Le journal Le Monde a publié le 14 fevrier 2002 une lettre d'Amerique (Lettre d'Amérique, les raisons d'un combat), signée par 60 intellectuels américains justifiant, comme "juste", la guerre en Afghanistan et, plus généralement, la guerre contre le terrorisme. Cette lettre a provoqué de nombreuses réactions, en sens divers, en Europe et ailleurs (par exemple au canada : "D'un taliban à l'autre"). Elle a aussi donné l'idée à d'autres intellectuels américains d'écrire une lettre destinée à l'opinion publique européenne et allant à contre-courant de la première. Il ne s'agit nullement d'une "réponse" à la première lettre, simplement d'une autre analyse et d'un autre point de vue.

Paru le : 3 avril 2002

LETTRE DE CITOYENS AMÉRICAINS A LEURS AMIS EN EUROPE

Le sophisme fondamental de ceux qui font l'apologie de la guerre est de confondre les "valeurs américaines" et les effets de l'exercice du pouvoir des Etats-Unis à l'étranger.

A la suite des attaques suicide du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center et le Pentagone, le président américain George W. Bush a déclaré une «guerre au terrorisme». Cette guerre n’a aucune limite visible, ni dans l’espace, ni dans le temps, ni dans l’ampleur dévastatrice qu’elle peut entraîner. Nul ne peut dire quel pays pourra être soupçonné d’avoir abrité des éléments «terroristes» ou accusé de faire partie d’un «axe du mal». L’élimination du «mal» est un projet interminable qui risque bien d’épuiser la capacité du monde de résister aux forces déployées. Le Pentagone lance déjà des bombes produisant l’effet d’un tremblement de terre et envisage officiellement l’usage d’armes nucléaires, parmi d’autres armes plus effrayantes les unes que les autres dans son arsenal sans cesse perfectionné. L’ampleur de la destruction matérielle à venir est incalculable, ainsi que le désastre humain, non seulement en termes de vies, mais aussi comme contre-coup moral de désespoir et de haine pour les temps à venir. Des millions de gens ne pourront que regarder, désarmés, alors que leur univers est dévasté par les États-Unis, qui s’imaginent que leur autorité morale est aussi inattaquable que leur pouvoir militaire.
Nous, citoyens des États-Unis, avons une responsabilité toute particulière de nous opposer à cette folle course à la guerre. Vous autres Européens avez aussi une responsabilité particulière. La plupart de vos pays sont des alliés militaires des États-Unis, à travers l’OTAN. Les États-Unis prétendent agir en position d’autodéfense, mais aussi de protéger «les intérêts de leurs alliés et amis». Vos pays seront inévitablement impliqués dans les aventures militaires américaines. Votre avenir est aussi mis en péril.
Beaucoup de gens bien informés, y compris parmi vos gouvernants, sont conscients des périls que la ligne Bush vous fait courir. Mais trop peu osent le dire ouvertement et en toute franchise. En effet, on se sent intimidé par diverses formes de représailles qui peuvent être exercées contre les «amis» et les «alliés» qui ne fournissent pas un soutien inconditionnel. On craint d’être étiqueté «anti-américain» – la même étiquette qui est appliquée de façon absurde aux Américains qui s’opposent aux politiques bellicistes et dont les protestations sont aisément noyées dans le flot de considérations chauvines qui domine les médias américains. Une critique européenne saine et franche de la politique de guerre de l’administration Bush ne peut qu’aider à faire entendre la voix des Américains opposés à la guerre.
La célébration du pouvoir est peut-être le plus vieux métier du monde parmi certains écrivains et poètes. En tant que puissance dominante à l’échelle mondiale, les Etats-Unis n’ont aucun mal à attirer les louanges des dévots qui incitent leurs dirigeants à employer toujours plus vigoureusement leur force militaire pour inculquer la vertu aux récalcitrants. Le thème est aussi vieux que le monde: la bonté des puissants doit être imposée aux plus faibles par la force.
Le sophisme fondamental de ceux qui font l’apologie de la guerre est de confondre les «valeurs américaines», telles qu’elles sont comprises à l’intérieur du pays, et les effets de l’exercice du pouvoir économique et surtout militaire des États-Unis à l’étranger.

La plupart des citoyens américains ne savent pas que les effets du pouvoir américain à l'étranger n'ont rien à voir avec les «valeurs» célébrées dans leur pays.

L’auto-célébration est un aspect bien connu de la culture nord-américaine, peut-être parce que c’est un moyen efficace d’intégration pour une société d’immigrants. Malheureusement, après le 11 septembre, ce comportement a évolué de façon extrême. Ceci renforce l’illusion fort répandue parmi les citoyens américains que le monde entier a les yeux braqués, que ce soit par envie ou par admiration, sur les États-Unis et qu’il les voit tels qu’ils se voient eux-mêmes: prospères, démocratiques, généreux, ouverts à toutes les races et à toutes les religions, en somme la plus haute réalisation de valeurs humaines universelles et véritablement le dernier grand espoir de l’humanité.
Dans ce contexte, la question posée après le 11 septembre, «pourquoi nous haïssent-ils tant?», n’avait qu’une seule réponse possible: «parce que nous sommes si bons!» Ou, comme on le prétend souvent, ils nous haïssent à cause de «nos valeurs». La plupart des citoyens américains ne savent pas que les effets du pouvoir américain à l’étranger n’ont rien à voir avec les «valeurs» célébrées dans leur pays et, en fait, servent souvent à priver les gens vivant dans d’autres pays de la possibilité même d’essayer de jouir de ces valeurs, s’ils le désirent.

Les intellectuels aujourd'hui se trouvent devant un choix décisif.

En Amérique Latine, en Afrique et en Asie, le pouvoir américain a le plus souvent été utilisé pour maintenir en place des régimes coloniaux en déclin, ainsi que des dictatures impopulaires, à imposer des conditions financières et commerciales désastreuses, à soutenir des forces armées répressives, à renverser ou à paralyser au moyen de sanctions des gouvernements relativement indépendants, voire même à envoyer des bombardiers et des missiles de croisière pour semer la mort et la destruction.

Le «droit à l’autodéfense»

1 – Le droit de qui?
Depuis le 11 septembre, les États-Unis se sentent attaqués. En conséquence, leur gouvernement prétend avoir un «droit à l’autodéfense» qui l’autorise à mener la guerre comme il souhaite, contre tout pays qu’il désigne comme ennemi, sans preuve de culpabilité et sans base légale. Manifestement, ce même droit n’a jamais existé pour des pays comme le Viêt-Nam, le Laos, le Cambodge, la Libye, le Soudan ou la Yougoslavie quand ils étaient bombardés par les États-Unis.
Et il ne sera pas reconnu aux pays bombardés par les Etats-Unis dans le futur. C’est simplement le droit du plus fort, la loi de la jungle. L’exercice d’un tel «droit», refusé à tous les autres, ne peut pas être au service des «valeurs universelles», mais seulement détruire la notion même d’un ordre mondial basé sur des valeurs universelles et sur un système juridique ouvert à tous sur une base d’égalité. Un «droit» exercé par un seul – le plus puissant – n’est pas un droit mais un privilège exercé seulement au détriment des droits des autres.

2 – Comment les États-Unis vont-ils se «défendre»?
Les États-Unis ont lancé une guerre contre l’Afghanistan, soi-disant au nom du droit à l’autodéfense. Mais ce n’était pas une action visant à réagir de façon spécifique aux évènements exceptionnels du 11 septembre. Au contraire, c’était exactement ce que les États-Unis faisaient déjà et avaient décidé de faire, comme le précisent d’ailleurs des documents du Pentagone : bombarder d’autres pays, y envoyer des forces militaires et renverser leurs gouvernements1. Les États-Unis planifient ouvertement une guerre totale – en n’excluant pas l’usage des armes nucléaires – contre l’Irak, pays qu’ils ont bombardé pendant une décennie, avec l’intention déclarée de remplacer le gouvernement de ce pays par des dirigeants choisis par Washington.

3 – Que «défend»-on au juste?
Ce qui est défendu est lié à ce qui a été attaqué.
Traditionnellement, la «défense» signifie la défense du territoire national. Le 11 septembre, une attaque contre les États-Unis a eu lieu sur leur sol. Il ne s’agissait pas d’une attaque conventionnelle lancée par une puissance cherchant à s’emparer de territoires. Au contraire, c’était une attaque anonyme contre des institutions spécifiques. En l’absence de toute revendication, le caractère symbolique des cibles servait sans doute d’explication. Le World Trade Center symbolisait clairement le pouvoir économique mondial des États-Unis et le Pentagone leur pouvoir militaire. Par conséquent, il semble très peu probable que les attaques du 11 septembre aient été dirigées contre les «valeurs américaines», telles qu’elles sont célébrées aux États-Unis.
La vraie cible semble avoir été le pouvoir économique et militaire des États-Unis tel qu’il se déploie à l’étranger. Cette hypothèse est renforcée par le fait que, selon les informations données, 15 des 19 pirates de l’air étaient des Saoudiens hostiles à la présence de bases militaires US sur leur sol. Le 11 septembre démontre qu’une nation qui projette son pouvoir à l’extérieur est vulnérable chez elle, mais la vraie cible est l’intervention des États-Unis à l’étranger. En réalité les guerres de Bush ont précisément pour but de défendre et de renforcer le pouvoir US à l’étranger. Et c’est celui-ci qui est défendu, non pas les libertés civiques ou le mode de vie à l’intérieur du pays.

L'humanité dans son ensemble a le droit de défendre sa propre survie contre «l'autodéfense» auto-proclamée d'une puissance incontrôlée.

En réalité, les guerres risquent plutôt de compromettre les valeurs auxquelles le peuple américain adhère que de les défendre ou de les répandre. Mais les gouvernements qui mènent des guerres d’agression cherchent toujours à s’assurer du soutien populaire en faisant appel à de nobles sentiments. Autrefois les guerres impériales n’avaient pas à leur disposition les moyens de destruction aussi effroyables. Le déséquilibre n’a jamais été plus grand entre le pouvoir immense de destruction et le pouvoir constructif de la sagesse humaine. Les intellectuels aujourd’hui se trouvent devant un choix décisif: se joindre au chœur de ceux qui célèbrent la force brutale en la reliant, par une rhétorique habile, à des «valeurs spirituelles», ou bien, assumer la tâche plus difficile de dénoncer la folie et l’arrogance du pouvoir dominant pour travailler avec l’ensemble du genre humain à mettre en place un dialogue raisonnable, de nouvelles relations économiques plus équitables et une justice véritable.
Le droit à l’autodéfense doit être un droit humain collectif. L’humanité dans son ensemble a le droit de défendre sa propre survie contre «l’autodéfense» auto-proclamée d’une puissance incontrôlée. Pendant un demi-siècle, les États-Unis ont, de façon répétée, démontré leur indifférence aux dégats dits «collatéraux» et aux dévastations causées par leurs soi-disants efforts d’améliorer le monde. C’est seulement en étant solidaires des victimes de la domination américaine que nous, dans les pays riches, manifesterons les valeurs universelles que nous prétendons défendre.

* "Quadrennial Defense Review Report" du 30 septembre 2001.

SIGNATURES:

Julie L. Abraham, Professor of English, New York City.
Electa Arenal, Hispanic & Luso-Brazilian Literatures, City University of New York.
Anthony Arnove, Editor/Publisher, South End Press, Boston.
Stanley Aronowitz, Center for Cultural Studies, City University of New York.
Dean Baker, economist, Center for Economic and Policy Research, Washington, D.C.
Houston A. Baker, Jr., Duke University, Durham, North Carolina.
Medea Benjamin, Founding Director, Global Exchange, San Francisco.
Dick Bennett, Professor Emeritus, University of Arkansas.
Larry Bensky, KPFA/Pacifica Radio.
Joel Bleifuss, Editor, In These Times.
Chana Bloch, Professor of English, Mills College.
William Blum, author, Washington, DC.
Magda Bogin, Writer, Columbia University.
Patrick Bond, University of the Witwatersrand, Johannesburg.
Francis A. Boyle, Professor of International Law, University of Illinois.
Renate Bridenthal, Professor Emerita of History, The City University of New York.
Linda Bullard, environmentalist, U.S.A./ Europe.
Bob Buzzanco, Professor of History, University of Houston.
Helen Caldicott, pediatrician, author, founder of Physicians for Social Responsibility.
John Cammett, historian, New York.
Stephanie M.H. Camp, Assistant Professor of History, University of Washington.
Ward Churchill, Author, Boulder, Colorado.
John P. Clark, Professor of Philosophy and Environment, Loyola University, New Orleans.
Dan Coughlin, Radio Executive Director, Washington, DC.
Sandi Cooper, historian, New York.
David Devine, Professor of English, Paris, France.
Douglas Dowd, economist, Bologna, San Francisco.
Richard DuBoff, Bryn Mawr College, Pennsylvania.
Peter Erlinder, Past President, National Lawyers Guild, Law Professor, St. Paul, Minnesota.
Francis Feeley, Professor of American Studies, Université Stendhal, Grenoble.
Richard Flynn, of Literature and Philosophy, Georgia Southern University.
Michael S. Foley, Assistant Professor of History, City University of New York.
John Bellamy Foster, Eugene, Oregon.
H. Bruce Franklin, Professor of English and American Studies, Rutgers University, New Jersey.
Jane Franklin, Author and historian, Montclair, New Jersey.
Oscar H. Gandy, Jr., Annenberg School for Communication, University of Pennsylvania.
Jamshed Ghandhi, Wharton School, University of Pennsylvania.
Larry Gross, The Annenberg School for Communication, University of Pennsylvania.
Zalmay Gulzad, Professor of Asian-American Studies, Loyola University, Chicago.
Marilyn Hacker, Professor of English, The City College of New York
Robin Hahnel, Professor of Economics, American University, Washington DC.
Edward S. Herman, economist and media analyst, Philadelphia.
Marc W. Herold, University of New Hampshire.
John L. Hess, Journalist and correspondent, New York.
David U. Himmelstein, M.D., Associate Professor of Medicine, Harvard Medical School.
W.G . Huff, University of Glasgow.
David Isles, Associate Prof. of Mathematics, Tufts University, Medford, Massachusetts.
Robert Jensen, School of Journalism, University of Texas.
Diana Johnstone, journalist, Paris, France.
John Jonik, Political Cartoonist/Activist, Philadelphia.
Douglas Kellner, University of California, Los Angeles.
Michael King, Senior News Editor, The Austin Chronicle, Texas.
Gabriel Kolko, author, Amsterdam.
Joyce Kolko, author, Amsterdam.
Claudia Koonz, history professor, Duke University, North Carolina.
Joel Kovel, Bard College.
Marilyn Krysl, writer, University of Colorado.
Mark Lance, associate professor of philosophy, justice and peace, Georgetown University.
Ann J. Lane, University of Virginia.
Karen Latuchie, book editor, New Jersey.
Amy Schrager Lang, Associate Professor of American Studies, Cambridge, Massachusetts.
Helena Lewis, Historian, Harvard University Humanities Center.
Dave Lindorff, Journalist, Maple Glen, Pennsylvania.
Eric Lott, Professor of English, University of Virginia.
Angus Love, Esq., Narberth, Pennsylvania.
David MacMichael, Washington Director of the Association of National Security Alumni.
Harry Magdoff, co-editor, Monthly Review, New York.
Michael Marcus, Dept. of Mathematics, City College, New York.
Jo Ann McNamara, Historian Emerita, Hunter College, New York.
Arthur Mitzman, Emeritus Professor of Modern History, University of Amsterdam.
Robert Naiman, Center for Economic and Policy Research, Washington, DC.
Marilyn Nelson, Poet/Professor, University of Connecticut.
Suzanne Oboler, University of Illinois, Chicago.
Bertell Ollman, Department of Politics, New York University.
Alicia Ostriker, Professor of English, Rutgers University, New Jersey.
Michael Parenti, author, Berkeley, California.
Mark Pavlick, Georgetown University, Washington, D.C.
Michael Perelman, Professor of Economics, Chico State University, California.
Jeff Perlstein, Executive Director, Media Alliance, San Francisco.
James Petras, State University of New York, Binghamton.
David Peterson, writer and researcher, Chicago.
Gordon Poole, Istituto Universitario Orientale, Naples, Italy.
Douglas Porpora, Professor of Sociology, Drexel University, Philadelphia.
Larry Portis, Professor of American Studies, Université Paul Valéry, Montpellier, France.
Ellen Ray, Institute for Media Analysis, New York City.
Elton Rayack, Professor of Economics (Emeritus), University of Rhode Island.
Rick Rozoff, medical social worker, Chicago.
William H. Schaap, Institute for Media Analysis, New York City.
Ellen Schrecker, Yeshiva University, New York City.
Mary Shepard, media critic, St Paul, Minnesota.
Francis Shor, professor, Wayne State University, Michigan.
Robert M. Smith, Brandywine Peace Community, Swarthmore, Pennsylvania.
Alan Sokal, Professor of Physics, New York University.
Norman Solomon, author and syndicated columnist, San Francisco.
William S. Solomon, Rutgers University, New Brunswick, N.J.
Sarah Standefer, nurse, Minneapolis, Minnesota.
Malcolm Sylvers, University of Venice, Italy.
Paul M. Sweezy, co-editor, Monthly Review, New York.
Holly Thau, Psychotherapist, Oregon.
Reetika Vazirani, Writer, New Jersey.
Joe Volk, Friends Committee on National Legislation, Washington, DC.
Lynne Walker, Historian, London.
Karin Wilkins, University of Texas at Austin.
Howard Winant, Temple University, Philadelphia.
Steffie Woolhandler, M.D., M.P.H., Associate Professor of Medicine, Harvard Medical School.
George Wright, Department of Political Science, California State University, Chico.
Howard Zinn, writer, Boston, Massachusetts.