Pratiques de formation (analyses), Ethnométhodologies, ( Université de Paris VIII), 1985.

numéro spécial de la revue Pratiques de formation, numéro double 11-12.

Sommaire du numéro 11-12
 
3,1 - RACINES PHENOMENOLOGIQUES DE L'ETHNOMETHODOLOGIE

(par Benetta Jules-Rosette)

L'ethnométhodologie, qui est l'étude de l'interprétation située de l'action humaine, s'est présentée, en partie, comme un effort visant à réévaluer certains aspects des théories de l'action sociale, y compris l'approche de Parsons. Dans sa thèse de doctorat, écrite sous la direction de Talcott Parsons, Harold Garfinkel (1952) mettait en doute les interprétations de Parsons concernant l'ordre normatif en société et la subjectivité. Lorsqu'il rassemblait les données pour sa thèse, Garfinkel eut de longues discussions avec Alfred Schütz et il consacra une grande partie de sa thèse à l'exposition et à l'analyse des idées de Schütz. Plus tard, Garfinkel soulignera (Garfinkel et Sacks, 1970 : 341-342) :

Alfred Schütz a mis à la disposition des études sociologiques les pratiques de la connaissance quotidienne des structures sociales des activités quotidiennes, de circonstances pratiques, d'activités pratiques et du raisonnement sociologique pratique. Sa contribution originale est d'avoir démontré que ces phénomènes ont leurs propres caractéristiques et qu'ainsi ils constituent en eux-mêmes un domaine légitime d'investigation. Les écrits de Schütz nous fournissent d'innombrables directives pour nos recherches sur les circonstances et les pratiques de l'investigation sociologique pratique... Ils fournissent la justification empirique d'une perspective de recherche qui est caractéristique des études ethnométhodologiques.
Garfinkel reprend les idées de Schütz sur la nature située de l'interaction sociale et il en tire des applications empiriques. L'interprétation par Garfinkel des éléments cognitifs de l'action mène directement à la signification des comportements sociaux. Là où Parsons estime que la stabilité est assurée par l'utilisation commune de codes culturels et d'orientation de valeur, Garfinkel se demande plutôt comment les acteurs en arrivent à négocier, connaitre, utiliser, et reproduire de telles significations. Selon Garfinkel (1967 : 30) : "L'image appropriée d'une compréhension commune est donc une opération plutôt qu'une intersection ordinaire d'ensembles qui se recouvrent."

Par quelle méthode l'acteur arrivet-il à cette "opération" Dans le but de découvrir ce résultat, il est fondamental d'analyser la façon selon laquelle une "typification" est perçue et attribuée aux événements et quelles caractéristiques leur sont données pour qu'ils paraissent normaux et stables. Ce procédé s'accomplit par les stratégies de présentation de l'acteur et par le travail interprétatif du langage dans le contexte social. Pour l'ethnométhodologie, la question de l'interprétation devient un problème principal de pratiques qui se situent dans le discours et l'interaction sociale.

Le problème très discuté de rationalité, qui n'était pas résolu dans la première partie du dialogue entre Parsons et Schütz (Schütz, 1964 : 64-65), ressurgit dans les premiers travaux de Garfinkel. Garfinkel (1967 : 267-268) indique plusieurs stratégies interprétatives qui pourraient être conçues comme des types d'action rationnelle. Suivant l'exemple de Schütz, Garfinkel (1967 : 270) affirme que les nationalités scientifiques sont des expressions qui "ne se manifestent comme des caractéristiques stables d'action, et comme des idéaux acceptables, que lorsqu'il s'agit d'actions déterminées par une attitude d'élaboration de théorie scientifique". Utilisant le concept phénoménologique "d'attitude", ou les thèmes sous jacents qui organisent des perceptions et les activités sociales, Garfinkel déclare que l'utilisation stricte de l' « attitude scientifique » idéalisée est en grande partie inapplicable aux interactions quotidiennes.

Le problème serait mieux défini en termes de variables dont les événements sont organisés et interprétés que ce soit par l'acteur scientifique ou ordinaire. Plus généralement la critique par Garfinkel du concept de Parsons de l'action "rationnelle" a surpassé le modèle préliminaire de Schütz en suggérant que les caractéristiques fondamentales de l'interprétation et de l'expression (i.e. l'usage de la langue naturelle) devraient être intégrées comme variables critiques de l'analyse de l'ordre social, de 'action et des situations.

Pour l'ethnométhodologie, le langage devient une clef importante pour comprendre l'interaction sociale. II ne s'agit pas tant de considérer le langage en termes de ses caractéristiques syntaxiques formelles, mais de le considérer en termes de la pragmatique de son utilisation contextuelle. Garfinkel n'utilise pas l'expression "maitrise de la langue naturelle" ( " natural language mastery" ) dans un sens strictement linguistique. Au contraire, il implique l'ensemble de l'action sociale et le raisonnement de l'acteur. Dans les versions les plus récentes de l'ethnométhodologie, Garfinkel élimine le concept de sujet et le remplace par "maîtrise par l'acteur de la langue naturelle". Garfinkel et Sacks (1970 : 342) déclarent :

La notion de membre est au coeur du sujet. Nous n'utilisons pas le terme pour parler d'une personne. Il s'applique à la maîtrise de la langue naturelle.
La subjectivité n'est plus en question dans cette formulation. II s'agit plutôt de la maîtrise des aspects des cadres sociaux et de la connaissance commune nécessaire à l'interaction On considère que les caractéristiques de la structure sociale sont rendues évidentes dans et par le langage. Garfinkel et Sacks (1970 : 352) utilisent le prédicat « faire » pour désigner une relation entre le discours et l'action et pour analyser le langage comme une caractéristique de l'interaction sociale. II est à noter que ce concept est analogue à la notion de modalités de l'action développée par la sémiotique structurale française (Greimas et Courtés, 1979 : 230-232). Dans les deux cas, une des questions principales concerne le rôle du langage dans l'encadrement de l'action située et de son interprétation.

Par conséquent, nous voyons que l'ethnométhodologie utilise des idées tirées de la philosophie phénoménologique pour ses propres buts - l'analyse contextualisée de l'action sociale. Garfinkel fait appel au concept de Merleau-Ponty du champ phénoménal pour situer l'action sociale dans un cadre temporel. Ainsi, il souligne la fluidité de l'action dans la vie quotidienne. De même, Garfinkel fait allusion à la phénoménologie de Heidegger et à la psychologie phénoménologique de Georges Gurvitch.