ne devenons pas une population essentiellement formée de
communiquants, où on communique pour communiquer. Monde dans lequel
"l'aptitude à la transe et à communiquer médiatiquement celle-ci sont les clés
de la réussite sociale". Chez les spectateurs vautrés dans cette brillante
civilisation médiatique introvertie, comme chez l'homme de media qui s'agite
devant eux, l'auto-entretien de la transe devient quelque chose de normal, voire
d'archétypal.
Le contenu véhiculé, la nouvelle informative, n'ont plus d'importance que
celle donnée par son mode d'accommodation, mode créateur de rumeurs
"vêtues" actrices de la grosse lame de fond que constitue la Tendance
"nue".

Le danger est la chute brutale dans ce qu'on pourrait appeler le retour de la
barbarie, tout simplement la réalité. Réalité toute crue dans laquelle se débat
actuellement le plus grand nombre de personnes dans le monde. Nous l'oublions
trop avec nos récréations exotiques. Observer leurs ethnosavoirs de survie, pas si
idiots que cela, pourrait pourtant nous servir à conserver ceux qui nous ont
permis d'arriver où nous sommes. Ou du moins réaliser qu'il faut s'en préoccuper
d'urgence. Et développer sans faire d'alarmisme à sensation, les nouveaux
ethnosavoirs, qu'on n'a pas besoin d'appeler "de crise", et les scénarios adaptés
dont nous aurons réellement besoin pour assurer notre survie et celle de nos
enfants.

Shukaba est une "rumeur" qui consiste à dire "Pratiquons le partage des rêves".
Nous avons toute la science qu'il faut pour cela, et même un cyberespace.
C'est la seule façon pour l'art d'être nécessaire.



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