Pratiques de formation (analyses), Ethnométhodologies, ( Université de Paris VIII), 1985.

numéro spécial de la revue Pratiques de formation, numéro double 11-12.

Sommaire du numéro 11-12
 
2,3 - INDEXICALITES DE L' "INDEXICALITE"
(par Alain Coulon)

La vie sociale se constitue à travers le langage. Non pas celui des grammairiens et des linguistes, mais celui, naturel, de la vie de tous les jours. On se parle, on reçoit des ordres, on répond à des questions, on enseigne, on écrit des livres de sociologie, on fait son marché, on achète et on vend, on ment et on triche, on participe à des réunions, on fait des interviews, tout cela avec la même langue.

Il est important de noter que les sociologues utilisent dans leurs enquêtes, dans leurs descriptions et leurs interprétations de la réalité sociale, les mêmes ressources de langage que les gens ordinaires, le langage commun. Les sociologues passent leur temps à "trouver des remèdes aux propriétés indexicales du discours pratique" (Garfinkel et Sachs, 1970, p. 339). C'est à partir de ce constat que se développe l'interrogation ethnométhodologique, autour du concept majeur d'indexicalité.

Les expressions indexicales sont des expressions, qui tirent leur sens de leur contexte. Elles ont été depuis longtemps la préoccupation des logiciens et des linguistes (1). L'indexicalité, ce sont toutes les déterminations qui s'attachent à un mot, à une situation. Indexicalité est un terme technique adapté de la linguistique. Cela signifie que bien qu'un mot ait une signification trans-situationnelle, il a également une signification distincte dans toute situation particulière dans laquelle il est utilisé (Rogers, M.F., 1983, p. 95). Sa compréhension profonde passe par des "caractéristiques indicatives" (Bar Hillel, 1954), et exige des gens qu'ils "aillent au-delà de l'information qui leur est donnée" (Bruner, 1973).

L'indexicalité désigne donc l'incomplétude naturelle des mots, qui ne prennent leur sens "complet" que dans leur contexte, que s'ils sont « indexés p à une situation d'échange linguistique. Et encore l'indexation n'épuise-t-elle pas l'intégralité de leur sens potentiel.

Y Lecerf (2) donne de nombreux exemples de jeux utilisant des expressions indexicales. Par exemple, il écrit au tableau la phrase. "Deux promeneurs passent à pied sur un pont". Il demande ensuite à ses étudiants de verbaliser la vision qu'ils ont en lisant cette phrase : le pont comporte-t-il des arches, combien? ou bien est-ce un pont suspendu ? Est-il en pierre, en bois, en fer, en béton ? Les promeneurs sont-ils ensemble ou se croisent-ils? Se connaissent-ils? Comment sont-ils habillés? Sont-ils du même sexe ? On voit bien à partir de cet exemple ce qu'est l'indexicalité du langage naturel de la vie de tous les jours, indexicalité interminable parce que liée à notre imaginaire et à nos représentations. Personne ne voit le pont ni les promeneurs de la même façon.

(1) Cf. en particulier Bar Hillel, "Indexical Expressions" Mind, 1954, &3, pp. 359-387.
(2) In Pratiques de Formation (Analyses), n° 9, avril 1985: "Imaginaire et Education II", Service de Formation Permanente, Université de Paris 8, pp. 59-77.
 

Wilson et Zimmermann (1979-80, p. 57-58) donnent l'exemple de ce mot énigmatique "rosebud", prononcé par Kane sur son lit de mort, dans le film d'Orson Welles. Le film est entièrement construit autour de la recherche de la signification de ce mot, le scénariste nous entraine dans plusieurs voies qui s'avèrent vite être des impasses, et, au moment où on va renoncer, comme les personnages du film, à comprendre, on entrevoit, dans les toutes dernières secondes du film, le mot inscrit sur la luge d'enfant de Kane, qui vient d'être jetée au feu par les déménageurs. Alors seulement on saisit le sens et le caractère poignant de cette dernière parole de Kane, après qu'on se soit perdu dans des interprétations interminables et non satisfaisantes, pris au jeu du caractère irrémédiablement indexical du discours et de l'action.

Une expression du langage courant a été minutieusement analysée par plusieurs ethnométhodologues (Bittner, 1963 ; Sacks, 1963 ; Garfinkel, 1967 ; Cicourel, 1970 et 1974 a) : il s'agit de l'expression "et caetera". Elle tient souvent lieu de complément de démonstration, sous-entend que "Vous savez bien ce que je veux dire, je n'ai pas besoin d'insister, de nommer avec précision tout ce qui se rapporte à ce que je viens de dire, vous pouvez facilement compléter par vous-mêmes, poursuivre ma démonstration, trouver d'autres exemples à mon énumération, et caetera ". La règle du "et caetera" requiert qu'un locuteur et un auditeur acceptent tacitement et assument ensemble l'existence de significations et de compréhensions communes de ce qui se dit quand les descriptions sont considérées comme évidentes, et même si elles ne sont pas immédiatement évidentes. Cela manifeste l'idée qu'il existe un savoir commun socialement distribué. C'est ce que Cicourel (1970, p. 148-149) a appelé le "caractère rétrospectif-prospectif des événements", qui est bien "signifié" dans la règle du "et caetera" et de ses sous-routines

"Des expressions vagues, ambiguës ou tronquées, sont identifiées par les membres, qui leur donnent des significations contextuelles et transcontextuelles, grâce au caractère rétropectif-prospectif des événements que ces expressions décrivent. Les énoncés présents des faits décrits, qui comportent des nuances ambiguës ou espérées, peuvent être examinés prospectivement par le locuteurauditeur dans leurs sens potentiels futurs, supposant ainsi que la complétude des significations et des intentions présentes se manifestera plus tard. Ou bien des commentaires passés peuvent soudain clarifier des énoncés présents. Les principes de complétude et de connexion permettent à l'acteur de maintenir un sens de la structure sociale, par-delà le temps des horloges et celui de l'expérience, en dépit des caractères délibérément vague, ou supposé tel, et minimal, de l'information transmise par les acteurs au cours de leurs échanges." (Cicourel, 1974a, p. 87.)
La signification d'un mot ou d'une expression provient donc de facteurs contextuels tels que la biographie du locuteur, son intention immédiate, la relation unique qu'il entretient avec son auditeur, leurs conversations passées.

Il en va de même dans les entretiens ou les questionnaires utilisés en sociologie : les mots et les phrases n'ont pas le même sens pour tous, et pourtant le traitement "scientifique" que le sociologue est amené à faire de ces entretiens fait comme s'il existait une homogénéité sémantique des mots et des choses, et une adhésion commune des individus à leur sens. Et le langage naturel est une ressource obligée de toute enquête sociologique.

D'autres théoriciens (tels que par exemple Wilson, 1970) ont utilisé l'indexicalité comme argument pour montrer que la sociologie conventionnelle est, dans ses fondements mêmes, une malfaçon conceptuelle. Ce ne semble pas avoir été l'intention de Garfinke-I lorsqu'il traite de l'indexicalité (voir ses remarques dans Hill et Crittenden, 1968, p. 3, 130, et surtout 192-193-194. Cf. également Garfinkel et Sacks, 1970, p. 361). Mais peut-être que l'étrange absence de cet argument chez Garfinkel procède de la fameuse "indifférence ethnométhodologique".

Mais pour Garfinkel, les caractéristiques des expressions indexicales doivent être étendues à l'ensemble du langage. Sa conviction est que l'ensemble du langage naturel est profondément indexical, dans la mesure où, pour chaque membre, la signication de son langage quotidien dépend du contexte dans lequel ce langage apparaît. Le langage naturel ne peut faire sens indépendamment de ses conditions d'usage et d'énonciation (Strawson, 1971). Pour -les ethnométhodologues, l'usage même de la langue a un caractère indexical (Pharo, 1984).

Cette notion, transposée parl'ethnométhodologie aux sciences sociales, signifie que toutes les formes symboliques, comme les énoncés, les gestes, les règles, les actions, comportent une "frange d'incomplétude", qui ne disparaît que lorsqu'elles se produisent, bien que les complétions elles-mêmes annoncent un "horizon d'incomplétude" (Mehan et Wood, 1975b, p. 90). Les situations sociales, celles qui font la vie de tous les jours, ont une indexicalité interminable, et le sociologue se trouve devant une " tâche infinie de substitution d'expressions objectives à des expressions indexicales" (Pharo, 1984, p. 156). Pour Pharo, les expressions indexicales,

"dont la référence (dénotation) est relative à celui qui parle, sont des occurrences (tokens) de mots types dont le sens ne constitue pas une simple réplique de ces derniers mais renvoie fondamentalement aux circonstances particulières de chaque interlocution, c'est-à-dire aux personnes, au temps et au lieu de celle-ci".


C'est pourquoi Garfinkel (1967, p. 4) cite Husserl qui parlait

"d'expressions dont le sens ne peut être décidé par un auditeur sans que nécessairement il sache ou assume quelque chose à propos de la biographie et des objectifs de l'utilisateur de l'expression, des circonstances de l'énoncé (utterance), du cours antérieur de la conversation ou de la relation particulière de l'interaction actuelle ou potentielle qui existe entre le locuteur et l'auditeur "
Le corrélat naturel de l'indexica lité des expressions, c'est l'indexicalité des actions.
"La description des propriétés indexicales prend l'allure d'une observation de base nullement liée à un exposé contingent, mais porteuse au contraire d'une validité aussi universelle que l'usage d'une langue naturelle pour lier et exhiber les affaires organisées de la vie de tous les jours."
Parler d'indexicalité signifie donc que le sens est toujours local et qu'il n'y a pas de généralisation possible, contrairement à ce que voudraient nous faire croire les sciences anthropo-sociales, en particulier la psychologie. Cela veut dire qu'un mot, par ses conditions d'énonciation, une institution, par ses conditions d'existence, ne peuvent s'analyser qu'en référence à leurs situations. Par conséquent, l'analyse de ces situations indexicales est interminable.

La tentative de rendre propre (de nettoyer) le monde des expressions indexicales, qui est une tentative de substitution des expressions objectives à des expressions indexicales, devient un sujet de description et d'analyse plutôt qu'un effort pour résoudre le problème (Benson et Hugues, 1983, p.. 115).

"Si le raisonnement sociologique pratique cherche ainsi à remédier aux propriétés indexicales des expressions et des actions, c'est pour accomplir une distinction radicale entre expressions objectives et expressions indexicales, de façon à pouvoir substituer les premières aux secondes. Dans l'état actuel des choses, cette distinction et cette visée de substitution fournissent à la sociologie professionnelle sa tâche interminable."
C'est certes l'idée, banale, que le monde est fait de désordre, mais plus fondamentalement, celle que les membres ont une intelligence du désordre, qu'ils fabriquent continuellement un ordre instable et éphémère, mais suffisamment affirmé et clair cependant pour qu'on se comprenne et qu'on puisse vivre ensemble. Et cela constitue évidemment un renversement radical de la pensée sociologique contemporaine dominante. C'est la reconnaissance en sociologie qu'il n'existe pas un ordre social préétabli qu'il s'agirait pour le sociologue de découvrir et d'analyser, mais qu'il est constamment en train de s'accomplir.
"Contrairement à Bourdieu qui, reprenant à son compte le vieux débat philosophique entre les tenants de la conception de la création continuée (Descartes) et ceux de l'harmonie préétablie (Leibnitz) semble trancher, pour ce qui est de la réalité sociale, en faveur de la deuxième solution, les ethnométhodologues restaureraient, dans le champ de la réflexion sociologique, la conception cartésienne de la liberté humaine" (Pharo, 1984, p. 167).
Mais, comme le notent Pollner (1974), Zimmermann et Wieder (1971),
"nous ne vivons pas dans un monde pirandellien dans lequel nous pourrions donner force de réalité à n'importe laquelle des idées que nous nous faisons sur le monde, en le voulant et en le disant. Si la réalité sociale se donne comme accomplissement continu des membres qui raisonnent à son sujet, ce n'est pas en vertu d'une sorte de nominalisme radical qui caractériserait toute présence au monde social, mais c'est parce qu'elle apparait au travers de ce que Garfinkel appelle les affaires organisées de la vie de tous les jours, dont l'objectivation univoque est certes impossible en raison du caractère indexical de chacune des saisies particulières qu'on peut en faire, mais qui impriment, par la délimitation d'un ordre pratique pour l'action, de fortes contraintes aux objectivations de l'acteur"
Toujours est-il que l'indexicalité devient, avec les ethnométhodologues, "un phénomène empirique central pour la sociologie" (Conein, 1984, p. 20). Cette notion d'indexicalité est évidemment d'une importance capitale, puisque la sociologie conventionnelle suppose que les significations sociales sont trans-situationnelles. L'idée traditionnelle que les régularités sociales sont explicables par l'existence d'un ordre symbolique, vole en éclats sous les coups des événements indexicaux. La société, pensée comme une réalité émergente par de nombreux sociologues, est alors dissoute en une infinité de déterminations contextuelles. En dernière analyse, tout peu se ramener aux procédures d'interprétation des individus dans leur vie de tous les jours. Et c'est pourquoi l'ethnométhodologie tente de décrire la 'façon dont les gens produisent continuellement de la rationalité.