Pratiques de formation (analyses), Ethnométhodologies, ( Université de Paris VIII), 1985.

numéro spécial de la revue Pratiques de formation, numéro double 11-12.

Sommaire du numéro 11-12
 
2,6 - LA DESCRIPTION EN ETHNOMETHODOLOGIE

(par Benetta Jules-Rosette)
 

A) La sociologie comme maladie

Les premières études en ethnométhodologie étaient basées sur des exercices et des observations, y compris les travaux des étudiants dans les cours de Garfinkel. Un des exercices était un travail "d'observation participante" dans la famille de chaque étudiant. Les étudiants devaient prendre le rôle d'ethnographe dans leurs propres familles. Garfinkel a reçu 35 descriptions ethnographiques d'étudiants qui avaient pris le rôle d'étrangers dans leur propre famille.

Les étudiants créaient un sens de distance artificielle dans leurs relations familiales. Ils essayaient d'enlever toute émotion de leurs interactions et de leurs comptes rendus des épisodes familiaux. Voici un exemple (Garfinkel, 1967 : 45)

Un homme de petite taille entre dans la maison, m'embrasse et me demande : « Comment vas-tu ? » Je réponds poliment. Il marche vers la cuisine, embrasse la plus jeune des deux femmes et dit bonjour à l'autre. La femme la plus jeune me demande : " Qu'est-ce que tu veux pour diner, chéri ?" Je réponds "Rien". "Elle hausse les épaules et elle ne dit rien. L'autre se met à cuisiner en balbutiant. L'homme se lave les mains, se met à table, et commence à lire son journal. Il lit pendant que les femmes mettent le couvert. Les deux femmes se mettent à table. Elles parlent des événementsde la journée et elles rient. La vieille dame dit quelque chose dans une langue étrangère qui fait rire tout le monde.
Garfinkel utilise l'expression "behaviorized descriptions" pour décrire le compte rendu de cet étudiant. L'étudiant s'efforce d'ôter toute émotion de son compte rendu. Il n'y a pas de références aux connaissances quotidiennes, aux événements biographiques, ou aux motifs affectifs des acteurs. Selon Garfinkel ces descriptions représentent une amnésie sociale - l'oubli total de la connaissance normale et quotidienne des structures sociales et de leur typicalité. Cette amnésie sociale peut être considérée comme une maladie. En réponse à la conduite de l'étudiant, son père lui demanda : "Qu'est-ce que tu as ? Tu as peut-être travaillé trop tard hier soir. Est-ce que tu es malade?" La politesse extrême des étudiants et leur amnésie sociale troublaient leurs parents. Les membres de la famille se fâchaient. Cette colère résultait de la prise de distance sociale et du "disengagement" des étudiants (Garfinkel, 1967 : 48).

Dans ce passage, Garfinkel fait un commentaire implicite sur le rôle du sociologue et sur la position de l'ethnographe dans des contextes sociaux. La politesse, le manque d'émotion, l'amnésie sociale, et la "simulation" de l'objectivité caractérisent l'étudiant en tant que "chercheur". Ces symptômes caractérisent aussi la sociologie en général, qui se distingue par son manque de reconnaissance des relations affectives. Garfinkel (1967 : 49-50) propose qu'on développe la sociologie de la vie affective comme une base pour l'interprétation adéquate des motifs dans l'interaction sociale. Mais sa critique a des implications plus profondes. Garfinkel critique l'objectivité comme principe de base de toute description dans les sciences sociales et humaines. L'objectivité mène à une distance artificielle entre l'observateur et le phénomène, le sujet et l'objet du discours. Cette distance discursive crée un voile d'objectivité que couvre l'action sociale et enveloppe le sociologue et son sujet.

Ainsi, nous avons besoin d'un modèle translucide de la description sociale. Ce modèle retient la connaissance commune des activités sociales tout en développant un nouveau vocabulaire de description "scientifique". Par scientifique, je veux dire un vocabulaire cohérent, conventionnel, et publiquement accepté pour décrire l'interaction sociale. Selon Schütz et Garfinkel, ce vocabulaire doit être adéquat pour les sciences sociales et pour la description commune des activités quotidiennes. Le modèle tranlucide comprend quatre étapes:

1. la découverte de la situation sociale ;
2. l'évaluation des données ;
3. la traduction des termes quotidiens en discours descriptif ;
4. la communication finale des données.

La translucidité résulte de l'effort de maintenir tous ces niveaux à la fois - l'expérience dans la vie quotidienne (ou dans un domaine spécialisé de la connaissance) et le vocabulaire descriptif formel.

Ce problème de description est au coeur de toute l'étude ethnométhodologique. Selon Garfinkel, le sens est produit in situ et la signification d'un mot ou d'une action ne dérivent pas des référents objectifs mais du contexte de l'interaction et de l'énonciation. Les concepts de polysémie et de synonymie - qui posent tant de problèmes aux linguistes - sont à la base de toute analyse ethnométhodologique de l'énonciation et de l'interaction sociale. Prenons par exemple la phrase : "La cuisinière est dans le couloir." L'ambiguïté de cette phrase est due, en partie, au fait que le mot "cuisinière" peut avoir pour référent soit une personne, soit un appareil (Larreya, 1979 : 11). Pour Garfinkel, la résolution sémantique de ce problème réside dans l'analyse du contexte de l'interaction sociale plutôt que dans l'analyse linguistique formelle. Son intérêt pour les expressions indexicales (les indicateurs, les pronoms indéfinis et les descriptions ambiguës) mène.à une intégration de l'analyse discursive et à la description "ethnographique" de l'interaction sociale. Cette théorie de référence diffère considérablement de celle de Searle, qui maintient que le problème posé par les expressions indexicales peut être résolu par les compétences linguistiques et l'arrière-plan de pensée de l'individu sans référence aux contextes sociaux de l'interaction (Searle, 1985 : 331-332).

Nous pouvons maintenant faire une application de ce genre d'analyse aux contextes des recherches dans les sciences (la physique, l'astronomie, etc ...), où selon Garfinkel, la compétence discursive correspond aux pratiques localisées, utilisées dans le laboratoire.
 

B) Le discours scientifique

Dans toute activité sociale, nous utilisons des gloses. Garfinkel et Sacks (1970 : 366) citent l'exemple d'un chauffeur de taxi qui remarque : "Les choses ont drôlement changé." Le référent pour "les choses" reste ambigu. En essayant de définir ce que le chauffeur veut dire, il faut voir la scène et, en effet, "mettre en scène" la signification de ces mots à travers les pratiques quotidiennes. II n'y a jamais une identité absolue entre la glose et le référent. C'est dans cet espace énonciatif que l'ethnométhodologie de Garfinkel va développer ses théories et ses descriptions des pratiques localisées.

En décrivant les procédures de la sociologie conventionnelle, Garfinkel constate (Sociétés, n° 5, p. 36)

Vous vous livrez à une certaine forme de théorisation. Vous créez un signe-objet, et vous l'utilisez pour parler de l'original. II est possible de parler sans fin du signe-objet, et en donnant des détails intéressants, clairs et intelligibles, mais en ce qui concerne l'objet-même que vous décrivez, non seulement est-il introuvable mais encore il ne sert à rien de le trouver. Par contre, l'objet théorisé se voit attribuer une signification qui résulte d'une interprétation élaborée.
Au contraire, Garfinkel veut préserver l'intégralité du phénomène analysé. Il veut tirer toutes les conséquences du caractère singulier, occasionnel, et contextualisé du processus de découverte scientifique. Son article sur le pulsar optique nous offre un exemple de sa méthode de travail sur le discours scientifique (Sociétés, n° 5, pp. 11-16).

Un concept qui ressort du travail de Garfinkel sur les sciences est celui de la "paire lebenswelt" ou la paire consistant à la fois en concepts et en "stratégies" scientifiques. Garfinkel explique le concept de la paire lebenswelt dans la manière suivante (Sociétés, n° 5, p. 37) :

Le programme de théorèmes et preuves formulé par Gödel doit être lu comme des instructions et réglé de manière hiérarchique. Entre les mains du praticien, in situ, les instructions deviennent une description du travail effectué pour le mettre en oeuvre. Dans un lieu de travail donné, le programme de théorèmes et preuves, parmi les détails, inévitablement et irrémédiablement applicables à ce lieu et en tant que tels, de la poursuite du programme, devient précisément une description du travail qui représente sa mise en ceuvre. Pour vous donner une caractérisation descriptive et métaphorique, le programme est "attaché" à la tâche de sa mise en oeuvre, sans remède ni alternative, c'est-à-dire "inexorablement".

Une paire de segments constitutifs spécifient le théorème de Gödel en tant que travail vécu de sa démonstration. La paire consiste en un premier segment qui englobe le programme de théorèmes et en les exposés de leurs preuves. Les "Eléments d'Euclide" sont un compendium des premiers segments. De même, dans l'état actuel des choses, les traités de mathématiques se présentent comme des catalogues de premiers segments.

Le concept de la paire lebensweit a été développé d'une façon plus approfondie par Eric Livingston, l'étudiant de Garfinkel qui a écrit une thèse de doctorat intitulée "Les Fondements Ethnométhodologiques des Mathématiques".