Questions fréquentes sur la recherche-action

Réf Biblio : BAZIN H. [2003], « Questions fréquentes sur la recherche-action » in recherche-action.fr, (document électronique)

Origine : http://www.recherche-action.fr

Questions fréquentes sur la recherche-action

Les questions fréquentes sont celles que nous rencontrons lors de la mise en place d'espaces de travail. Elles se proposent de répondre aux attentes des acteurs qui voudraient s'approprier l'outil de la recherche-action. Si votre question n'est pas représentée, indiquez-la nous pour que nous puissions l'ajouter.

1- La recherche-action n’est-elle pas un outil daté, en quoi est-ce encore aujourd’hui une réponse pertinente ?

2- Tout le monde peut-il faire de la recherche-action, faut-il être chercheur professionnel ou avoir une formation particulière ?

3- En quoi les acteurs sur le terrain peuvent-ils trouver un intérêt direct à la recherche-action ?

4- Est-ce un peu plus de la recherche que de l’action ou un peu plus de l’action que de la recherche ?

5-Comment l’engagement en recherche-action peut-il être reconnu professionnellement ?

6- Comment concrètement poser les premières bases d’une recherche-action ?

7- Quels sont les secteurs d’activités et les problématiques concernées par la recherche-action ?

8- La recherche-action est-elle une vraie science ou simplement une méthodologie d’action ?

9- Quand et comment peut-on estimer une recherche-action « réussie » ?

10- Pourquoi faire compliqué lorsque que l’on peut faire simple ?

 

1- La recherche-action n’est-elle pas un outil daté, en quoi est-ce encore aujourd’hui une réponse pertinente ?

Des termes comme « action culturelle » ou « éducation populaire » ont plus ou moins bien vieillis, de même certaines méthodologies en sciences humaines et sociales. Le terme recherche-action est souvent renvoyé aux années 70, une époque où les sociétés étaient agitées par des mutations importantes et où les corps professionnels, particulièrement ceux de l’éducation, de la santé, du travail social, cherchaient des réponses alternatives aux pratiques institutionnelles. Cette connotation « alternatif » ou « éduc pop » est parfois perçue comme appartenant au passé…

Rappelons premièrement que la recherche-action est plus ancienne. Elle est issue de la seconde Guerre mondiale (années 40/50). Des chercheurs progressistes aspiraient à une autre vision du monde où les sciences humaines et sociales pouvaient jouer un rôle. Il existe donc plusieurs générations de chercheurs en recherche-action. S’il y a des fondateurs, il n’y a pas de « maître à penser » mais des mouvements scientifiques de consciences qui s’approprient cet héritage collectif pour répondre aux questions de leur époque comme nous le faisons aujourd’hui.

Le principe de recherche-action se conjugue toujours au pluriel, réactualisé par différents acteurs contemporains. La recherche-action n’est pas une simple méthodologie (comme un outil qui se transmet de génération en génération) mais un processus (voir Q7) qui forge ses propres outils, il n’y a pas de vieillissement prématuré mais une reconstruction permanente.

La recherche-action est toujours pertinente dans les moments de profondes transformations lorsque les repères habituels sont bouleversés. Elle ne craint pas une approche de la complexité utilisant le mode de l’expérimentation : quand le monde n’est plus pensable, la recherche-action apparaît alors comme mode intelligible et évident de le penser autrement.

Par exemple, le programme inter-régional en cours de développement sur les « espaces populaires de création culturelle » est une manière de penser autrement la relation art/social, culture/socioculture, action culturelle/éducation populaire, citoyenneté/démocratie culturelle… permettant de faire émerger des problèmes publics et des enjeux de société sur la place du populaire et le rôle de la création.

La recherche-action est pertinente et performante dès qu’il s’agit de travailler sur la complexité des situations, la dynamique des processus, la globalité et la systémique des formes sociales et culturelles.

2- Tout le monde peut-il faire de la recherche-action, faut-il être chercheur professionnel ou avoir une formation particulière ?

Si la recherche-action prétend aussi être une science, elle n’est pas destinée à la seule corporation scientifique (voir Q8). Ce n’est pas une science académique qui tire sa légitimité dans la séparation du « scientifique » et du « profane », pour qui le chercheur « officiel » est le seul capable de décoder la réalité dont le commun des mortels ne peut percevoir la structure.

Dans le modèle pragmatique, c’est la situation qui impose aux acteurs de se réunir dans un rapport égalitaire au travail puisque personne ne possède la réponse et la réponse ne peut être obtenue que dans une mise en relation collective. Acteurs, chercheurs et autres protagonistes ont à trouver le terrain de recherche-action qui reflète les besoins de chacun et produise un changement pour tous.

Par facilité ou abus de langage, on appelle parfois à contre-sens « recherche-action », une étude de terrain impliquant quelques acteurs. Il n’y a pas de chercheur qui arrive sur le terrain pour faire une étude parce qu’en recherche-action, la connaissance n’est pas le produit d’une étude sur la réalité, c’est la conséquence d’une transformation de la réalité.

Il ne s’agit pas d’apporter un savoir prédéterminé. La réponse existe dans des situations à construire collectivement où le chercheur contribue parmi les autres acteurs à la situation problématique, c'est-à-dire encourage cette mise en espace public d’un problème.

Le chercheur peut ainsi jouer un rôle d’impulseur, de facilitateur, d’évaluateur mais ce sont tous les acteurs en situation et en temps réelqui sont porteurs de la recherche-action : ils posent le cadre et la problématique de travail, les outils d’expérimentation et de vérification.

La recherche-action demande avant tout une certaine sensibilité et intelligence des situations, une envie de connaissance. L’intelligence n’est pas uniquement « intellectuelle », elle est aussi pragmatique dans cette manière aiguë de percevoir la réalité et dans la conscience de son positionnement dans la société. Elle pose un rapport entre le sensible et l’intelligible, le populaire et le scientifique, la réflexion et la pratique.

Il n’y a pas de formation spécialisée en recherche-action. C’est une méta formation en ce qu’elle apprend à apprendre. Il n’y a donc pas de spécialiste en recherche-action ni de profils d’acteurs types susceptibles d’y participer.

Modifier la réalité sociale afin de la connaître, est sans doute le principe fondamental qui procure à la recherche-action sa force et son originalité. Elle permet d’atteindre, dans la finesse des situations créées un niveau de conscience et de connaissance qui ne pourrait pas être obtenu autrement.

C’est en cela une approche complète et nous parlons alors de « recherche-action intégrale » pour la distinguer de déclinaisons plus ou moins édulcorées telles que les recherches dites « participatives », « empiriques » ou « diagnostiques ».

Elle essaie d’atteindre la profondeur des causes dans une mise en lien globale de tous les aspects d’un engagement individuel et social : « Le problème est que nos valeurs, nos objectifs et l'objectivité ne sont nulle part plus intimement mêlés et plus importants due dans la recherche-action. »[1]

Tout en répondant aux exigences rigoureuses de l’expérimentation, elle implique un changement des conditions de vie et un haut niveau d’enjeux pour les acteurs impliqués.

3- En quoi les acteurs sur le terrain peuvent-ils trouver un intérêt direct à la recherche-action ?

La question renvoie à plusieurs aspects : les notions d’intérêt, de savoirs et d’utilité, la gestion du rapport au temps. Disons immédiatement que la recherche-action ne fait pas du conseil en stratégie ou de la méthodologie de projet. Elle n’apporte pas de réponse clef en main et n’offre pas de solutions opérationnelles immédiates.

Nous pensons en recherche-action que les solutions ne sont pas plus du domaine de « l’expert » que la connaissance est la chasse gardée du « savant ». Pour ces mêmes raisons, il n’y a pas de techniciens en recherche-action (voir Q2) qui procurent un savoir techniciste.

Le savoir-faire et le savoir être de la recherche-action est avant tout une manière de concevoir son rapport aux autres et au monde. Cela débute toujours par une prise de conscience de sa propre situation socioprofessionnelle.

La recherche-action apparaît intéressante, voir indispensable lorsque l’on est confronté à un problème que les modes d’approches classiques ne peuvent résoudre. Il est alors nécessaire de refonder la manière de penser nos situations et nos pratiques. En tant que mouvement de conscience, cette refondation ne peut se limiter comme nous le disions à une technique professionnelle, elle implique l’intégralité de l’individu dans ses différents niveaux d’implication (nous parlons alors de « recherche-action intégrale », voir Q2).

C’est un mouvement qui nécessite du temps car nous pouvons subir un rapport de domination ou vivre une situation bloquée sans pour autant les percevoir en tant que tels (c’est même le principe de l’aliénation). Cela commence donc par la capacité de nommer (avec ses propres mots) et d’expertiser ses propres situations.

La mise en place d’un espace d’échanges entre les acteurs concernés par un même champ problématique vient aider cette conscientisation car il est difficile de faire seul le point surtout lorsque l’on est happé par les impératifs du quotidien. Cet espace de travail doit permettre de se poser dans un échange réflexif en dehors du caractère instrumental et utilitariste de l’investissement professionnel (c’est souvent le cas par exemple des réunions de « partenaires » locaux). Seulement cette prise de recul ne doit pas être vécue de manière schizophrénique comme un détachement de la réalité. L’opérationalité et la recherche-action représentent deux niveaux d’implications qui ne s’opposent pas mais s’inscrivent dans un rapport au temps différent.

Si la recherche-action occupe un temps long (3 à 5 ans minimum), cela ne veut pas dire qu’il faut attendre tout ce temps pour tirer bénéfice de la recherche-action. D’une part, parce que la recherche-action possède des moments concrets d’expérimentation, ensuite chacun doit pouvoir réinvestir les acquis de la recherche-action au sein de son espace de travail habituel. Là aussi l’espace de travail en recherche-action peut aider chacun à négocier cette articulation (voir également, reconnaissance professionnelle en Q5).

4- Est-ce un peu plus de la recherche que de l’action ou un peu plus de l’action que de la recherche ?

Tout tend à séparer la recherche de l’action. L’esprit bien cartésien de notre culture ne semble pas pouvoir concevoir l’articulation autrement qu’en termes d’opposition irréductible. Les acteurs reprocheront à la recherche-action de n’être pas assez opérationnelle (voir Q3), les chercheurs de n’être pas assez scientifique (voir Q8). Posé de cette manière, il est en effet impossible de résoudre le problème.

Or, ce qui est important dans la recherche-action, ce n’est ni la recherche en soi, ni l’action en soi mais le tiret qui les unit. Car pour les unir, il nous faut être un peu plus qu’un acteur ou qu’un chercheur, mais aussi créateur. Cette création se concrétise d’abord par l’ouverture d’un nouvel espace de travail. En cela, la recherche-action rappelle que la création n’est pas uniquement un processus artistique mais également social.

Vivre l’entre-deux n’est jamais simple, car la recherche-action ne peut se définir a priori par un cadre établi et reconnu comme les corporations professionnelles. C’est le cas des praticiens qui appartiennent à des corps constitués (animateur socioculturel, opérateur culturel, travailleur social, etc.), de même pour les chercheurs (universitaire, expert, consultant, etc.).

L’inconvénient d’une vision de l’entre-deux, c’est qu’il se définit par ce qu’il n’est pas (ni tout à fait action, ni tout à fait recherche ; ou un peu plus qu’action, et un peu plus que recherche). Nous finissons par attacher plus d’importance à ce qui borde l’entre-deux que par ce qui le constitue intrinsèquement.

C’est pour cela, que nous ne parlons pas d’entre-deux mais d’espace de travail qui éclaire différemment des situations humaines. Les personnes ne sont pas alternativement en recherche et en action, dans une bulle virtuelle et dans l’engagement réel, cela deviendrait vite insupportable à gérer (voir Q3) ; ils sont dans un processus de travail qui ouvre un espace en coopération avec d’autres, quels que soient leurs qualités et leurs statuts.

La recherche-action ne nous oblige pas à quitter notre identité socioprofessionnelle, elle permet au contraire de l’enrichir.

Les personnes en présence créent leur propre espace de travail en fonction des problématiques qui les préoccupent et s’approprient les outils nécessaires. Cet espace peut prendre la forme concrète de réunion de groupes, mais la recherche-action est en premier lieu une disposition, un état d’esprit et un état du mouvement qui touche toutes les facettes de nos engagements individuels et sociaux. Autrement dit, nous portons cet espace partout où nous créons ou participons à une nouvelle situation. C’est le cas lorsque nous développons des expérimentations.

La situation est la base de travail de la recherche-action en tant qu’unité de mesure élémentaire de la réalité humaine, proche des manières de vivre et des pratiques, celles que chacun utilise pour comprendre et modifier son rapport au monde. Les situations sont des espaces à la fois concrets et complexes où se déroule une série d’événements, d’actions et d’interactions entre des individus impliqués dans ce même espace.

Une situation n’est pas « action » ou « recherche », elle appartient à cette écologie humaine, individuelle et sociale, l’espace du réel où les individus et les groupes définissent leurs positions.

5- Comment l’engagement en recherche-action peut-il être reconnu professionnellement ?

Les personnes qui développent un travail par la recherche-action ont souvent une grande expérience de terrain, une compétence approfondie dans différents domaines professionnels, sans obligatoirement avoir la reconnaissance institutionnelle ou universitaire correspondante.

La recherche-action n’est pas une catégorie professionnelle ou universitaire. Il n’existe pas de diplôme « en » recherche-action mais des diplômes « par » la recherche-action tels que les études supérieures (BAC+4) du Diplôme des Hautes Études en Pratiques Sociales (DHEPS) proposé par le Collège Coopératif de Paris.

Le plus difficile est de pouvoir poursuivre un engagement sur le terrain et entamer des études relativement lourdes. Nous retrouvons la dichotomie classique entre recherche et action que tout notre environnement prédispose (voir Q4).

Souvent ceux qui reprennent des études quittent leur champ professionnel, le réinvestissent rarement et leur savoir ne profite pas à un développement régional. C’est l’évolution caractéristique des dernières décennies lorsque nous constatons un appauvrissement de l’action en milieu populaire, le non-renouvellement des cadres populaires, l’absence de mouvements capables de redéfinir les rapports sociaux.

La création d’espaces régionaux de recherche-action est une autre manière de valider par les pairs engagés dans le même processus, les cursus « in vivo », dans le contexte même où s’exercent les expérimentations.

À côté des validations universitaires du type DHEPS, d’autres formes intermédiaires de reconnaissance peuvent se concevoir en termes de validation des acquis, diplômant ou non. Ces validations peuvent prendre l’aspect de module spécifique mais doivent se concevoir dans une démarche d’ensemble.

C’est l’un des buts expérimentaux de la plate-forme inter-régionale que nous mettons en place avec l’Institut National de la Jeunesse et de l’Éducation Populaire (INJEP) et le Collège Coopératif de Paris. Ainsi, l’articulation entre espaces régionaux et expérimentations, est une manière de répondre à cette question : comment intégrer recherche-action, formation et développement dans un même espace de travail où les mobilités socioprofessionnelles prennent place dans une cohérence globale ?

6- Comment concrètement poser les premières bases d’une recherche-action ?

La recherche-action commence toujours par une insatisfaction profonde, un questionnement qui ne trouve pas de réponses dans les savoirs classiques, l’intuition que des processus fondamentaux se jouent même si nous ne pouvons pas encore les définir ni même les percevoir, une attente, un désir d’aller plus loin…

Il faut qu’il y ait cette mise en œuvre initiale d’une démarche de recherche au sens large, même si l’œuvre se dessine en creux et prend la forme d’une énigme (c’est le propre de chaque œuvre). La recherche-action ne peut s’appuyer que sur une démarche libre et volontaire.

Ensuite, pour que des personnes se regroupent un moment donné dans un espace donné, sachant qu’il n’y a pas obligatoirement au début de liens affinitaires ou autres connivences sinon la volonté commune de se réunir, il faut que l’intérêt de ce regroupement dépasse la somme des intérêts individuels (non par ce qu’il est « supérieur » mais parce qu’il est autre).

Cet intérêt « autre » peut être social, culturel, artistique, politique, économique… souvent à la croisée de ces différents domaines. La difficulté réside au début dans une multitude d’attentes émanant d’acteurs à l’histoire culturelle et aux habitudes professionnelles divergentes. Cette diversité socioprofessionnelle et l’éclectisme des sujets abordés ne doivent pas effrayer. Elles sont gage d’ouverture et de richesse même si de prime abord, il est difficile de percevoir un ensemble cohérent.

Par décantations successives, il est possible de laisser se déposer le subsidiaire pour qu’apparaisse l’essentiel. Nous appelons ce travail « problématisation ». Il doit pouvoir énoncer les préoccupations de chacun sous la forme d’un problème public, visible et compréhensible par tous, renvoyant à des réponses d’intérêt général.

Il arrive que la problématique à l’origine des premières réunions ne soit pas finalement retenue. Nous distinguons pour cela les problématiques de travail des problématiques finales. L’apport d’un chercheur peut être utile car il fournit des éléments de problématique déjà expérimentés qui peuvent, comme un jeu de Lego, s’emboîter avec les matériaux de chacun et prendre le sens d’une globalité dans la manière d’aborder les questions.

La problématique n’émerge pas simplement dans la confrontation des prises de position individuelle mais aussi dans l’observation directe des réalités de terrain. La question n’est pas de voir ce que nous avons sous les yeux mais la manière dont nous le voyons. Nous distinguons en cela la notion d’éclairage à celle d’éclairement. L’éclairage met en valeur d’où part la lumière (points de vue dominant de celui qui étudie), l’éclairement souligne la manière dont est reçue la lumière (comment les processus socioculturels nous éclairent sur notre questionnement). Nous pouvons alors rendre visible une autre réalité des ressources territoriales et nous parlons d’une « autre géographie des relations humaines ».

Nous prenons cette région (qui n’est pas la région administrative) comme échelle de l’espace de travail en recherche-action. La grandeur de cette échelle ne peut être déterminée à l’avance, elle découlera de la mise en place du processus. Le critère principal est de favoriser au maximum la mobilité et ne pas s’enfermer dans les dispositifs territoriaux qui pourraient renforcer un cloisonnement ou une stigmatisation (exemple des « quartiers populaires »).

La problématique est une plate-forme de rencontre, un référentiel pour ensuite agir sur la réalité, poser des hypothèses et expérimenter des situations qui produiront de nouvelles connaissances, apporteront des réponses et renverront à des enjeux généraux.

Cette problématisation peut prendre un certain temps pour émerger, un travail de prise de conscience est souvent le préalable (voir Q3). Le chercheur peut là aussi jouer un rôle par une série d’entretiens individuels ou collectifs appelés « feed-back » parce qu’ils retournent en temps réel la connaissance et permettent aux intéressés de travailler sur leur propre production.

Dans un second cycle de travail, la recherche-action doit pouvoir aboutir à la constitution de ce que nous appelons un « chercheur collectif ». C'est quand le groupe de travail prend en charge totalement ce processus de conscientisation/problématisation et s’approprie — en particulier à travers l’écriture — les moyens de production de la connaissance.

En attendant que la base soit suffisamment sûre et le processus solidement ancré, il est nécessaire de construire un cadre de travail en rédigeant une charte (valeurs) et un protocole (procédure) pour garantir la stabilité du groupe et le suivi de sa progression. Il risque sinon de se disloquer sous les pressions extérieures (économiques, institutionnelles, idéologiques, etc.) dont les logiques sont souvent contraires au principe de la recherche-action (réciprocité, coopération, non-utilitarisme, disponibilité… ).

Ensuite il existe de nombreux pièges dans lesquels l’espace de travail peut de bonne foi se laisser enfermer tels que la dérive vers un dispositif d’expertise labélisant les actions ou un groupement corporatiste s’interposant entre les pouvoirs publics et les populations. Il est nécessaire de posséder un cadre de travail clair pour rester en vigilance constante.

Mais le plus difficile est sûrement de gérer cette fameuse articulation entre action et recherche (voir Q4). La tentation est grande de tomber d’un côté vers le « café philosophique », de l’autre vers l’activisme militant. C’est sur la fine crête de l’expérimentation que le mouvement d’oscillation trouve son équilibre.

7- Quels sont les secteurs d’activités et les problématiques concernées par la recherche-action ?

Historiquement la recherche-action a été portée par des courants étudiant la dynamique de groupe au sein des entreprises (approche psychosociale), les modalités d’apprentissage dans le système scolaire (sociologie de l’éducation).

Travailler avec des groupes restreints en milieu fermé, offre l’avantage de maîtriser un certain nombre de paramètres, ce qui facilite l’expérimentation et son évaluation : profil commun des acteurs, repérage des difficultés et constitution d’une problématique commune, intégration de la recherche-action dans l’environnement de travail, visibilité directe des effets de l’expérimentation, etc.

Le premier cycle de travail présenté en Q6, montre qu’il est tout à fait possible de construire une recherche-action en milieu ouvert. Cela demande évidemment d’autant plus de rigueur et de précision.

Il n’y a pas a priori de domaines et de problématiques qui échappent à la recherche-action. La faisabilité n’est pas une question de contenu mais de processus. Elle ne peut émaner que d’acteurs en mouvement, dans la conscience d’un état de recherche. À la différence de la science dite « positive », toute la force de la recherche-action réside dans son potentiel de développement et de transformation.

C’est pour cette raison que les problématiques touchant au développement humain et social sont particulièrement concernées (éducation, santé, éducation populaire, travail social, économie solidaire, coopération Nord-Sud, etc.).

Il est donc aussi logique que les acteurs qui animent la recherche-action partagent également les mêmes valeurs : l'esprit de coopération et de responsabilité sociale, de démocratie participative, de reconnaissance des droits individuels et culturels…

La recherche-action ne craint pas de répondre à des problèmes sociaux, d’étudier la complexité des dynamiques sociales et d'expérimenter dans la vie réelle.

La problématique que nous développons autour des espaces populaires de création culturelle est une manière de répondre à cette complexité d’un développement populaire en région par la création de nouveaux espaces de travail.

8- La recherche-action est-elle une vraie science ou simplement une méthodologie d’action ?

C’est souvent le reproche fait à la recherche-action par les sciences académiques : elle n’est pas une vraie science, à la rigueur une méthodologie de travail au service d’une science « pure » ou « dure ».

Dans la séparation du savant et du profane (voir Q2), la science académique place l’objectivité dans le principe que la connaissance est produite hors du contexte d’étude, le chercheur n’est pas impliqué par son objet. D’autres approches comme l’analyse institutionnelle ou l’ethnométhodologie, prouvent non seulement qu’une connaissance objective peut être produite en situation localisée, mais que certaines connaissances ne peuvent être obtenues autrement que dans une intervention directe en situation. Tout en maintenant une expérimentation rigoureuse, la recherche-action a sans doute été le plus loin dans ce principe puisqu’elle rend inséparable connaissance et transformation sociale.

Pourtant, la culture scientifique, particulièrement en France, est plus de tradition académique que pragmatique. C’est également une culture très littéraire qui confère à l’écrit un rôle central. La sociologie se prend d’ailleurs parfois pour un genre littéraire. De même, tout homme public qui aspire à une légitimité intellectuelle pense la trouver dans la reconnaissance académique en écrivant un livre.

Les fondateurs de la recherche-action pensent autrement : « Des recherches qui ne produisent rien d'autre que des livres ne suffisent pas. Cela n'implique en aucune façon que la recherche nécessaire soit moins scientifique ni moins noble que ce qui serait demandé pour la science pure dans le champ des événements sociaux. Je pense que c'est le contraire qui est vrai »[2].

Ce n’est pas l’écrit en lui-même qui pose problème, — C’est un outil indispensable — c’est la tendance au langage écrit, de figer le mouvement dès qu’il devient littéraire, c'est-à-dire objet de pouvoir (symbolique, culturel, économique) dans un champ concurrentiel spécifique.

Face au modèle académique du savoir, la valeur et l’essence de la recherche-action ne résident pas dans la reconnaissance d’un objet prédéfini dûment estampillé par le champ institutionnel qui légitimerait notre démarche, mais dans un processus producteur de conscience, de connaissance et de transformation.

Il s’agit de réinventer en permanence un vocabulaire, une grammaire en situation, dans un jeu d’interaction, d’appel réponse, telle une langue populaire qui évolue au rythme des rencontres et des contextes. En travaillant la réalité, le langage de la recherche-action innove en permanence d’autres manières de l’appréhender, de la traduire et de la retranscrire.

Ainsi, le langage de la recherche-action peut établir un jeu de correspondance entre des situations de vie et une problématique scientifique.

Pour poursuivre notre analogie, à l’instar des langues populaires qui opèrent par série de collage et de réappropriations des autres racines langagières, la recherche-action doit puiser dans l’ensemble des approches et doctrine scientifique déjà constituée pour construire son propre langage (sciences de l’éducation, de l’action, approches cognitives, psychosociologiques, philosophie de la forme, etc.).

Pour certains, c’est la preuve que la recherche-action n’est pas une science autonome, mais dépendante des autres. Il n’y a d’ailleurs pas d’« écoles » de la recherche-action ou de « maître à penser » de cette discipline. Pour nous, c’est au contraire le signe d’une richesse évolutive et d’une liberté dans la manière de reconstruire les paradigmes scientifiques pour être au plus près d’une compréhension de la réalité contemporaine.

9- Quand et comment peut-on estimer une recherche-action « réussie » ?

On ne peut pas évaluer la recherche-action comme un projet, l’action n’a pas une finalité opérationnelle mais expérimentale. Il s’agit d’apprendre quelque chose à travers la mise en œuvre d’un processus. Ce processus est bien réel car il modifie en profondeur les manières de raisonner, percevoir, agir, se positionner dans les rapports sociaux, gérer son rapport au monde, etc.

Il y a donc transformation de situations individuelles ou sociales, production de connaissance, capacité à analyser un contexte et poser des enjeux. Tout ceci confirme qu’une recherche-action porte ses fruits.

Cela se traduit rarement dans l’immédiat par des actions spectaculaires et des prises de position publique. Et quand des mouvements visibles se produisent, c’est dans un cadre général de développement, où il est difficile d’établir un lien de cause à effet mécanique entre la recherche-action et ce qu’elle provoque (c’est plutôt un lien de réciprocité organique entre production de connaissance et transformation des situations).

Les acteurs ne se revendiquent pas de la recherche-action, elle n’est pas une idéologie, une organisation ou un dispositif. Quant aux observateurs, ils s’attachent au résultat final, à ce qui est visible, à ce qui valorise leur position. Tout finit donc par écarter du champ de la reconnaissance le principal, le processus fondamental qui permet d’articuler action et recherche dans un même mouvement.

Le principe de recherche-action ne peut donc se vérifier que dans les pratiques effectives et les interactions en situation, à l’opposé d’une approche positiviste qui considère les faits sociaux comme des objets extérieurs d’études.

Ici, l’espace de travail qui se construit autour de la recherche-action prend toute son importance. Il est le seul capable de rendre visibilité et en temps réel le processus.

Pour cette raison, il est important que tous les acteurs en présence participent à l’ensemble des phases de travail et s’approprient au fur et à mesure les éléments de connaissance produits. Les outils doivent pouvoir être employés de manière consciente, appropriée et systématisée afin d’être le plus proche des résultats et des effets désirés.

En établissant un même cadre de travail où les acteurs s’accordent sur des critères communs, la mise en réseau des espaces de recherche-action dans différentes régions permet d’établir une comparaison enrichissante, d’engager une généralisation à partir de situations locales.

C’est l’un des objectifs de la plate-forme inter-régionale que nous sommes en train de constituer et qui permettra de forger des référentiels qui manquent aujourd’hui pour évaluer les processus.

10- Pourquoi faire compliqué lorsque que l’on peut faire simple ?

La complexité et d’une certaine manière le chaos sont des principes fondamentaux de la vie, du mouvement et de la démocratie. Un simplisme poussé à l’extrême et une idée particulière de l’ordre conduisent à un emprisonnement des forces vives et, dans leur version idéologique, au fascisme.

La recherche-action est une science de la complexité, ce qui ne veut pas dire que son abord est compliqué. La complexité qualifie la manière dont nous prenons en compte les situations humaines. Nous les comprenons comme des systèmes dynamiques. À la différence de la démarche analytique classique qui sépare les éléments d’une situation, nous estimons que la connaissance des situations implique une compréhension globale qui s’affine progressivement par approximations (série d’évaluations approchées) et expérimentations.

Les acteurs sur le terrain posent naturellement une cohérence dans leur manière d’appréhender leurs situations de vie. Ils ne conçoivent pas par exemple de séparation entre l’art et le social, entre la culture et la socioculture. Ils adoptent logiquement une approche de la complexité. C’est ce que nous présentons à travers l’idée de formes populaires (d’ailleurs, la recherche-action s’est inspirée à ses débuts pour se construire en tant que champ spécifique de la théorie de la forme ou « Gestalt-théorie »).

Les modes habituels de conception (séparation action/recherche), d’organisation (séparation en lieu « culturel », « social », etc.), de financement (séparation aide à la création, à l’insertion, etc.) provoquent des cassures, des « chaînons manquants » dans les processus.

Bien souvent toutes les ressources sont monopolisées pour résoudre les problèmes générés par les institutions elles-mêmes plutôt que de s’attacher aux réels problèmes que nous renvoient les situations socioprofessionnelles. C’est le cas de toutes les logiques de médiation entre les instances publiques et les populations mises en place ces dernières décennies, jusqu’à la création de corps professionnels spécifiques.

La recherche-action s’oppose à la parcellisation des actions et des savoirs, à l’ordre hiérarchique des compétences, à la verticalité des programmes et à la linéarité des projets. Elle peut se comprendre ici comme une « science radicale », non dans un aspect militant, ou comme opposition simpliste et bornée aux appareils institutionnels qui par ailleurs ont leurs rôles et leurs utilités ; c’est une radicalité scientifique dans le sens où la prise en compte de la complexité exige dans notre manière de penser et d’agir une rupture épistémologique et existentielle.

Cette intelligence des situations dont nous avons déjà parlé (voir Q2) opère un changement effectivement radical qui peut provoquer des conflits ou des rapports de forces. Non seulement, cela n’est pas négatif, mais c’est inséparable à l’exercice de la citoyenneté, à la régulation des rapports sociaux et à une refondation d’un cadre commun aux modes de participation à la société.


[1] LEWIN K. [1947], « Chanel of group life ; social planning and resarch-action », Human relations Vol. 1.

[2] LEWIN K. [1947], « Chanel of group life ; social planning and resarch-action », Human relations Vol. 1.