Pratiques de formation (analyses), Ethnométhodologies, ( Université de Paris VIII), 1985.

numéro spécial de la revue Pratiques de formation, numéro double 11-12.

Sommaire du numéro 11-12
 
2,1 - HUIT ASPECTS PRINCIPAUX DE L'ETHNOMETHODOLOGIE
(par Benetta Jules-Rosette)

On peut situer l'ethnométhodologie entre la tradition phénoménologique et la philosophie du langage ordinaire ("ordinary language philosophy"). Pour ce faire, nous pouvons indiquer huit aspects principaux de l'ethnométhodologie (1).Ces aspects caractérisent le travail de Garfinkel et de ses collègues.

1. L'indexicaiité (les "expressions indexicales").
2. La réflexivité.
3. Le concept de membre de la société.
4. La disponibilité -disposabilité (la "restituabilité" ou "accountability ").
5. Les pratiques de l'action socialisées.
6. La contextualité.
7. La compétence unique ("unique adequacy").
8. La mise en scène de l'action sociale ("scenic display").
 

On peut considérer les "ethnométhodes" comme la totalité des huit principaux aspects. Nous pouvons aussi préciser que l'analyse des pratiques localisées est fondamentale pour tout travail ethnométhodologique. Néanmoins, tous ces aspects doivent être considérés comme un réseau. Ils ne sont pas en relation hiérarchique, ni en relation de sérialité. Par contre, ces aspects sont liés d'une façon intégrale, si bien que chaque fois que l'un est indiqué, les autres sont "impliqués". Ces aspects distinguent l'ethnométhodologie des autres formes de la sociologie compréhensive - par exemple de l'interactionisme symbolique. II faut aussi constater que I ethnométhodologie n'est pas purement une sociologie de la vie quotidienne car chaque tentative d'analyse doit rendre compte des aspects fondamentaux d'action et de signification impliqués par ce modèle.

(1) Ces aspects ont été développés au cours d'une longue discussion avec H. Mehan, Université de Californie à San Diego et G. Platt, Université de Massachusetts à Amherst.

Michel Peillon (1982 : 159-172) constate que l'ethnométhodologie de Garfinkel diffère considérablement de la façon dont est abordée la quotidienneté dans la sociologie française. II décrit l'ethnométhodologie par rapport à la phénoménologie et remarque que l'ethnométhodologie utilise l'action individuelle comme point d'origine de l'observation. La discussion de Peillon conclut que l'étude de la vie quotidienne peut devenir la source d'un échange très important et fécond entre la sociologie compréhensive américaine et la sociologie française.
Selon Peillon (1982 : 170), l'ethnométhodologie et la sociologie de la vie quotidienne en France ne partagent pas la même théorie de la signification :

Alors que les ethnométhologues postulent la transparence du sens - c'est-à-dire l'adéquation de la signification et du réel en même temps que la connaissance directe de ce sens par les individus... Henri Lefebvre prétend que les gens ne savent pas comment ils vivent. Pour les premiers, l'ordre social dérive du jeu des acteurs, des stratégies de présentation, etc .... alors que pour le second l'ordre social craint le jeu et l'aléatoire. En opposition à la phénoménologie, la vie quotidienne est désignée comme le lieu de la totalité, rencontre des biographies et des structures sociales, du possible et de l'actuel, de la structure et de l'astructurel.
L'indexicalité et la réflexivité sont des processus de signification. Ces problèmes ont été abordés par des linguistes, des phénoménologues, et des sémioticiens aussi bien que par les ethnométhodologues. La typicalité, un concept développé par Alfred Schütz, ne figure pas directement dans les huit aspects précisés ici. Néanmoins, ce concept est implicite dans les notions de membre de la société et de pratiques localisées. Le concept de membre de la société, qui a beaucoup évolué dans le travail de Garfinkel, n'a pas d'équivalence strictement linguistique. Dans le travail récent de Garfinkel, ce concept représente la maîtrise à la fois cognitive, linguistique, et sociale des pratiques de la vie quotidienne et des domaines spécialisés, tels que la science. Ce concept est lié à la disponibilité-disposabilité de toute action sociale. Garfinkel explique la disponibilité-disposabilité de la manière suivante (Sociétés, n° 5, p. 36) :
Chaque aspect de l'ordre social doit être redécouvert dans la société ordinaire. D'une part, la société ordinaire doit âtre caractérisée par rapport à sa production et, d'autre part, comme la  "disponibilité-disposabilité" de l'ordre social dans le cadre de la vie quotidienne. Cette vision s'accompagne d'une politique et d'un engagement aux conséquences majeures. Les méthodes et les stratégies de recherches doivent satisfaire la condition suivante : tout ce qui, dans cette entreprise respécification, est prétendu adéquat, doit être établi en tenant compte de l'observabilité de la société ordinaire. L'objectivité et l'observabilité de la vie quotidienne posent des questions épineuses. Toutes prétentions à recaractériser l'ordre social en tant que phénomènes de l'action pratique et du raisonnement pratique sont soutenables au titre de leur objectivité et leur observabilité. Cet engagement est renforcé par une insistance et un constant souci en ce qui concerne la précision à atteindre dans la description.
Dans cette perspective, on peut rendre compte de toute pratique sociale. En plus, ces pratiques sont "localisées" - c'est-à-dire contextualisées. Pour rendre visibles ces pratiques, il faut les connaître "de l'intérieur". La connaissance profonde des pratiques sociales est la "compétence unique". Cette compétence se révèle à travers la mise en scène de l'action sociale.

En proposant l'étude du savoir quotidien et en rejetant les préjugés analytiques de la supériorité du savoir des sciences humaines sur celui des équivalents profanes, l'oeuvre de Garfinkel aboutit à un programme d'études qui a pour centre d'intérêt la constitution immanente du savoir. Nous trouvons là l'insistance de Garfinkel que l'analyse de l'action tienne compte de l'utilisation du savoir quotidien, de sorte que la constitution du savoir ne peut pas être analysée indépendamment des pratiques et des contextes des activités sociales qui le produisent et le maintiennent.