5,3 - LECTURE CRITIQUE DE HUGH MEHAN(par Ruth Canter Kohn)
L'ouvrage de H. Mehan, Learning Lessons (*) s'organise autour de neuf brèves séquences d'échanges verbaux entre une institutrice (**) et ses élèves de cours préparatoire, au cours de plusieurs "leçons", dans une école publique de San Diego, en Californie. Le but de l'auteur est double : faire la démonstration de la méthode de recherche qu'il nomme "l'ethnographie constitutive", et faire ressortir :
a) les "structures" implicites des échanges enregistrés ainsi que
b) le "travail interactif" qui produit ces structures.(*) Hugh Mehan, Learning Lessons : Social organisation in The Class room, Cambridge, Massachusetts, Harvard Univ. Press.
(**) Elle-même chercheur par ailleurs, ayant voulu retourner pendant un an dans une classe.L'ouvrage de Mehan est basé sur un certain nombre de prémisses, dont deux me paraissent fondamentales. La première, concernant l'interaction, est de Garfinkel les structures sociales sont des résultats d'interactions (18) (***). Mehan précise : "Pour une théorie de l'interaction, la connaissance de la structure des leçons sera utile, afin de comprendre la négociation des significations, l'utilisation du langage et les constructions des comportements dans un contexte social."(33) La seconde prémisse concerne la fonction de la langue :
l'acte langagier est conçu comme un acte social, engageant des partenaires, et non pas en tant que représentation de la pensée."Une fonction langagière particulière (donner une directive, féliciter, promettre) peut être réalisée par plusieurs formes grammaticales... Suivant le contexte, les énoncés prennent des significations différentes." (13) « Un acte (langagier ou para-langagier, gestuel) possède une gamme de significations potentielles... La signification d'un acte langagier donné n'est pas contenue dans sa structure interne. Au contraire, la signification réside dans l'assemblage réflexif des actes... en séquences interactives." (64) "L'apparition de la deuxième partie d'une séquence donne signification à la première partie."(63)
(***) Les chiffres indiquent les numéros de page de l'ouvrage. Les traductions en français sont de moi-même.
Aussi importante que les prémisses est "la conviction" de Mehan que « la compréhension des processus d'interaction a des conséquences pratiques pour l'éducation... pour nous informer à propos de l'influence de la scolarité. (33)
Sur ces bases, Mehan propose et met en oeuvre une « stratégie de recherche » qu'il intitule "l'ethnographie constitutive" : "La description de l'organisation sociale d'événements quotidiens, routiniers... du travail interactif des participants qui assemble la structure de ces événements..."(8) « ... comment, à partir du travail de structuration, émergent les faits sociaux, pour devenir extériorisés et contraignants, faisant partie du monde, à fa fois de notre fabrication et audelà de notre fabrication."(18) « Le but de l'analyse constitutive... est la production d'une grammaire qui rend compte de la structure d'événements sociaux » (75), l'unité d'analyse étant le fait et non pas la phrase. L'événement social étudié est celui que chercheur et participants s'accordent pour appeler "leçon".
Le chapitre 2, "La structure des leçons" démontre et nomme l'organisation hiérarchique et séquentielle des morceaux de leçons enregistrés. Le chapitre 3, « Le processus de structuration des leçons », sous-titré "Le problème de l'ordre dans la classe", rapporte en détail comment cette organisation se fait »... en examinant ce que font enseignant et élèves pourproduire le caractère organisé des leçons... les procédures utilisées pour accomplir les objectifs de l'enseignant au cours des leçons. » (83) On trouve un « mécanisme d'allocation des tours »un certain nombre de « conventions » à respecter, et des comportements de "rétablissement de la situation" de la part de l'enseignant, face à des ruptures dans le fonctionnement prévu. (Ce travail de "rétablissement" prend une importance particulière, car il « révèle et informe ce qui normalement se dérobe à la vue » (96).) L'assimilation de ces structures par les élèves leur donne les "compétences" nécessaires à la réussite scolaire, ce qu'examine le chapitre 4, « La participation compétente à la situation de classe ».
"Qu'est-ce que les élèves doivent savoir et faire afin d'être jugés productifs et de réussir aux yeux des autres, plus particulièrement aux yeux de l'enseignant?"(133)
Le dernier chapitre, "Conclusions", reprend les grandes lignes de l'ensemble, désigne quelques pistes de recherches futures, et propose des fonctionnements pédagogiques et des modes de socialisation alternatifs au modèle décrit centré sur renseignant. Mehan réitère fréquemment ses critères méthodologiques de recherche, ses critères de scientificité.
1) Le recouvrement des matériaux bruts : « préserver les matériaux, afin de pouvoir les récupérer tout au long de leur transformation en données et au cours de l'analyse p, pour que toute personne puisse consulter ces sources et bases d'inférence. (19-20) Ce recouvrement est opéré ici par ('enregistrement en vidéo et la transcription des séquences.
2) Le traitement compréhensif des données : « ... construire un modèle qui rend compte de chaque cas d'interaction enseignant-élève dans les neuf leçons du corpus. » (20) « ... parce que les personnes en situations sociales produisent sans arrêt du sens... les anomalies doivent être analysées (autant que la routine)."(20).
3) La convergence entre les perspectives du chercheur et celle des participants : "Un but de l'ethnographie constitutive est de décrire l'organisation des événements sociaux d'une manière acceptable aux participants" (27), presque comme preuve d'exactitude. « Je veux être sûr que le modèle (descriptif de l'interaction) est réellement utilisé par les participants également... Je ne vois pas l'objectif de mon analyse comme la présentation de résultats inattendus. Au contraire, je vois un but principal de l'ethnographie constitutive comme la présentation d'informations que les participants " savent " déjà mais n'ont peut?être pas pu formuler... la surprise n'est pas un critère de valeur." (173) Il cite Garfïnkel à ce sujet : « Les études ethnométhodologiques ne sont pas destinées à formuler ni à argumenter des correctifs... il ne peut avoir matière à dispute ni à correction dans le raisonnement sociologique pratique. » (175)
4) Le niveau interactionnel d'analyse : trouver « une petite série de règles récursives de codage... qui décrit complètement l'organisation de l'événement... localiser les mécanismes organisateurs des leçons dans l'interaction... » (23) « Un but de cette recherche est de circonscrire l'analyse à l'interaction, localisant dans les comportements des participants la description des procédures utilisées afin de maintenir l'organisation sociale des leçons. Dans l'examen des anomalies, ceci signifie que l'on évite des références .à des caractéristiques de personnalité, des états motivationnels, ou d'autres mentalismes, .... sauf si l'influence de telles conceptions peut être localisée dans les comportements et les paroles des participants. » (106-107)
Réactions et questions
Lorsque Georges Lapassade, m'a demandé de présenter le livre de Mehan, il a donné comme raison : "Tu es américaine, tu travailles sur l'observation, tu poursuis des recherches en Sciences de l'Education en France, tu es la mieux placée pour en parler."
"Bien", ou "mal" placée ? Je ne saurais le dire ; je tiens à signaler, toutefois, quelques éléments de mon parcours qui colorent nettement mes réactions à cet ouvrage.
J'ai fait mon "Bachelor of Arts" à Columbia University. Là j'ai connu la sociologie de Lazarsfeld et Komarovsky, où le sociologue ne disait pas sa place, ne faisait que décrire et nommer les phénomènes sociaux, que je connaissais déjà, avec des mots savants qui ne m'apportaient rien de plus. J'ai quitté la sociologie pour ces raisons. J'ai également connu la psychologie expérimentale, où, bonne élève que j'étais, j'ai bien rédigé les rapports d'expérience dans le style exigé : rationnel, ordonné, détaillé. Je ne voyais pas trop leur sens pour la vie, et j'ai aussi laissé derrière moi cette psychologie.
Je suis arrivée en France en 1969, et à Paris 8, Sciences de l'Education en 1971, où le ferment intellectuel, social, politique, affectif de l'après-68 m'a ouvert bien des horizons et a bouleversé un certain nombre de positions de départ. Mes premiers cours concernaient l'observation de la classe. J'ai découvert les grilles d'observation, outil idéal à mes yeux de l'époque, mais vite remises en question par les étudiants puis par moi-même. Depuis, j'ai cheminé lentement vers .une perspective plus heuristique que descriptive de la situation d'observation. Des questions épistémologiques - dont celles de la
relation "observateur" et "observé", des multiples facteurs en jeu dans la situation d'observation, des interactions entre "le rationnel" et "l'intuitif" dans le processus de construction de connaissances - y tiennent une place importante.En ce qui concerne l'ethnométhodologie, je n'ai lu pour l'instant que le livre dont je parlerai ici, qui, me dit Lapassade, est la mise en oeuvre dans le contexte scolaire des positions théoriques de Garfinkel. Je ne peux pas me prononcer à ce sujet. Je ne peux que faire part des premières questions que le livre évoque pour moi, sa manière de me "parler", autant par son contenu que par son langage.
Réactions "affectivo-intellectuelles"
La recherche de Mehan m'a remise dans l'esprit de mes études universitaires. Son grand intérêt réside dans la perspicacité de certaines descriptions et analyses du "travail interactif" dans la classe on saisit bien le processus de socialisation/normalisation à l'oeuvre à l'école. Mais ces énumérations sont livrées dans un langage qui pour moi est fade, ennuyeux, sans élan ni densité. Je vois mis à plat ce que je sais déjà, bien écrit sur un seul plan, je n'ai guère rien appris de neuf, d'incitatoire.
La description fidèle de ces comportements ordinaires ne fait pas appel à l'esprit "critique" que j'en suis venue progressivement à apprécier. Esprit de chercheur qui, à cause de son optique particulière, disciplinaire, opère une "coupe" d'un point de vue autre que celui du participant. Esprit positionné idéologiquement, permettant ainsi d'entrevoir les conditions de sa production de connaissances. Esprit "poétique" parfois, qui restitue la mouvance et la subtilité des faits humains.
Un seul niveau d'explication, "l'interaction", aussi pertinent soit-il, poursuivi logiquement et jusqu'à ses limites, me laisse insatisfaite. Analyser "les fonctions" des énoncés, une analyse parmi d'autres également possibles, ne me semble pas une procédure neutre hors "correction" éventuelle. Ces catégories de découpage des séquences ne sont sûrement pas non plus les seules qui "correspondent" à une lecture par les participants, même si l'on veut maintenir ce critère méthodologique. D'autres dimensions jouent nécessairement et simultanément comme facteurs explicatifs de ces mêmes situations. La "réalité" humaine dépasse toute explication univoque, et cela d'autant plus une explication qui se veut "complète" : à la fois expliquer tout, et tout expliquer totalement.
Ces quelques points renvoient en fait aux fondements épistémologiques de chacun. Si le lecteur se rappelle les critères méthodologiques de Mehan, il s'apercevra que certains points que je récuse sont justement ceux mis en avant par lui.
Questions polémiques
J'aborderai ici deux questions seulement, pour entamer le débat de fond.
1) Ma réaction « épidermique au style de Mehan m'avertit d'un premier questionnement : quelle est la relation dans cette recherche entre son "contenu" et son "contenant", entre "le fond" et "la forme" ?
Les concepts d' "usage performatif" et "usage constatif" du langage (*) m'ont permis d'éclaircir ma question. Le performatif est l'usage qui a pour but d' "altérer le réel dans la direction d'un désir", le "constatif" celui qui "postule un réel qui a une existence et une forme indépendantes du langage, (dont) le but est de décrire ce réel de façon la plus exacte possible".
(*) Distinction conceptuelle développée par Yvon Pépin dans "La performance des sciences humaines : vers une psycho-sociologie de l'activité scientifique", Colloque sur le "Renouveau méthodologique en sciences humaines", Université du Québec à Chicoutimi, avril 1984, document photocopié, citations de pages 6 et 5. Pépin emprunte ces concepts à Austin, Quand dire c'est faire, Paris, Seuil, 1970.
La deuxième prémisse, citée dans ma présentation de l'ouvrage de Mehan, conçoit l'acte langagier dans ses effets, comme acte social. La recherche montre, détail sur détail, la "performativité" du langage : comment les actes langagiers (et para-langagiers) de chacun contribuent à la production des structures sociales toujours en cours de structuration ("altérer le réel..."), encadrés et dirigés par les objectives de l'enseignant (" ... dans la direction d'un désir"). Les résultats, par contre, sont présentés dans un langage hautement "constatif", comme valeur de vérité sans conteste. La conception du langage qui fonde la recherche ne parait pas s'appliquer à sa propre mise en forme.
Impossibilité, dans un ouvrage nécessairement linéaire ? Différence involontaire de la part du chercheur, ou volontaire, et si oui, pourquoi? Question non-pertinente, car tout langage, « constatif » y compris, joue dans les jeux d'influence entre personnes et groupes ? Quelle que soit la réponse, la différence me semble à marquer et à théoriser, matériel complémentaire et recul du chercheur particulièrement pertinents dans le cadre d'une recherche consacrée aux fonctions du langage, réflexion qui contribuerait à éclaircir les positions fondatrices de l'ethnographie constitutive.
2) A partir de mon insatisfaction avec un seul niveau d'explication, ma deuxième réflexion s'appuie sur l'approche de Mehan aux anomalies d'interaction repérées. Je reprends les étapes de son argumentation.
Lorsque, en dehors des "circonstances normales", le modèle interactionnel établi "ne décrit pas de manière adéquate la structuration de l'organisation entière des leçons du corpus, il faut poursuivre l'analyse... jusqu'à découvrir l'organisation de tous les cas d'anomalie". (106) Il faut "...employer le contexte de façon contrôlée et mesurée afin d'assembler un modèle plus complet de la structuration des leçons". (107) Dans ces cas, donc, on fait appel à des facteurs hors de l'interaction, tels que l'origine des élèves, les caractéristiques des enseignants, la qualité des écoles, etc., « facteurs qui existaient auparavant et qui entourent actuellement l'assemblage d'événements particuliers ». (121) Appel acceptable si leur influence est observable et si on peut expliquer cette influence en termes d'interactions, L'ethnographie constitutive prend la position de limiter l'utilisation de caractéristiques disposition ne lles et de facteurs du milieu comme appareils explicatifs lorsque leur influence ne peut pas être localisée dans l'interaction." (121)
Ces règles, étant appliquées, restent quatre séquences inexpliquées, à propos desquelles Mehan écrit : "Plutôt que de fonder mes analyses sur des spéculations, je préfère laisser la question ouverte." (120).
Repoussant ainsi l'éventualité d'explications hors du travail interactif jusqu'aux frontières de sa recherche, frontières constituées par les cas limites, Mehan situe clairement où s'arrête son modèle explicatif - et où pourrait intervenir un autre modèle qu'il n'évoque pas.
Il annonce sans ambiguïté sa position et ses règles scientifiques, et les met en oeuvre avec une grande rigueur. Les idées qu'il avance pour des recherches futures continuent dans le même sens, permettant d'étendre les applications de l'ethnographie constitutive à des champs voisins, par exemple les stratégies de socialisation entre enfants en situation scolaire informelle. De cette façon, le territoire d'explication de cette méthode serait élargi, toujours au seul et même niveau.
Néanmoins, située comme je le suis dans une autre perspective épistémologique, ces cas inexpliqués me posent encore question. Si d'autres facteurs ou d'autres types d'analyse sont nécessaires pour comprendre ces cas-limites, est-ce que ces mêmes facteurs ne joueraient pas égaiement dans tous les autres cas ? Ma proposition de recherches à entreprendre serait le retour aux mêmes séquences, non pas pour compléter le modèle premier, mais pour développer une optique supplémentaire. Pour superposer un deuxième - ou nième - modèle explicatif au premier, en cherchant les articulations et les pondérations entre ces modèles, dans des conditions diverses, selon une attitude "complémentariste" (*).
Cette proposition sort du domaine de Mehan, mais je regrette ne pas l'avoir rencontrée dans son livre. Les frontières d'une approche peuvent devenir ouvertures pour une autre, afin de comprendre le comportement humain dans son "épaisseur".
(*) Voir Georges Devereux, Ethnopsychanalyse complementariste, Paris, Flammarion, 1985.
(*) Voir : Ethnomethodology, ed. Roy Turner, Penguin Book, 1974.