-
-
IV,0 - Présentation du thème
-
( "Etats de conscience", par Patrick Boumard et Georges Lapassade
)
-
-
-
L'ethnométhodologie est
un produit culturel californien. Garfinkel, arrivé à Los
Angeles en 1954, forme toute une génération d'étudiants
qui font, en même temps que des études en ethnométhodologie,
l'expérience de la contre-culture psychédélique. C.
Tart a dit très clairement, dans Altered States of consciousness
(1969)
que de très nombreux étudiants étaient concernés
par ces questions. Est-ce seulement une coïncidence si Timothy Leary,
auteur de La politique de l'extase, se trouve au Mexique l'été
même où Castaneda situe le début de ses aventures avec
Don Juan ? Rappelons d'ailleurs que le sujet prévu de la thèse
de Castaneda concernait l'usage des champignons hallucinogènes au
Mexique, et non pas les enseignements d'un sorcier yaqui.
-
-
On pourrait donc parler d'une
sorte "d'ethnométhodologie psychédélique" (proposition
de G. Lapassade) en donnant à ce terme le sens très général
d'une nouvelle expérience de la conscience. La deuxième génération
des ethnométhodologues californiens s'est en effet formée
dans un contexte culturel où fleurissent diverses formes de méditation
(en particulier le zen), et toutes sortes d'expériences psychédéliques,
liées souvent aux hallucinogènes. La transe constitue donc,
tout naturellement, une interrogation à la fois existencielle (expériences
des divers "trips") et aussi théorique (méthodologie
d'investigation et interrogation sur le sens philosophique des états
altérés de conscience). La critique "des allants de soi"
aussi bien psychologiques qu'epistémologiques se comprend très
bien à la fois vers un ailleurs de la science et vers un ailleurs
de la conscience. Cette double démarche s’appuie fondamentalement
sur l’idée qu’on ne peut rien comprendre de l’extérieur,
du lieu de la neutralité. Ne-uter : ni l’un, ni l’autre. C’est-à-dire
rien. La perspective Garfinkelienne de critique de la sociologie classique
rencontre très précisément les préoccupation
existentielles de ses étudiants. Seul celui qui VIT l’expérience
spécifique a compétence pour en parler. Cette notion («
unique adequacy » - qu’il conviendrait peut-être de traduire
par « compétence spécifique », proposition de
P. Boumard -) est essentielle pour saisir l’importance du changement
de point de vue revendiqué par les ethnométhodologues.
-
-
En effet, l'idée de neutralité
scientifique (et donc d'objectivité, au sens de non contestable),
n'a rien d'absolu ni d'éternel. Historiquement liée à
la prise de pouvoir, sur le plan de la pensée, de la bougeoisie
(XVIIIe siècle), elle est solidaire d'un détachement de la
science face à la philosophie.
-
-
Mais aujourd'hui, on se pose
la question de savoir si les progrès de la science ont produit la
moindre avancée sur le plan d'un savoir de la conscience. Et on
s'apercoit que d'autres civilisations (zen japonais, chamanisme de l'Inde,
marabouts africains, vaudou haïtien, candomblé de Bahia, brujos
amérindiens, etc., etc... jusqu'aux encraudeurs de nos baucages)
ont produit d'autres savoirs sur la conscience, mais surtout d'autres rapports
à la réalité, avec des axes culturels éventuellement
opposés, puisque certaines cultures non seulement admettent comme
normales les transes de possession, mais même parfois les individus
qui n'ont pas accès à la transe sont considérés
comme diminués, incomplets.
-
-
L'articulation de la remise
en cause par l'ethnométhodologie des deux "allant de soi"
institués, existenciel et théorique, est donc plus qu'une
simple hypothèse. Pourtant, tout l'aspect recherche sur les états
altérés de la conscience semble avoir échappé
jusqu'ici aux commentateurs francais de Garfinkel, sans doute parce qu'on
y a vu seulement un intérêt en tant que sociologie des religions,
alors que c'est peut-être la dimension la plus profonde, ontologique,
comme le montrent les références constantes à la phénoménologie
allemande depuis Husserl jusqu'a Heidegger (cf. l'article de Klaus-Peter
Köpping, Etats de conscience et degrés de réalité,
où la référence à Castaneda est centrale).
La recherche ethnométhodologique sur les états de conscience
prend son plein sens si on comprend que "devenir membre", c'est fondamentalement
acquerir l'état de conscience des "participants", et non seulement
leurs savoirs ou leurs "accounts". Ce qui est en jeu ici, c'est donc bien,
derrière la méthodologie sociologique, une conception nouvelle
et multiple de l'être-au-monde.
-
-
-
-
C'est pourquoi nous présentons
quatres textes qui montrent que le lien entre réflexion sur les
états altérés de conscience et ethnométhodologie
n'est pas le fruit de nos hallucinations.
-
-
D'abord, des notes de lectures
d'un article de Bennetta Jules-Rosette, paru en 1978, sous le titre : "The
politics of paradigms : constrasting theories of consciousness and society",
où elle remet en cause le modèle objectiviste occidental,
qui ne peut qu'échouer à appréhender des réalités
qui échappent à ses modes de pensée, en particulier
dans la mesure où la science occidentale refuse tout statut positif
à des conduites non classables dans les termes pré-établis
par son propre système. B. Jules-Rosette propose au contraire une
ethnographie de la découverte, où est reconnu la validité
entière des savoirs sociaux non-occidentaux, et où est posée
la nécessité de prendre le point de vue des gens étudiés,
au sens de partager leurs états de conscience. Il s'agit bel et
bien de produire un nouveau paradigme et un nouveau modèle de conscience,
ce qui va beaucoup plus loin qu'une simple méthodologie de recherche.
-
-
Ensuite, Patrick Boumard et
René Lourau font apparaître, à la lecture précise
de l'ensemble de l'oeuvre de Castaneda, que seule la référence
à l'ethnométhodologie permet de comprendre sa démarche
d'ethnologue, ainsi d'ailleurs que les enseignements même de Don
Juan. Il est remarquable que cette filiation, poutant évidente en
tout cas dans les trois premiers ouvrages, soit toujours passée
sous silence, au profit de la question de savoir si Castaneda a menti ou
non, et s'il a écrit en se shootant à l'acide ou au peyolt.
La vraie question est de montrer le lien entre la démarche ethnométhodologique
et l'accès à des états modifiés de conscience,
que Castaneda nomme d'ailleurs, à partir d'Ixtlan, uniquement
"états de conscience accrue".
-
-
Enfin, Georges Lapassade présente
un texte de C. Tart sur la science spécifique d'un état de
conscience. Tart n'est pas un ethnométhodologue, mais un psychologue
contemporain de la "révolution psychédélique" : plusieurs
fois cité par Jules-Rosette, il a notamment participé au
livre de De Mille sur Castaneda (Don Juan papers). Dans une perspective
très proche de l'ethnométhodologie, il developpe une critique
des paradigmes de la science rationaliste, et propose de constituer une
science spécifique pour les états de conscience : non pas
un simple "trip" à plusieurs, comme on le croit trop souvent, mais
bien la constitution d'un savoir adéquat aux états
modifiés de conscience.
-
Il faut rappeler à ce propos, enfin, que des travaux récents
en ethnométhodologie ont souligné, à partir d'analyses
de textes d'entretiens, les liens entre les indexicalités
et les états modifiés de conscience.
-
-