Abécédaire de Gille Deleuze


extrait de l'article de wikipédia :
L'Abécédaire de Gilles Deleuze est un téléfilm français produit et réalisé par Pierre-André Boutang et tourné en 1988. Sa première diffusion eut lieu sur Arte en 1996, dans l'émission du même Pierre-André Boutang intitulée Metropolis.
Composé de huit heures d'entretien avec le philosophe français Gilles Deleuze, l'Abécédaire est le seul film consacré à ce penseur qui a toujours refusé d'apparaître à la télévision. Il accepta pour cette unique fois d'être interviewé par une équipe de télévision, à condition que ce film prenne la forme de conversations entre lui et son ancienne élève et amie Claire Parnet et qu'il soit diffusé après sa mort.
Deleuze n'a pas véritablement préparé l'émission : s'il connaissait à l'avance les titres des séquences, il ignorait le contenu exact des questions.
Comme son nom l'indique, ce film est découpé en vingt-cinq thèmes classés par ordre alphabétique où Gilles Deleuze aborde certaines de ses idées et concepts, mais aussi des questions plus personnelles (par exemple dans « B comme boisson », « E comme enfance », ou « M comme maladie ») en liaison avec son travail philosophique.

 


La série de huit heures d'entretiens entre Gilles Deleuze et Claire Parnet, filmé par Pierre-André Boutang en 1988-1989. Les épisodes individuels sont

"A comme Animal," "B comme Boisson," "C comme Culture," "D comme Désir," "E comme Enfance," "F comme Fidélité," "G comme Gauche," "H comme Histoire de la philosophie", "I comme Idée, "J comme Joie", "K comme Kant", "L comme Literature,"M comme Maladie,"N comme Neurologie", "O comme Opéra", "P comme Professeur", "Q comme question," "R comme Résistance", "S comme Style","T comme Tennis","U comme Un", "V comme Voyage", "W comme Wittgenstein, "X & Y comme inconnues," "Z comme Zigzag"

 

 

partie I

 

 

 

partie II


Claire Parnet, amie et «questionneuse» de Deleuze, raconte le tournage

3 mars 1997,  Libération, Par Gérard Lefort

Après avoir été son élève au démarrage des années 70, Claire Parnet est devenue une des rares amies de Gilles Deleuze. A ce titre, elle fut en 1977 le coauteur de Dialogues, puis en 1988 la «pourparleuse» de l'Abécédaire qui fut diffusé sur Arte l'an passé. Elle fut également à l'origine de l'Autre Journal de Michel Butel et, aujourd'hui, elle est la rédactrice en chef de l'émission l'Hebdo de Michel Field, sur Canal +. A l'occasion de l'édition en cassettes vidéo de l'Abécédaire, Claire Parnet, vive, belle et drôle, s'est exceptionnellement adonnée à un entretien.

Que diriez-vous de vous telle que vous apparaissez dans «l'Abécédaire»? Un reflet furtif dans un miroir?

ça me conviendrait à peu près. Mais cette question de ma présence discrète rebondit sur la question de mon rapport avec Gilles Deleuze. «Rapport» est un mot affreux, il y a sûrement mieux" «Qui t'es toi?» Je dirais: «une amie de Gilles». En précisant qu'on peut être amis et pas si proches pour autant. Mais cette base d'amitié est fondamentale parce que indiscutable. Si on ne rediscute pas de cette base, dès lors on peut discuter de tout. Comme on peut discuter en faisant autre chose: jouer à la belote, par exemple.

«L'Abécédaire» est une discussion?

Là encore, il y a des mots qui font mieux l'affaire. Disons: intercession. Moi ou Félix Guattari, nous fûmes des intercesseurs pour Gilles. L'Abécédaire n'est pas une interview, une conversation ou un échange. Laissons ça à la télé, qui n'arrête pas d'inventer du médiateur ou de l'intermédiaire, tous ces petits maîtres de la vérité qui prolifèrent dans ces fameux débats qui, de ce fait, n'en sont pas. L'intercession, c'est la capture, une double capture en l'occurrence, qui n'a rien à voir avec une communion des esprits ou je ne sais quoi. L'effet escompté, et je crois obtenu, ce n'est pas que Gilles Deleuze en personne réponde aux questions de Claire Parnet, autre personne, mais qu'il y ait de l'interférence, et surtout une interférence entre l'oeuvre et la vie de Gilles, qui ne consistait pas pour lui à raconter sa vie.

Comment avez-vous travaillé?

J'ai donné à Gilles les lettres et les noms qui allaient avec. Après, il s'est mis au travail, énormément comme d'habitude. Ce n'étaient pas des notes mais de véritables textes. Ensuite, nous avons filmé en plusieurs fois, de l'hiver 1988 au printemps 1989. Ces enregistrements n'étaient pas destinés à être diffusés. C'était l'accord avec le réalisateur Pierre-André Boutang. L'Abécédaire devait être posthume. Ultérieurement, Boutang l'a convaincu que ce serait bien que ça passe sur Arte dans son magazine Metropolis, en feuilleton. ça convenait à Gilles qui pensait que la philosophie doit être comme un bon roman policier, c'est-à-dire une brasserie de concepts qui ne répond pas à tout et qui ne résoud pas forcément les énigmes.

Avez-vous discuté du cadre, de la manière de filmer «l'Abécédaire»?

Deleuze avait dit à Boutang en se marrant: «Je suis une pure archive du XXe siècle.» Le cadre en découlait: un seul plan fixe et stabilisé, puisqu'il s'agissait de filmer une pensée tout à fait capable de créer par elle-même un automouvement de l'image. Chaque lettre a un automouvement, perceptible dans le fait que Gilles est parfois fatigué au début et puis, soudain, il s'agace, s'exaspère, se réveille, ça prend de la vitesse. Voilà, ça a été filmé à la va-comme-je-te-pense. Allumez la loupiote et allez hop! tout d'un coup" Voilà le sens de ma présence: je dois avoir un devenir loupiote.

Votre rôle a-t-il aussi consisté à l'agacer?

En partie, oui. Déjà la posture de la questionneuse n'est pas terrible, on a toujours l'air un peu idiote, surtout quand on pose des questions dont on feint de ne pas connaître du tout la réponse. Certaines de mes questions étaient assez crétines quand elles s'embarquaient ainsi dans le domaine de l'interrogation. Mais je voulais ainsi le pousser pour qu'il ne passe pas trop tôt à autre chose. Par exemple, quand je viens le chercher sur Wittgenstein ou les analystes et qu'il s'énerve.

Deleuze a-t-il regardé «l'Abécédaire»?

Oui, mais il n'aimait pas trop se voir, ce qui est toujours un bon signe. Il était content que ça existe de son vivant, dans ce fameux désert de la pensée qui assécha la fin des années 80 et où, aujourd'hui encore, pérorent quelques fameux connards. Cela dit, il ne considérait pas que l'Abécédaire faisait partie de son oeuvre. L'oeuvre, pour Gilles, relevait de l'écrit.

Que serait donc le Deleuze parlé?

Il appartenait à une belle génération de grands professeurs de philosophie, dont certains furent ses maîtres, comme Alquié, Hyppolite, ou encore Jean Wahl ou Canguilhem. Lui aussi a cette puissance de faire parler ses idées, un style sonore qui n'a rien à voir avec la sale affaire dite de la «petite musique intérieure».

Ce qu'on pourrait appeler son charme?

Gilles était en effet un charmeur, c'est-à-dire une solitude extrêmement peuplée de tout le monde, le contraire du narcisse ou du beau parleur. C'était son idée de l'Abécédaire: partir de son savoir de philosophe pour faire des images de télé et pas l'inverse. Que ça tombe ainsi dans le domaine public, que des gens qui doivent le rencontrer le rencontrent, et se disent en le voyant: tiens, voilà quelqu'un qui ne prend pas comme allant de soi ce qu'on entend d'ordinaire comme allant de soi. Et puis aussi: c'est donc ça la philosophie? Quelque chose qui ne va pas de soi? Et puis encore: qu'est-ce que c'est que cette fission entre l'anecdote et la pensée, cette façon de penser en ricochets et bifurcations? C'est donc que la philo n'est pas un truc abstrait comme la morale? C'est donc que la philosophie est une expérience en actes, un work in progress? Le programme philosophique de Gilles était celui de Nietzsche: la philosophie sert à nuire à la bêtise.

Deleuze n'insiste pas sur ceux qu'il avait attaqués, les «nouveaux philosophes» et leur descendance?

Deleuze n'avait pas d'ennemis quand il pensait. La pensée est même indigne de tels ressentiments. A propos de tous ces experts qui à longueur de média se vivent comme des passeurs stars entre le public et les idées, Gilles disait, avec sa politesse redoutable: c'est pas grave, pas le temps, c'est leur faire trop d'honneur que de seulement les considérer. Il savait être glacial avec les emmerdeurs. Par contre, il avait identifié que le mouvement de fond de la communication obligatoire est autrement menaçant, en tant qu'il impose une non-pensée comme grille de lecture sur tout.

Deleuze regardait la télé?

Beaucoup. Après avoir travaillé, le sport surtout, le tennis, et aussi, je me souviens, Aujourd'hui madame. Un jour, il me téléphone: «Vite, regarde, il y a une dame dont le mari est insomniaque et une autre, c'est bien plus formidable, qui est hyperinsomniaque.» Je ne veux pas dire que ça lui servait à penser, ce n'était pas non plus de l'ironie. Mais qu'est ce qu'on a rigolé avec ça".


Sortie vidéo de «l'Abécédaire», dialogues entre le philosophe Gilles Deleuze et Claire Parnet.

3 mars 1997, Libération, par Oliver Séguret

Si l'édition vidéographique de l'Abécédaire de Gilles Deleuze constitue sans doute un événement philosophique, il n'est pas interdit d'y voir aussi un très grand moment de cinéma. C'est la première bonne surprise de cette mise en coffret: même en ayant apprécié la diffusion morcelée de ce film dans Métropolis (Arte), on découvre qu'il est bien meilleur dans son intégrité, avec un début, une fin et un fleuve irrésistible entre les deux, sur lequel rien n'est plus agréable que de se laisser glisser, quels que soient les risques de se laisser couler. Lorsqu'effectivement on coule, c'est la question de notre résistance personnelle, au sens électrique du terme, que le film vient démanger: à chacun de connaître les limites de sa propre «loupiote», mais grâce aux fonctions permises par le magnétoscope (arrêt, pause, retour, en aucun cas avance rapide), l'Abécédaire devient un film préhensible et amical, que l'on prendra le temps de comprendre. Il est par exemple possible de se fixer comme handicap les limites-mêmes de la fatigue de Deleuze: de A comme animal à G comme Gauche, c'est le premier jour de tournage, à cheval sur les deux premières cassettes. À la lettre H, il a changé de chemise; il est donc temps de s'interrompre jusqu'à la prochaine fois. Grâce à ce nouveau rapport domestique avec l'étrange objet, on percevra sans doute mieux également à quel point l'Abécédaire est d'abord un film très drôle, où palpite en permanence un humour qui agit par tendresse comme par cruauté. Il semble n'y avoir que deux thèmes qui imprègnent Deleuze d'une gravité particulière: la psychanalyse d'abord, dont il instruit le procès redoutable et argumenté; le désert philosophique contemporain ensuite, qui soulève en lui une grande violence, parce que ce désert est habité par de faux penseurs et de fausses pensées. Deleuze n'hésite pas à donner les noms de ceux qui, profitant du désert, se répandent au nom de la philosophie et il est piquant de constater à quel point ses considérations sont voisines des accusations lancées par Bourdieu contre les «fast thinkers». En ce sens, l'Abécédaire n'a rien à voir avec la Vie des idées selon Guillaume Durand sur LCI, ou avec ces éruptions de philo télévisuelle dont on peut suivre l'épidémie, de Grain de philo sur France 3 en Pas si vite sur Canal +. Cest même l'inverse: un vrai travail de philosophie, une espèce de cours non magistral mais magistralement intelligent adressé à chacun et qui, non seulement nous rend plus libres, mais encore agrandit le champ de notre liberté.

Il est impossible ici de se livrer à l'usage de la citation. Ce serait facile: l'Abécédaire est peuplé de trouvailles impérieuses. Mais les aphorismes de Deleuze n'en sont pas: ses constructions prennent précisément leur valeur dans le système complexe qu'elles forment ensemble.

Intervista de luxe, colloque intime, leçon particulière... l'Abécédaire est un peu tout cela à la fois: un film dont la forme est quasiment statique, où la caméra ne se déplace qu'avec la prudence d'une aiguille d'horloge face au grand douze. Une forme ponctuée de quelques claps, de quelques zooms et de ces fins de bobine où l'image se déchire sur un néant blanc tandis que le son est, lui, élégamment maintenu. Mais le fond de l'Abécédaire , en revanche, est un voyage immense et mouvementé, un grand geste philosophique tracé dans le chaos du monde et dont la flèche continue, longtemps après le film, de siffler.

 


Ressources Internet