Tiré de Pratiques de formation (analyses), Ethnométhodologies, ( Université de Paris VIII), 1985.

numéro spécial de la revue Pratiques de formation, numéro double 11-12.


Sommaire du numéro 11-12
1,7 - INDIFFERENCE ETHNOMETHODOLOGIQUE, REFUS DE L'INDUCTION, SOCIOLOGIES SANS INDUCTION

(par Yves Lecerf)

C'est dans un texte publié en 1970 par Garfinkel et Sacks, que l'on trouve l'affirmation la plus nette d'un programme "d'indifférence ethnométhodologique". Il s'agit d'un principe conduisant à séparer très nettement :

- les finalités "humaines ordinaires" d'une part des membres des groupes sociaux que l'on étudie;
- et le non-finalisme "non-humain ordinaire" d'autre part de l'ethnométhodologie, démarche cognitive « indifférente ».
Car, l'univers mental de référence dans lequel se meut la pensée ethnométhodologique est un univers logique très largement déconstruit. Du fait des incertitudes introduites par le caractère irrémédiable des indexicalités, une chose quelconque ne peut pas y être tenue pour identique en permanence à elle-même, et aucun système de valeur humain ne peut donc y être considéré comme identique en permanence à lui-même. La logique d'un univers de pensée à ce point déconstruit ne permet de se prononcer en rien (ni pour, ni contre) sur les systèmes de valeurs ordinaires et les finalités ordinaires des personnes humaines ordinaires (qui sont habituellement pensées dans une optique de permanence des choses), sauf à dire que ces personnes en assument la responsabilité. C'est à ce refus de porter des jugements que l'on donne le nom a "d'indifférence ethnométhodologique".

Ce refus ne sera surtout pas interprétable comme un jugement négatif : car désapprouver un système de valeurs équivaudrait déjà pour une part à l'affirmation de valeurs inverses. II s'agit véritablement d'une neutralité poussée à l'extrême, et méritant bien le nom d'indifférence.

C'est ce qu'expriment Garfinkel et Sacks dans « Les structures formelles des actions pratiques" (1970) lorsqu'ils écrivent que "les études ethnométhodologiques décrivent des représentations (accounts) des membres en s'abstenant de tout jugement sur leur adéquation, leur valeur, leur importance, leur nécessité, leur opportunité pratique, leurs chances de succès, ou leur pertinence". Nous donnerons à cette attitude procédurale le nom "d'indifférence ethnométhodologique".

Comment se traduira concrètement cette indifférence ? Cela aussi est précisé dans "les structures formelles des actions pratiques", par l'énumération d'un certain nombre d'objectifs auxquels l'ethnométhodologie ne s'intéressera pas ; objectifs tels que : « construire des modèles ; faire des analyses en termes de coûts et de bénéfices... rendre compte à l'aide de schémas, et faire des évaluations statistiques". Autre non-finalité citée dans ce même texte : "elaborer une théorie sociologique unifiée".

Rien de tout cela n'intéresse donc l'ethnométhodologie, du fait d'une indifférence qui avait du reste été annoncée trois années plus tôt déjà, dès la préface des "studies" : " Les études ethnométhodologiques... ne visent pas à proposer un remède pour des actions pratiques, comme si on pouvait trouver à propos des actions pratiques, qu'elles sont meilleures ou pires que ce que l'on prétend habituellement".

S'il fallait donc caractériser l'enjeu privilégié de l'ethnométhodologie, il faudrait faire le constat pur et simple de cette indifférence, qui ressemble à celle du bouddhisme, c'est-à-dire à une négation absolue de tout enjeu. Et l'on devra en particulier se garder de considérer que la diffusion de l'ethnométhodologie, l'organisation d'enseignements d'ethnométhodologie, la multiplication des publications ethnométhodologiques sont des enjeux de la discipline elle-même. Ce sont là en fait des enjeux des membres, et l'ethnométhodologie y demeure indifférente.

Pourrait-on envisager de dresser un parallèle entre cette neutralité poussée à l'extrême, et celle recommandée par Durkheim dans "Les règles de la méthode sociologique" (PUF, 1937) ? On se souvient que Durkheim, constatant que le crime existe dans toute société, en conclut qu'il s'agit d'un "fait social normal". Mais il ajoute : "d'ailleurs, de ce que le crime est un fait de sociologie normale, il ne suit pas qu'il ne faille pas le hait. La douleur elle non plus n'a rien de désirable. L'individu la hait comme la société hait le crime, et pourtant elle relève de la physiologie normale". On voit bien ici s'amorcer une dichotomie entre l'indifférence de la science (qui constate la normalité du crime) et les jugements de valeur des membres (qui s'indignent de l'existence de crimes).

Mais, "l'indifférence ethnométhodologique" est une exigence de neutralité scientifique qui pousse ses conséquences beaucoup plus loin que ne pouvait l'envisager Durkheim. Elle est en soi-même un programme ayant de très fortes implications ; au premier rang desquelles, nous placerons l'attitude consistant à éviter d'assumer comme vraies les affirmations dont on n'est pas certain. Déclarer vraie, sans preuve, une assertion hasardeuse est, en effet, de toute manière une attitude qui fait sortir de l'indifférence. On prend parti dans un sens qu'aucune certitude absolue n'autorisait à valoriser d'une telle manière ; et pour opérer un tel choix, il faut faire intervenir des valeurs qui ne sont, pas celles de l'indifférence, donc pas celles de l'ethnométhodologie.

En particulier, ce mode de raisonnement éminemment hasardeux qu'est l'induction sera à notre avis très mal compatible avec « l'indifférence ethnométhodologique ». On n'acceptera pas, on ne devra à notre avis pas accepter la neutralité "trop laxiste" de Durkheim, pour qui l'induction représentait un pari acceptable, permettant d'extrapoler comme vraies des lois paraissant extrêmement probables. Or, on vient de voir qu'extrapoler implique une finalité humaine, un désir humain ; ce que « l'indifférence ethnométhodologique - se doit donc de refuser de reprendre à son compte.

Nous proposerons donc de dire :

- que l'on appellera "sociologies sans induction", les sociologies "où l'on est à tout moment conscient du caractère irrémédiable de l'indexicalité ; où l'on se fixe en conséquence pour règle d'éviter autant que possible le raisonnement par induction" ;

- que l'ethnométhodologie peut (à travers certaines au moins des lectures que l'on peut en donner) s'interpréter comme un exemple parmi d'autres de "sociologie sans induction" ;

- d'autres exemples de sociologies de ce genre étant fournis en France par le "paris-septisme ethnologique" et par une partie de l'école d'analyse institutionnelle de Paris 8.

Le fait que Garfinkel pousse l'indifférence ethnométhodologique jusqu'au refus de l'induction nous a semblé complètement clair :
- sur base d'affirmations qui en sont directement faites ; et tout particulièrement dans "les structures formelles des actions pratiques" (Garfinkel et Sacks, 1970) où il exclut que l'ethnométhodologie puisse, comme le fait la sociologie ordinaire "se servir de métaphores naturelles pour généraliser à des contextes plus larges la connaissance acquise dans un contexte local"  ;

- et sur base aussi de la pratique de l'ethnométhodologie telle qu'il l'a décrite dans les "Studies".

Il y a là un aspect bien factuel et bien réel de l'ethnométhodologie, dont nous avons constaté avec surprise pourtant qu'il passait inaperçu de la plupart des commentateurs. Le concept de "sociologie sans induction" n'a semble-t-il jamais été utilisé autre part que dans nos cours d'ethnométhodologie à Paris 7 et Paris 8 en 1985-86 ; mais il s'agit pensons-nous d'une notion qui n'aurait pas manqué, de toute manière, de surgir quelque part un jour au l'autre. Car il est remarquable d'observer que, depuis quelques décennies précisément, les sciences et les sciences humaines connaissent (sous la plume par exemple d'auteurs tels que Karl Popper) une vague nouvelle de critiques adressées à l'encontre du raisonnement par induction. Il se pourrait donc fort bien qu'à moyen ou long terme, le concept de "sociologie sans induction" et le fait que l'ethnométhodologie puisse relever d'un tel genre de description soient perçus comme plus importants qu'aujourd'hui. Nous croyons que le fait d'être capable de construire des "chaines de raisonnement sans induction" correspond à un « savoir faire » spécifique ; et que ce savoir-faire peut déboucher ("pour les membres" bien entendu et non pour les "sociologies sans induction" elles-mêmes) sur d'immenses secteurs d'applications.

Et à travers finalement le concept de "sociologie sans induction", nous voyons que l'idée de négation de tout enjeu pour I'ethnométhodologie peut apporter paradoxalement un enjeu et un programme de travail, consistant à se soumettre à la dure discipline intellectuelle de "l'indifférence ethnométhodologique" poussée jusqu'au refus du raisonnement par induction