Tiré de Pratiques de formation (analyses), Ethnométhodologies, ( Université de Paris VIII), 1985.

numéro spécial de la revue Pratiques de formation, numéro double 11-12.


Sommaire du numéro 11-12
1,6 - POUR UNE APPROCHE SEMIOTIQUE DE L'ETHNOMETHODOLOGIE

(par Robert Marty)

"Les Hommes peuvent remarquer, en faisant des réflexions sur leurs pensées, quelle a été la cause de leurs erreurs quand ils se sont trompés, et former ainsi des règles sur ces réflexions pour éviter à l'avenir d'être surpris."
Logique de Port-Royal, Premier discours, § 16.
        Les logiciens de Port-Royal s'étaient-ils rendu compte de la régression à l'infini qu'impliquait leur propos ? Car former des règles sur l'application des règles n'est-ce pas produire un nouvel ensemble de règles (une méthode de la méthodologie) sur lequel peuvent être faites de nouvelles réflexions qui dégagent la méthode qui a été suivie dans l'application de la méthode et former ainsi de nouvelles règles à partir de ces réflexions, et ainsi de suite, ad infinitum.

L'ethnométhodologie qui selon H. Garfinkel se donne pour objet les activités pratiques, les circonstances pratiques et le raisonnement sociologique pratique n'échappe évidemment pas à la même interrogation. Comment éviter une méthodologie de l'ethnométhodologie et donc une ethnométhodologie de l'ethnométhodologie puisque, de toute façon, des quasi-loi seront dégagées de cette étude et que des protocoles plus ou moins explicites, plus ou moins formulés pourront décrire les habitudes des ethnométhodologues ?

Ce n'est pas parce que l'ethnométhodologie se réfère à une sorte de phénoménologie de "seconde intention" qu'elle peut se soustraire aux conséquences qu'implique l'institution d'un objet quelconque en objet d'étude. Garfinkel a beau récuser par avance la machinerie qui va produire des attitudes et des questions », on ne voit pas comment son propre discours pourrait se soustraire à l'impossibilité de distinguer expressions indexicales et expressions objectives et de substituer les unes aux autres.

        Faut-il alors abdiquer devant cette série logique infinie engendrée par la problématique de l'ethnométhodologie qui se présente dans les mêmes termes que le projet de "laver l'eau " ou bien existe-t-il un mode d'appréhension possible capable de saisir cette phénoménologie particulière dans un filet rationnel ? Mon propos sera de montrer qu'une voie est ouverte par la sémiotique telle qu'on peut la fonder, la formaliser et l'étendre à partir des travaux de Charles Sanders Peirce. J'y suis d'autant plus enclin que l'emploi des concepts d'indexicalité et de factualité, centraux en ethnométhodologie, est d'usage courant dans cette sémiotique et que l'indexicalité notamment est dérivée d'index (ou indice) qui est l'une des trois divisions fondamentales des signes (les deux autres étant l'icône et le symbole).

De plus j'ai souvent noté, et peut-être est-ce une loi, que l'usage métaphorique d'une notion finit par provoquer la contamination, lorsque cet usage est pertinent, de la région du savoir dans laquelle il est importé. Je veux dire par là qu'il est certainement utile et heuristique de tenter de formuler la problématique de l'ethnométhodologie en termes directement sémiotiques car on est alors certain que les notions « empruntées pourront y prendre leur pleine valeur et fonctionner avec le maximum d'efficacité cognitive d'efficacité cognitive.

Ceci renvoie bien entendu à un oeucuménisme de la sémiotique, déjà théorisé d'ailleurs, mais après tout, toute interrogation sur la signification, de quelque phénomène que ce soit,  n'est-elle pas de plain pied dans la sémiotique ?

        Toute méthodologie ayant pour but de décrire les voies et moyens par lesquels des connaissances sont produites sur tout objet d'étude présuppose me semble-t-il les données suivantes :

- une conception a priori - suposée heuristique l'espace sont réalise concrètement l'unionposée heuristique - de l'ob-jet, obtenue par adduction sur des connaissances antérieures, aussi vagues et faibles soient- elles;

- un ensemble d'existants et defaits concernant ces existants,ensemble plus ou moins biendélimité, dans lequel l'objetd'étude est déclaré impliqué.

La méthodologie peut alors être caractérisée de manière plus précise comme la description des règles générales de l'incorporation physique et/ou intellectuelle de la conception a priori de l'objet dans l'ensemble des existants et des faits par des personnes plus ou moins conscientes de le faire, considérées comme membres d'une sous-communauté de la communauté scientifique, cette sous-communauté étant définie comme l'ensemble des personnes ayant une activité de recherche ou d'application des résultats de la recherche à la région du réel à laquelle appartient l'objet d'étude.

Cependant dans les sciences sociales cette incorporation donne lieu à des activités pratiques et à un raisonnement sociologique pratique qui n'interesse qu'une faible partie de l'ensemble des existants et des faits.
Les sciences sociales ne disposent pas d'un phénoménotechnique comparable à celles des sciences exactes qui permet à ces dernières de reproduire à volonté les conditions de l'incorporation de la conception "toutes choses égales d'ailleurs", ce qui leur permet de satisfaire au critère popérien de falsifiabilité. Le temps et l'espace sont des paramètres des existants et des faits sociaux qui ne peuvent être neutralisées ; les activités des membres dans leur rapport à l'objet d'étude sont des éléments de cet objet qu'ils contribuent à transformer et qui les transforment.

Chaque fois que la conception est incorporée, que ce soit dans la recherche ou dans l'application, les faits et les existants doivent être reconnus comme éléments de l'ensemble des faits et des existants relationnés à l'objet au moyen de procédures établissant un isomorphisme ( ou peut être même seulement un homomorphisme ) entre faits actuels et faits anciens, et la conception actuelle est évidemment un élément déterminant de ces procédures, ce qui explique la tendance des paradigmes à s'autoreproduire par exclusion des faits réputés non signifiants. Le raisonnment sociologique pratique trouve sa spécificité dans la nécessité de prendre en charge ces conditions particulières du "faire scientifique".

L'ethnométhodologie en se donnant pour objet les « activités pratiques, les circonstances pratiques et le raisonnement sociologique pratique » (Garfinkel 1967) s'inscrit dans la particularité de la méthodologie, cette dernière traitant des universaux abstraits c'est-à-dire coupés de leurs déterminations tandis que l'ethnométhodologie traite des universaux concrets c'est-àdire incorporés dans des existants et des faits. Elle relève nécessairement de la critique de la méthodologie même si là n'est pas son projet. Aux données a priori de la méthodologie évoquées plus haut il convient donc d'ajouter pour bien délimiter le champ de cette discipline un troisième ensemble que j'appellerai le "compte rendu" et qui est une sorte de relevé de conclusions des existants et des faits qui ont été pratiquement identifiés, sélectionnés, relationnés ainsi que les raisons de leur identification, leur sélection et leurs mises en rapport en vertu de l'incorporation pratique de la conception dans les existants et les faits. Il est à noter que des existants et des faits non identifiés, non sélectionnés ou non relationnés ont été aussi de ce fait et, par exclusion, constitués en ensemble.

En termes plus formels, la méthodologie étudie la relation dyadique explicite ou implicite établie par une méthode entre une conception a priori et une région du réel tandis que l'ethnométhodologie étudie la relation triadique (dans le sens ou le troisième terme est l'union des deux autres, ce qui sera précisé plus loin) entre conception à priori d'un objet, existant et faits concernant cet objet et l'appréhension par un esprit ou une famille d'esprits de l'incorporation de la première dans les secondes. Comme de plus ces appréhensions par des esprits ne sont connaissables que par les descriptions que les membres concernés produisent, sous forme verbale, écrite ou diagrammatique le troisième terme est en fait un compte rendu et l'ethnométhodologie est donc l'étude de la triade

( conception / existants et faits / compte rendu )

qui s'établit dans le moment même de la production du compte rendu, lequel réalise concrètement l'union des deux autres termes. Toutes ces considérations permettent de traduire la problématique de l'ethnométhodologie en termes sémiotiques.